Quel intérêt pour le philosophe contemporain peuvent avoir le traité d’Aristote Du Ciel et a fortiori ses commentaires antiques et médiévaux, à l’instar du commentaire de saint Thomas d’Aquin, traduit par Barbara Ferré et introduit et annoté par Emmanuel Brochier[1] ? Tout cela semble daté, passé, périmé. Un premier motif serait historique. Le commentaire de saint Thomas d’Aquin atteste de la réception médiévale du traité aristotélicien. D’abord censuré, comme tous les libri naturales d’Aristote, il est traduit quatre fois, et Albert le Grand s’y intéresse avant Thomas d’Aquin, qui entreprend de le commenter à la fin de sa carrière, probablement vers 1272-1273, mais qui meurt avant de l’avoir achevé. Historiquement, ce commentaire importe parce qu’il est un maillon de la chaîne qui relie les grands commentateurs grecs, en particulier Simplicius, aux commentateurs médiévaux postérieurs, tels que Pierre d’Auvergne, Gilles de Rome et Jean Buridan. Cette transmission du De caelo était d’autant plus remarquable qu’elle ne fut pas laissée indemne par la censure de 1277, qui toucha au moins deux de ses thèses. Aussi, peut-on légitimement se demander avec Emmanuel Brochier, auteur d’une substantielle introduction (pp.13-108) : « la révolution copernicienne aurait-elle eu lieu si Thomas d’Aquin […] n’avait pas donné au De caelo les gages dont il avait besoin pour passer à travers les censures épiscopales ? » (p.108).
Mais un tel ouvrage n’est-il destiné qu’aux historiens des sciences ? E. Brochier ne le pense pas et cherche à « mettre en évidence l’intérêt philosophique » (p.53) qu’on peut y trouver. Le De caelo, dont l’objet n’est pas si clair, semble « à la croisée des disciplines » (p.58), venant après la Physique, et intéressant en plus d’une chose la métaphysique. Pour E. Brochier, les commentaires du De caelo ont « une portée clairement métaphysique, au sens où il s’agit d’un discours sur des principes, des causes et des éléments qui sont au-delà de toute expérience possible » (p.16).
Je crois que nous pouvons rapporter cette mise en évidence à trois points remarquables : la mathématisation aristotélicienne de la nature, le rapport entre Dieu et la nature et enfin le rapport entre philosophie et théologie dans ce commentaire de Thomas.
1/ L’affaire semblait entendue : l’essor de la science moderne procède de la mathématisation de la nature, fièrement annoncée par Galilée, qui supposait la rupture avec la physique qualitative d’Aristote. Or, explique E. Brochier, « les textes contredisent l’histoire maintes fois répétée selon laquelle Galilée en imposant le nouveau monde aurait donné à la nature une structure mathématique » (p.62). Comment ? Dans le Dialogue sur les deux grands systèmes du monde, Galilée remarque qu’Aristote a bien affirmé qu’il est impossible qu’il y ait plus de trois dimensions et que ces dimensions renferment la totalité, mais il l’accuse de n’en avoir pas donné la démonstration mathématique (il est impossible de faire concourir au même point plus de trois lignes droites qui fassent des angles droits). Or, Thomas, à la suite de Simplicius, affirme qu’Aristote ne donne certes pas de démonstration dans le De caelo, mais c’est pour la raison qu’il en laisse le soin aux mathématiques : « il est évident que déterminer la vérité au sujet des dimensions des corps en tant que tels appartient au mathématicien : le <philosophe> de la nature, en revanche, lui emprunte ce qu’il considère au sujet des dimensions. Dès lors, prouver par une démonstration qu’il existe seulement trois dimensions appartient au mathématicien, comme Ptolémée quand il prouve l’impossibilité de relier ensemble plus de trois lignes perpendiculaires en un même point » (In I De caelo, 2, 7, trad. p.126-127). Autrement dit, « les mathématiques [sont] un présupposé nécessaire à l’étude de la nature dans le De caelo » (p.67).
Mais n’est-ce pas introduire dans une science des éléments provenant d’une autre ? N’est-il pas incorrect, demande Thomas, « de conclure quelque chose au sujet du mouvement, qui appartient au philosophe de la nature, au moyen d’une division des grandeurs, qui appartient au mathématicien » ? A quoi, il répond qu’« il faut dire qu’une science qui se rapporte à une autre par addition, utilise les principes de cette dernière dans ses démonstrations, comme la géométrie utilise les principes de l’arithmétique. La grandeur, en effet, ajoute la position au nombre, ce qui conduit à dire que le point est une unité ayant une position. De même, le corps naturel ajoute la matière sensible à la grandeur mathématique. Dès lors, il n’est pas incorrect d’utiliser en physique des principes mathématiques dans les démonstrations. » (In I De caelo, 3, 6, trad. p.135). L’assertion est forte : la physique peut user des mathématiques, et c’est ce qu’elle ne se prive pas de faire, dès lors que le corps naturel est en quelque sorte l’addition d’une matière sensible à une grandeur mathématique. E. Brochier peut alors affirmer : « Il est donc clair que la nature thomasienne est écrite en langage mathématique avec des droits et des cercles. […] Les corps et les grandeurs, les droites et les cercles existent dans l’Univers et, pour Thomas aussi, il est impossible de le connaître sans prendre en compte le genre de choses qu’étudie la géométrie. » (p.73). Cela ne relativise-t-il pas, au moins sur ce point, la thèse historiographique courante selon laquelle Galilée rompt avec la philosophie aristotélicienne de la nature ?
2/ Un autre point de ce commentaire retiendra à bon droit le métaphysicien : le rapport entre la nature et Dieu. Aristote dessine dans le De caelo une figure de Dieu étonnante.
En premier lieu, il affirme en De caelo, II, 1, 284a36-b5, que la démonstration qu’il vient de donner de ce que le ciel est mû sans contrainte ni peine, est conforme à l’opinion commune à propos du divin. Or, ce traitement du divin est, souligne E. Brochier, « en marge d’une démonstration scientifique » (p.82), ainsi que l’avait déjà affirmé Richard Bodéüs[2]. Comment Thomas d’Aquin s’accommode-t-il de cette conformité de la thèse aristotélicienne à l’opinion commune polythéiste ? L’étonnant est qu’il ne la rejette pas, mais y voit une « connaissance surnaturelle (divinationem), comme si on la tenait d’une révélation divine » (In II De caelo, 1, 12, trad. p. 368). Qu’est-ce à dire ? « En exprimant à la première personne une opinion polythéiste, Thomas ne cautionne pas le polythéisme, il prend seulement en compte une opinion qui ne manque pas d’avoir une part de vérité », écrit E. Brochier, ce qui témoigne qu’il est « engagé dans une démarche philosophique indépendante de la foi catholique, même si cette démarche n’a de valeur que dans la mesure où elle ne lui est pas contraire. » (p.84).
Surtout, Thomas d’Aquin doit commenter l’affirmation d’Aristote selon laquelle « le dieu et la nature ne font rien en vain » (De caelo, I, 4, 271a33). Il l’explique ainsi :
« Tout ce qui est dans la nature vient soit de Dieu – comme les premières choses naturelles –, soit de la nature comme d’une cause seconde, par exemple les effets inférieurs. Mais Dieu ne fait rien en vain puisque, comme c’est un agent par l’intellect, il agit en vue d’une fin. Également aussi la nature ne fait rien en vain puisqu’elle agit comme mue par Dieu en tant que premier moteur, de même que la flèche n’est pas mue en vain, dans la mesure où elle est envoyée par quelqu’un qui la lance dans un but précis. Il reste donc que rien n’est vain dans la nature. – Il faut considérer qu’Aristote admet ici que Dieu est le créateur (factor) des corps célestes et non seulement une cause selon le mode d’une fin, comme certains l’ont dit » (In I De caelo 8, 14, trad. p.195).
Ce texte est remarquable à double titre. D’abord pour l’explication du finalisme de la nature par la motion de Dieu : « la nature est une puissance au mouvement instituée – on pourrait dire : introduire, disposée – par l’intellect divin » (p.90), commente E. Brochier. Mais surtout par son attribution à Aristote de la thèse selon laquelle Dieu est factor des corps célestes, à titre de cause efficiente, et non seulement de cause finale. On sait qu’Aristote présente au livre Lambda de sa Métaphysique le Premier moteur comme mouvant seulement à titre de cause finale. Or, ici, Thomas attribue une thèse bien plus forte à Aristote : « le premier moteur, c’est-à-dire Dieu, est l’agent qui fait lui-même exister en acte » (In II De caelo 4, 5, trad. p.399). E. Brochier met avec raison ce passage en parallèle avec une affirmation du commentaire de la Physique, selon laquelle « il est évident que, même si Aristote admettait que le Monde est éternel, il ne pensait pas pour autant que Dieu n’était pas la cause de l’existence de ce Monde, mais seulement la cause de son mouvement, comme certains l’ont soutenu » (In VIII Phys. 3, 6).
Derrière, le problème est bien sûr celui de l’éternité du monde. Passe encore qu’Aristote ait pensé que le monde était éternel ; mais, si Dieu n’est que cause du mouvement du Monde, et non de son existence, alors le monde est incréé : soutenir cela serait une effrayante méprise d’Aristote. « En effet, écrit Thomas dans son opuscule L’éternité du monde, si l’on entend par là que quelque chose d’autre que Dieu pourrait avoir été toujours au sens où quelque chose pourrait être sans avoir été fait par lui, c’est une erreur abominable, non seulement dans la foi, mais aussi chez les philosophes, qui professent et prouvent que tout ce qui est ne peut d’aucune manière être sans être causé par celui qui a l’être au plus haut point et le plus véritablement[3]». Pour Thomas, il faut donc absolument sauver Aristote de cette « erreur abominable », en lui attribuant la thèse d’un Dieu cause efficiente de l’existence du Monde, fût-il éternel.
3/ Ayant étudié le rapport de la nature à Dieu selon l’Aristote du De caelo tel que restitué par Thomas, nous pouvons nous demander quelle interaction il y a dans le commentaire thomasien entre philosophie et théologie. Concernant la thèse aristotélicienne de l’éternité du monde, Thomas s’emploie à la rendre compatible, ou du moins non-incompatible, avec la foi catholique en un commencement du monde créé dans le temps. Commentant ce que dit Aristote sur le caractère inengendré du monde, le docteur catholique affirme que :
« nous ne disons pas selon la foi catholique que le ciel a toujours été, même si nous disons qu’il va toujours durer. Et ce n’est pas en contradiction avec la démonstration d’Aristote posée ici. En effet, nous ne disons pas qu’il a commencé à être par génération, mais par écoulement à partir d’un principe premier qui accomplit la totalité de l’être de toutes les choses, comme les philosophes l’ont eux aussi posé. Cependant, nous nous distinguons d’eux en ce qu’ils posent que Dieu a produit un ciel qui est éternel comme lui, tandis que nous, nous posons que le ciel a été produit par Dieu selon toute sa substance à partir d’un premier moment déterminé. » (In I De caelo, 6, 7, trad. p.169-170).
« Pour sûr, affirme E. Brochier, la convocation de la foi catholique n’a pas pour objectif de donner une interprétation chrétienne du De caelo, mais de rendre son étude possible en restant dans le champ des philosophèmes » (p.46). Après avoir étudié quelques autres points potentiellement polémiques (le ciel empyrée, l’arrêt final du mouvement du ciel), le commentateur conclut que « Thomas ne propose en rien une interprétation d’‘‘Aristote dans le sens de la foi chrétienne’’[4]» (p.49-50), et que « l’intérêt de ce commentaire médiéval n’est pas théologique, mais historique et métaphysique » (p.50).
Pour E. Brochier, « la théologie est présente, mais parfaitement diaphane. Ce qui signifie qu’elle est indispensable, mais dans le cas présent non déterminante d’un point de vue exégétique. » (n.202, p.46). L’hypothèse qu’il propose est que « le donné de la foi ne modifie en rien, au sein de ce commentaire, le discours philosophique hérité de la tradition aristotélicienne, qu’il permet seulement de le voir et peut-être de le modifier ou de le compléter, mais pour des raisons strictement philosophiques. » (n.167, p.38). Une telle formule tient sa force de sa souplesse. Elle reconnaît la surdétermination du discours philosophique par la théologie, si l’on peut dire, qui ne pourtant ne le supprime pas, mais peut le « modifier » et le « compléter ». Telle est sans doute la subtilité du rapport thomasien entre philosophie et théologie : une autonomie accordée par la seconde à la première, accompagnée d’un certain guidage.
Ici, il faudrait convoquer tout le problème de la « philosophie chrétienne », comme l’appelait Étienne Gilson en lisant saint Thomas d’Aquin. Notons seulement, à propos de l’attribution à Aristote de la thèse d’une causalité efficiente de Dieu (In II De caelo 4, 5 ; In VIII Phys. 3, 6), avec Thierry-Dominique Humbrecht, que « Thomas opère un coup de force. Au nom de la foi, il revendique l’attestation chez Aristote d’une causalité efficiente divine dont seul le théologien est informé par la foi en la création, et qu’il pare de termes métaphysiques, lesquels, pour être d’obédience aristotélicienne, ne sont pas tels chez Aristote à propos de Dieu : là, le théologien produit de la métaphysique et l’incruste dans la Métaphysique [et, ajouterions-nous, dans le De caelo], faisant d’Aristote un auxiliaire consentant de la théologie de la création[5]».
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[1] Barbara Ferré est agrégée de lettres classiques et maître de conférences à l’Institut de philosophie comparée (IPC) ; Emmanuel Brochier, doyen de l’IPC, est l’auteur d’une thèse sur « Thomas d’Aquin Physicien », soutenue à la Sorbonne en 2010, et de divers articles sur la philosophie de la nature chez Aristote et Thomas d’Aquin, dont « La nature dans la Physique d’Aristote à Thomas d’Aquin », Revue thomiste, 122 (2022).
[2] Richard Bodéüs, « La prétendue intuition de Dieu dans le De Coelo d’Aristote », Phronésis, 35/3, 1990.
[3] L’éternité du monde, §1, éd. Cyrille Michon, Thomas d’Aquin et la controverse sur l’éternité du monde, Paris, GF-Flammarion, 2004, p.145-146.
[4] E. Brochier s’oppose ici à l’interprétation de Jean-Pierre Torrell selon qui « il est clair qu’ici plus qu’ailleurs Thomas réinterprète Aristote dans le sens de la foi chrétienne » (Initiation à saint Thomas d’Aquin, Paris-Fribourg, Cerf, 2015, p.301).
[5] Thierry-Dominique Humbrecht, Thomas d’Aquin, Dieu et la métaphysique, Paris, Parole et silence, 2021, p.1340.