Introduction
Le livre qui est paru aux éditions du Seuil le 15 mars 2024, L’imagination, est la traduction vers le français d’un autre livre, Lectures on imagination paru quelques jours plus tôt (le 11 mars 2024) auprès des University of Chicago Press, et ces deux ouvrages, la version anglaise comme la version française correspondent à un cours que donna le philosophe français Paul Ricœur (1913-2005) au semestre d’automne 1975 lors de l’une de ses années d’enseignement à l’Université de Chicago (1970-1992). Outre l’événement éditorial majeur que cela représente, il s’agit d’une restitution à l’échelle contemporaine de la philosophie qui permet d’une part de compléter notre connaissance de la relation de Paul Ricœur à la philosophie et permet, d’autre part, ce qui paraît plus important encore, d’intégrer les apports doxologiques et réflexifs de la théorie de l’imagination dans l’histoire de la philosophie. En effet, lorsque Paul Ricœur donne ce cours la philosophie entretient avec le problème de l’imagination une relation problématique, notamment parce que la première a un rapport traditionnellement dominé par la philosophie de l’imagination reproductrice — de sorte que Ricœur, en s’aidant principalement de Kant et en s’appuyant sur Bachelard, va initier une réflexion de fond sur l’imagination créatrice. On déplore vivement, à ce propos, l’absence de format éditorial du cours donné par Paul Ricœur à l’Université de Chicago l’année précédente, ayant spécifiquement porté sur l’imagination dans les trois Critiques de Kant. Ce premier cours de 1974 aurait enrichi le cours de 1975 paraissant aujourd’hui en livre, comme par une sorte de cours propédeutique, ou sous le format de prolégomènes mais il semble que nous ne puissions jamais y avoir accès[1].
Mais célébrons déjà ce dont il faut se réjouir : l’apport essentiel à la philosophie contemporaine que représente ce seul cours qui permet de jeter un double regard sur la philosophie ricœurienne de l’imagination. Au sens que lui aurait donné Foucault, ce livre complète « archéologiquement » les conditions de possibilité du travail contemporain sur l’imagination et sur les imaginaires. Nous avons désormais accès à l’expérimentation du philosophe, au mouvement même de sa recherche sur l’imagination, prise d’un point de vue philosophique, avec les idées et les possibilités théoriques qu’il envisageait, ce qui profite aux études ricœuriennes. Mais nous avons aussi accès au travail minutieux et méthodique de préparation de la possibilité de cette activité de recherche, permettant à toute la discussion actuelle de s’enrichir des soubassements de la réflexion telle qu’elle a pu se construire dans différents textes de Ricœur (La Symbolique du Mal, La métaphore vive, Temps et Récits, pour ne citer que les plus directs) de manière indirecte. Nous assistons ainsi à une posture qui est à la fois analytique (par égard à l’auditoire ?), dans sa faculté à décomposer le problème, et continentale, dans sa faculté à synthétiser les ouvertures.
Ricœur maintenait une certaine distance à l’excès de décomposition des conditions de constitution des opérations de l’esprit, et s’écartait volontiers de la phénoménologie génétique. De sorte que, comme pour éviter la « regression à l’infini » contre laquelle Kant mettait déjà la philosophie critique en garde, Ricœur ne part pas du problème de la constitution ontologique mais cherche à rejoindre la possibilité du geste ontologique (notamment dans l’esthétique). Remarquons en passant, ici, que cette entreprise animait également un autre philosophe plus engagé dans la phénoménologie : Mikel Dufrenne (Phénoménologie de l’expérience esthétique, 1953) qui, comme Paul Ricœur dont il était l’ami, cherchait à donner une dimension philosophique (dans son cas : phénoménologique) à l’esthétique. Ils ont d’ailleurs écrit ensemble un ouvrage paru en 1947 : Karl Jaspers et la philosophie de l’existence. L’époque, le milieu du XXe siècle, était très favorable aux ramifications et recherches pratiques de la phénoménologie, et nous nous étonnerions, dans un geste historique, de la diminution de ces travaux. Que l’on songe à Mikel Dufrenne, à Paul Ricœur lui-même, à Ludwig Langdrebe, avec son ouvrage Phänomenologie und Metaphysik de 1949. Mentionnons enfin le cours de Georges Simondon, qui intervient dix ans avant celui de Paul Ricœur et qui, dès l’année universitaire 1965-1966, pose la question sous le régime Imagination et invention. Tout cela participe d’un contexte qui préparait déjà la posture de Ricœur, quoiqu’elle ne lui retire rien : les positionnements de Ricœur se comprennent d’autant mieux si l’on a conscience des différentes nuances de ce contexte doctrinaire de l’état de la recherche à la suite, en fait, de Kant (auquel Ricœur donne une importance considérable).
Ce livre est ainsi ce que nous pourrions appeler la « recherche vive » de Paul Ricœur dans cette effervescence de la recherche de la liaison entre monde sensible et monde cognitif du côté de l’imagination et, même in vivo, l’état de l’art de l’histoire de la philosophie de l’imagination dans tout le foisonnement que Ricœur synthétise avec finesse, entre philosophie analytique et philosophie continentale. C’est, comme l’écrit George H. Taylor :
L’une des grandes forces de l’argumentation de Ricœur, si l’on considère le corpus qu’elle convoque, est de reposer sur une connaissance étendue à des domaines variés et sur une capacité à saisir et à prolonger les idées profondes qu’ils recèlent dans le cadre d’une théorie, elle-même créative et innovante. Ce cours devrait donc intéresser non seulement les philosophes, mais aussi ceux qui sont orientés vers d’autres champs de recherche et qui sont en quête des enseignements d’une théorie de l’imagination productrice susceptibles d’être appliqués à leurs propres domaines. (pp. 431-432)
Cet état de l’art, ou le « corpus convoqué », indépendamment du Syllabus et de la bibliographie présent·e·s à la fin du cours, nous permet d’avoir une idée pertinente du cheminement de la pensée de Ricœur et des influences de ce cheminement. Si l’on pourrait s’étonner de ne pas trouver les noms de certains auteurs qui sont, en 2024, canoniquement associés ou à tout le moins associables avec les problématisations ordinaires de l’imagination en philosophie, rappelons encore qu’il s’agit d’un cours construit dans les années soixante-dix et qu’il serait injuste de tenir rigueur à l’époque d’écriture. Il faudrait même penser dans l’autre sens : Paul Ricœur était l’un des pionniers, jusqu’alors invisibles, de la réflexion sur l’imagination créatrice. Rappelons enfin qu’il s’agit d’un cours : c’est-à-dire d’une synthèse qui est simultanément lieu de l’essaimage de la pensée pour les générations suivantes.
Si les pensées d’auteurs du XXe siècle comme Bachelard (auquel Ricœur rend hommage en Leçons 15 et 16), Merleau-Ponty, Freud (sur lequel Ricœur écrit aussi par ailleurs), Heidegger ou Gadamer sont mobilisées directement ou indirectement, d’autres philosophes qui se trouvent de l’autre côté de la querelle de Davos ne le sont pas.
Nous n’irons pas plus loin dans cette direction que nous nous le permettons au fil de la fin de ce paragraphe : les philosophes allemands Ernst Cassirer, le « perdant » de Davos (mais vainqueur contre l’angoisse de la finitude), ou Hans Blumenberg, parfaitement contemporain de Ricœur, qui s’oppose plus tard au Heidegger de Davos et fit paraître les Paradigmen zu einer Metaphorologie en 1960. Il faut dire que Blumenberg, dans son premier geste en 1950 (il le nuance par la suite) embrasse la phénoménologie génétique de Husserl. Pour Cassirer, les trois volumes de la Philosophie der symbolischen Formen composés et publiés entre 1923 et 1929, ne traitent peut-être de rien sinon des produits de l’imagination — reproductrice mais aussi productrice, Cassirer ayant beaucoup travaillé sur la singularité créatrice depuis Nicolas de Cues, ce que reprendra Blumenberg — et de son rayonnement dans la culture pour soutenir l’activité de la pensée humaine. Il s’agit d’une autre tradition du travail sur les deux formes de l’imagination telles que les relève Ricœur dès sa leçon d’introduction, avec le fameux schéma permettant de modéliser et répartir sa classification des formes de l’imagination.
Le cours de Ricœur enseignant est simultanément un cours et un relevé du travail en cours du philosophe si bien, d’ailleurs, que La Métaphore vive paraît également en 1975. Ce cours s’étant tenu en anglais est aujourd’hui disponible sous une forme éditoriale dans les deux langues, et fonctionne ou vient compléter l’autre cours de Ricœur sur l’imagination, collective cette fois : celui sur « l’idéologie et l’utopie », que l’on connaît depuis 1986 pour la version américaine (Lectures on Ideology and Utopia, New York, Columbia University Press) et depuis 1997 pour la version française (L’Idéologie et l’Utopie, Paris, Seuil). Si le versant politique et social de la réflexion de Ricœur sur l’imagination est connue et comprise depuis presque trente ans en France, l’autre « versant » de cette réflexion, qui s’est matérialisée dans un autre cours, exactement contemporain, est rendue disponible pour la première fois et manquait dans l’étude « générale d’une philosophie de l’imagination » (nous en parlons ci-après avec le commentaire de Jean-Luc Amalric). Certains problèmes rencontrés par Ricœur quant au risque d’un subjectivisme de l’imagination semblaient moins dangereux au philosophe dans leur versant politique et social.
Qu’il s’agisse de ce que Paul Ricœur lui-même écrivit sur l’imagination individuelle d’un point de vue philosophique ou, puisqu’il s’agit d’un cours à la fois dense et précis, qu’il s’agisse de la relation de la philosophie dans son ensemble au domaine de l’imagination, ce texte manquait. On connaît bien entendu l’article de Ricœur, « L’imagination dans le récit et dans l’action » au cours duquel il expose et utilise une expression qui complète peut-être la perspective adoptée dans L’Idéologie et l’Utopie : il y parle de la « phénoménologie de l’imagination individuelle » et la distingue des processus collectifs qui mènent à l’imagination politique ou sociale. Voilà ce qui va nous intéresser ici : la focalisation sur l’imagination du sujet, pris comme l’individu, depuis l’ancrage phénoménologique.
La structure du livre
L’ouvrage thermocollé compte 556 pages, remerciements inclus, et se compose en fait de ce que nous pourrions considérer comme quatre ou sept ouvrages complets, compris en un. Outre le cours en lui-même, composé de trois parties substantielles, avec des mises en vis-à-vis de philosophies qui entretiennent entre elles des relations conflictuelles mais « amoureuses » (Karl Jaspers), les éditeurs ont ajouté le « Séminaire de la rue Parmentier de 1973-74 », qui constitue un complément nécessaire à la compréhension de certaines nuances du cours de 1975 — notamment sur le statut du génie chez Kant. On peut trouver un commentaire extrêmement complet de la main de George H. Taylor (pp. 431-475), qui a suivi le cours de Ricœur de 1975 à l’Université de Chicago, et une synthèse extrêmement riche de Jean-Luc Amalric (pp. 477-521). Les deux commentaires, celui de l’ancien élève de Ricœur et celui qui propose une synthèse, constituent à notre sens des textes suffisamment denses et complets pour figurer au rang d’ouvrages complémentaires qui renforcent le cours en lui-même en lui proposant deux lectures transversales, différentes quoique similaires. Cela constitue une somme massive et impressionnante, d’autant plus spectaculaire que son propos est toujours dense — mais pédagogique, mettant relativement le cours à disposition des non-philosophes de profession, en particulier grâce au commentaire de George H. Taylor.
Il nous faut préciser que l’espace que nécessiterait une exposition exhaustive du cours déborderait, et de trop loin, le cadre d’une recension et nous avons été tenu de faire certains choix — Georges H. Taylor livre d’ailleurs un tel travail dans son commentaire, en deuxième partie (pp. 435-462). Son « L’œuvre et son argument » est extrêmement complet et précis et cela synthétise admirablement la linéarité de la démonstration des dix-neuf leçons. Nous nous sommes donc concentrés sur la présentation de l’opus dans le double contexte de son histoire : le contexte de sa rédaction, et celui de sa parution. Nous avons déjà évoqué celui de sa rédaction du point de vue de la recherche ricœurienne, et il nous faut parler désormais de la nécessité de la parution de cet ouvrage de part et d’autre de l’océan Atlantique. C’est pourquoi nous allons présenter les problèmes généraux tels qu’ils peuvent être nommés dans la leçon d’introduction ainsi que dans la préface à l’introduction française, faite par le traducteur et spécialiste de Paul Ricœur, Jean-Luc Amalric qui a flanqué le texte d’un outillage synthétique capable de problématiser les contextes que nous avons évoqués. L’inventaire formel du livre paraît toutefois nécessaire, quand bien même tout lecteur peut le trouver déjà présenté sur le site de la maison d’édition :
Préface à l’édition française, par Jean-Luc Amalric
COURS SUR L’IMAGINATION
Leçon 1. Leçon d’introduction
PREMIÈRE PARTIE. Lectures classiques
Leçon 2. Aristote
Leçon 3. Pascal et Spinoza
Leçon 4. Hume
Leçon 5. Kant, Critique de la raison pure
Leçon 6. Kant, Critique de la faculté de juger
DEUXIÈME PARTIE. Lectures modernes
Leçon 7. Ryle
Leçon 8. Ryle (2) et Price
Leçon 9. Wittgenstein
Leçon 10. Husserl, Recherches logiques
Leçon 11. Husserl, Ideen I
Leçon 12. Sartre (1)
Leçon 13. Sartre (2)
Leçon 14. Sartre (3)
TROISIÈME PARTIE. L’imagination comme fiction
Leçon 15. Fiction (1) : Introduction
Leçon 16. Fiction (2) : Métaphore
Leçon 17. Fiction (3) : Peinture
Leçon 18. Fiction (4) : Modèles
Leçon 19. Fiction (5) : Langage poétique
ANNEXE
Présentation, par Jean-Luc Amalric
Séminaire de la rue Parmentier (1973‑74) : Recherches phénoménologiques sur l’imaginaire
COMMENTAIRES
L’œuvre et son argument, par George H. Taylor
Vers une théorie générale de l’imagination, par Jean-Luc Amalric
Bibliographie
Nous pouvons de la sorte constater l’organisation des leçons : l’état de l’art se décompose lui-même en deux versants, l’un classique et l’autre moderne, puis une troisième partie vient explorer l’imagination « créatrice » qui se matérialise dans la « fiction » (Amalric, p. 14). En définitive, seules les cinq dernières leçons se consacrent exclusivement à la singularité d’une théorie philosophique de l’imagination qui serait proprement ricœurienne — même si cette singularité affleure déjà juste sous la surface, le long des lignes de crêtes des treize leçons de l’état de l’art, et en particulier à partir des deux leçons sur Kant, d’autant plus sur la seconde (Leçon 6), que recoupe le contenu du Séminaire de la rue Parmentier :
Dans la Leçon 6 qu’il consacre à la Critique de la faculté de juger de Kant, Ricoeur pensait initialement aborder la théorie kantienne du génie – ce à quoi il a finalement renoncé faute de temps. La Leçon 17 reviendra néanmoins sur cette question, même si c’est de manière assez brève. Signalons enfin que le texte du séminaire de la rue Parmentier publié en Annexe du présent volume propose également une analyse synthétique des enjeux de la théorie kantienne du génie. (note 7, p. 480)
Nous pourrions éventuellement rapprocher la leçon d’introduction des cinq dernières leçons, à ceci près qu’elle opère aussi une réflexion sur l’imagination qui ne se borne pas à son acception en philosophie. Ricœur anticipait et annonçait même, dans cette leçon d’introduction, l’imagination comme l’un des grands chantiers philosophiques de ce premier quart du XXIe siècle :
Si l’image a été incontestablement ostracisée par les psychologues, il nous faut donc nous préparer à ce que Robert Holt appelle « le retour de l’ostracisé ». En épistémologie comme en psychologie, on a ainsi assisté à une mise à l’écart du problème spécifique de l’image et de l’imagination. (p. 21)
Force nous est donnée de constater aujourd’hui qu’il prophétisait vrai — soit que ce cours ait eu une influence majeure sur la génération qui l’écoutait alors, soit que le problème philosophique répondait au renouvellement paradigmatique de l’époque à venir. On ne compte plus aujourd’hui, et depuis une trentaine d’années au moins, les lignes de front qui se sont ouvertes sur l’imagination : soit comme faculté reproductrice soit comme faculté créatrice ou restitutive, soit comme composante d’une activité plus vaste et synthétique, soit en soi comme principe de détermination, soit pour mode de détermination du monde, soit comme principe de compensation, soit dans les arts ou les sciences, soit comme médiation, soit comme sonde cognitive et symbolique, soit comme partie du processus connaissant, soit comme moyen d’émancipation des bornes du connu, du point de vue de la finitude comme de celui de l’infinitude ; mais aussi l’imagination dans les sciences religieuses, ou dans la philosophie de la conscience, pour l’étude de l’histoire, ou bien sur l’herméneutique, littéraire ou philosophique, comme manifestation de l’ontogénèse aussi ; l’imagination est un objet que les sciences humaines rencontrent absolument partout dans la pensée, de sorte que l’humanité, réunie dans l’anthropologie, l’étudie en tous les lieux de ces « royaumes de l’esprit » dont parlait déjà Cassirer en 1929[2]. Près d’un siècle après la confrontation sur le schématisme kantien à Davos, l’imagination semble bien être (envers et contre Heidegger) douée de cette infinité que l’humanité cherche désespérément partout, et qu’il rencontre pourtant dans le vertige de l’internalité de ses facultés, manifestée dans l’imagination et dans les imaginaires comme contenu.
Il n’est d’ailleurs pas du tout surprenant de constater que l’on pourrait donner la référence d’un texte complet ou d’un extrait de texte, qu’il s’agisse d’article ou d’ouvrage, de Paul Ricœur sur chacune des possibilités dont nous venons d’esquisser une liste rapide (soit… soit… etc.). L’histoire de la philosophie est arrivée au seuil de la nécessité de son propre dépassement par cet autre versant qui est celui de l’histoire non-conceptuelle, et dont on sait que d’autres auteurs, dans une perspective contrevenant volontairement à l’école heideggerienne de l’après-Davos, préparèrent ce dépassement. Les travaux de Dufrenne nous semblent aller dans la même direction que cette autre tradition. Les conditions de compréhension de l’autosuffisance de la raison ne sauraient faire l’économie d’une réflexion sur ce qui n’est pas de l’ordre du conceptuel. C’est à ce titre que ces dix-neuf leçons sont passionnantes et nécessaires dans l’histoire post-moderne de la philosophie. Paul Ricœur établit un inventaire du fil-rouge de la tradition de l’imagination, à la fois du côté de la philosophie analytique, en vis-à-vis de l’histoire de cette même tradition dans la philosophie continentale.
Une théorie de l’imagination est, du fait même de la faculté[3] de l’imagination à dépasser l’horizon par-delà le logique, de son aptitude à faire des liens supposément inattendus, un objet qui ne peut être pensé comme un cosmos fermé. Il s’agit de l’étude de notre faculté à tirer la flèche de Zénon qui s’élance par-delà l’horizon de nos savoirs, de nos théories, et qui nous affranchit tout entier de ce que nous connaissions. La théorie d’un tel geste, d’un tel acte acte, d’une telle faculté, de sa direction, de sa possibilité, souffre nécessairement, nous semble-t-il, de la nature même du geste. Ainsi nous ne pouvons qu’approuver Jean-Luc Amalric quand il écrit qu’il faut interpréter l’inachèvement de la philosophie de l’imagination de Paul Ricœur, qui, outre ce cours paraissant aujourd’hui, quarante-neuf ans plus tard, n’a jamais été abordé frontalement par le philosophe, dans une « perspective ouverte et prudente […] : comme une théorie constamment en travail et toujours susceptible d’être remise sur le métier ». (p. 12)
Nous l’avons également écrit ailleurs[4] et depuis l’examen d’une tradition différente mais nous tendons à considérer la faculté de l’imagination, et les imaginaires qui rayonnent depuis celle-ci, comme ce qu’écrivit le philosophe néokantien Hermann Cohen : « C’est la production même qui est le produit »[5], nous rapprochant ainsi de ce que proposent Simondon ou Dufrenne. Cependant, il ne s’agit pas de la posture de Ricœur qui paraît chercher une voie qui puisse (peut-être) le rapprocher de ce que nous comprendrions comme ayant été une sorte de post-structuralisme : sur le mode d’une herméneutique de cet exercice en cours, qu’il s’agisse de l’imagination reproductrice ou de celle à laquelle s’intéresse particulièrement Ricœur, l’imagination créatrice (la fiction).
Le problème de l’imagination comme faculté
L’imagination travaille parmi les facultés de l’entendement en qualité de l’une des opérations synthétiques de la conscience (ce que les anglophones entendent par cognition, l’un des objets principaux de la Leçon 5), et participe de notre relation au monde (comme jugement, ce qui mène à la Leçon 6). Le nœud de cela se situe pour Ricœur dans le schématisme, nouveauté apportée par Kant et sujette à de nombreuses discussions depuis.
Même si, en plusieurs endroits du cours, Ricoeur présente bien sa théorie de l’imagination comme une « phénoménologie de la fiction » et même s’il ne fait pas de doute qu’elle fait appel aux ressources de la méthode phénoménologique, sa théorie de la fiction se présente pour l’essentiel comme une théorie renouvelée ou élargie du schématisme kantien. Il nous semble en ce sens que le cours sur l’imagination reçoit son impulsion ainsi que ses principales interrogations de la théorie kantienne de l’imagination productrice. Comment parvenir à une théorie de la créativité et de la productivité de l’imagination qui ne réduise pas la créativité à un pur mystère et l’imagination à « un art caché dans les profondeurs de l’âme humaine » ? Comment dépasser la subjectivisation du problème de l’imagination à laquelle conduisent la Critique de la raison pure et la Critique de la faculté de juger ? Comment surmonter la coupure kantienne entre le cognitif et l’esthétique ? Comment, en d’autres termes, penser une théorie unifiée de la fiction capable de penser la portée cognitive et ontologique de l’imagination productrice, à l’oeuvre conjointement dans la connaissance scientifique et dans la création artistique ? Tels sont donc les principaux défis que se propose de relever la théorie ricoeurienne de la fiction. (pp. 480-481) Il est très intéressant de croiser ici un nuage d’idées que nous avons pu lire chez Kant lui-même, à la fois comme programme, comme « défi relev[é] » par la théorie kantienne de l’entendement, ne serait-ce que dans sa célèbre lettre à Marcus Herz du 21 février 1772.[6]
Le schématisme passe parfois pour l’une des pierres d’achoppement de ce que l’on appelle le « continental divide » (Peter E. Gordon, 2010) et, selon l’interprétation qu’on donne à cette notion, le rapport à la finitude du sujet s’en trouve changé. Avant cet épisode dramatique dans l’histoire de la philosophie et si l’on reste du coté de Husserl, qui n’est certainement pas néokantien mais qui n’approuvait pas non plus le tournant métaphysique ou anthropologique de la phénoménologie, la relation au monde est ce dont la conscience est la structure de performance, de sorte que la conscience est toujours de quelque chose, c’est-à-dire la performance d’une relation à (à l’objet, mais intrinsèquement, de soi face au monde ou dans ce monde, Leçon 10).
Pour Simondon, par exemple, l’imagination a quelque chose à voir avec l’anticipation de la rencontre avec l’objet (objet pris au sens large de ce qui n’est pas le sujet) et conditionne, depuis cette anticipation, la capacité à mobiliser la relation de la conscience de (anticipée) l’objet, ou du monde. Ce que nous souhaitons souligner ici, c’est que même en se tenant à distance de la phénoménologie sur la stricte question de l’imagination (c’est-à-dire en tenant la problématique du Lebenswelt husserlien à distance), et alors même que Husserl est examiné dans deux leçons (10 et 11), Ricœur dépend de son ancrage phénoménologique. Comme l’écrit Jean-Luc Amalric, il est fort probable que le philosophe français n’ait pas eu accès au « volume XXIII des Husserliana précisément consacré à la question de l’imagination. Cf. Edmund Husserl, Phantasia, conscience d’image, souvenir. De la phénoménologie des présentifications intuitives, Textes posthumes (1898‑1925) ». (p. 520) Conscience du monde et activité interne de la conscience débordent dans le monde par le langage, et construisent l’anticipation de la relation à l’objet (Simondon) dans l’esthétique (Dufrenne), de sorte que le langage est l’idée d’une matérialisation de cette conscience du monde (Humboldt). Les conditions de possibilités du langage, comme Ricœur l’aborde tout au long de ces cours, et en particulier dans la Leçon 15 qui rappelle la Leçon d’introduction, sont partie prenante des conditions de possibilité de l’exercice, du travail de la fiction. Voilà qui s’exprime selon Jean-Luc Amalric dans la double polarité Spinoza/Sartre (p. 515). Cet « horizon ontologique de la fiction » dépend donc de la capacité à construire cet horizon.[7]
Dès lors qu’il s’exerce dans le domaine de la philosophie, le langage par lequel s’exprime cette relation au monde s’édifie sur le noyau d’une arborescence conceptuelle et représentationnelle, c’est-à-dire un certain mode de relation au monde, lexicalisé et culturellement pré-déterminé par l’historicité de cette langue. Autrement dit, la capacité de reproduction/création de l’imagination joue perpétuellement, continuellement, à la fois production et produit d’elle-même, dans la langue de tout usage. A fortori dans un usage philosophique. Or si l’on reprend le premier point assumé dans ce paragraphe : l’imagination procède des conditions de représentation du monde. Mais si chaque langue connaît une historicité des associations, des analogies, des comparaisons, des jeux lexicaux, chaque langue instruit un rapport au monde qui, sur le plan des concepts, et non conceptuellement lui est rigoureusement propre. Dès lors, comment traduire ? C’est d’ailleurs le propos d’une partie de la leçon d’introduction (en particulier pp. 22-24) que de réfléchir d’un point de vue lexical — grec puis latin, avant que les langues modernes ne « réouvrent » la terminologie, avec l’allemand puis l’anglais.
Dans la mesure où l’analyse du langage (du moins lorsqu’elle se porte sur le langage ordinaire) exerce sa précision et son acuité au sein d’une langue donnée, la difficulté consiste, pour le traducteur, à tenter de transposer les concepts analysés à d’autres concepts, qui, dans la langue d’arrivée, posent de nouveaux problèmes liés aux nouveaux usages dont ils font l’objet. (p. 13)
Le cours est un examen systématique d’un « fil rouge » de la tradition de l’imagination qui commence avec une réflexion à la fois étymologique et conceptuelle, et se déploie dans les dix-huit jalons qui suivent la Leçon d’introduction. La possible disparité chronologique désignerait le manque de la scolastique et, même avant cela, des philosophes arabes qui transmirent Aristote sous le titre « le Philosophe », en travaillant sa pensée, exactement de cette façon dont parle Ricœur lui-même. On pourrait songer à Al-Farabi (IXe siècle), Avicenne (Xe siècle) ou Rumi (XIIIe siècle) qui influencèrent la scolastique européenne et eurent pour chacun une théorie de l’imagination ou de la poésie — les liens entre le contenu des hypothèses de Al-Farabi avec le schématisme kantien sont par exemple parfois stupéfiants. Si l’on tournait une telle remarque sous la forme d’un reproche, cela ne serait toutefois pas pertinent puisque les études sur cette périodes telles qu’elles peuvent exister aujourd’hui sont très différentes de ce qu’elles étaient il y a quarante-neuf ans. Ainsi, comme pour la philosophie médiévale, Aristote est avec Paul Ricœur « le Philosophe » qu’il convient de citer et sur lequel appuyer l’origine de ce « fil rouge » de l’histoire philosophique de la réflexion sur l’imagination — et l’on pense peut-être ici à l’influence d’une sorte de « retour à Aristote » initié avec Brentano, Husserl et Heidegger pour le XXe siècle. Il ne faut donc pas nous tromper et toujours garder en tête que, malgré son grand intérêt, ce texte date de presque cinq décennies. Nous gagnerions ainsi à le percevoir comme l’une des conditions germinales de l’essor contemporain de la philosophie de l’imagination, dans le monde anglo-saxon comme dans la philosophie continentale.
Conclusion sur « Vers une théorie générale de l’imagination »
Concluons sur les mots de l’éditeur et traducteur de ce cours en version française. Jean-Luc Amalric (Ricœur, Derrida, L’enjeu de la métaphore, 2006 ; Paul Ricœur, l’imagination vive, Une genèse de la philosophie ricœurienne de l’imagination, 2013) propose, comme nous l’écrivions précédemment un cours qui clarifie les nervures internes au cours de Ricœur et nous donne accès aux différents éléments qui permettent de comprendre certains des choix doctrinaires du philosophe français. Plus que le texte d’un éditeur ou d’un traducteur, nous voyons bien de quelle façon la question de l’imagination (et de l’imaginaire d’une part, et des imaginaires d’autre part ?) occupe une place centrale dans la réflexion de Jean-Luc Amalric. Il semble a minima partager le constat d’une obsession du XXIe siècle pour l’imagination que nous faisions en début de cette recension. Nous assistons aujourd’hui à ce qu’il choisit d’appeler à la forme interrogative un « tournant imaginatif », qu’il observe chez d’autres auteurs que celles et ceux que nous lisions pour notre part, depuis cette autre tradition, tout aussi contemporain, à l’imagination.
Non seulement le constat est semblable en forme, mais il est aussi en fond : Jean-Luc Amalric parle d’un « vers » une théorie générale, et se garde bien, comme il l’écrivait déjà dans la préface, de poser des termes qui ne restassent pas « prudents » et « ouverts ». C’est bien l’idée d’une perspective ou bien celle d’un horizon qui semble prévaloir ici, plutôt que d’un monolithe totalisant qui permettrait de retracer l’histoire de la pensée depuis l’alpha jusqu’à l’omega — la « succession d’étapes » de l’imagination telle qu’elle apparaît déjà chez Kant (p. 105) désigne de quelle façon, pour Ricœur, l’imagination ne peut être une synthèse univoque et simple.
***
[1] Affirmation qu’il faut sans doute nuancer. Il est possible que d’autres cours inédits de Paul Ricœur viennent à être publiés lors des prochaines années dans la collection de la « Bibliothèque Ricœur » au Seuil. Nous pouvons espérer que ce cours de 1974 sur l’imagination dans les trois Critiques de Kant en fasse partie.
[2] — Pierre Aubenque (ed.), Ernst Cassirer, Martin Heidegger, Débat sur le kantisme et la philosophie (Davos, mars 1929), Paris, Beauchesne, 1973, p. 41, avec cette très belle formule inspirée de la reprise que fait Hegel de vers de Schiller : « Le vrai royaume des esprits est précisément le monde spirituel créé par l’homme lui-même. Qu’il ait pu créer un tel monde, c’est là le sceau de son infinité. »
[3] Le terme de « faculté » est hautement problématique dans le cours et, sauf erreur de lecture de notre part, son cortège problématique possible est nommé sans être tout à fait tranché. Ricœur le nomme dès la leçon d’introduction mais réemploie le terme (faute de mieux ?) au fil des leçons, qu’il s’agisse de la première ou de la deuxième partie. Cependant, le terme ne sera pas utilité par Ricœur lui-même de toute la troisième partie.
[4] Pierre-Adrien Marciset, Paradigmes pour une philosophie des imaginaires, Paris, « Le Bel Aujourd’hui », Hermann, 2023.
[5] Hermann Cohen, « La logique de la connaissance pure », in Néokantiens et théories de la connaissance, Paris, Vrin, 2000, p. 29
[6] — Emmanuel Kant, « Lettre à Marcus Herz du 21 février 1772 », pp. 693-694, Paris, Œuvres complètes, I, « Pléiade », Gallimard, 1980.
[7] — Il faut peut-être aller plus loin sur ce point à partir de ce qu’écrivit déjà Jean-Luc Amalric dans Paul Ricœur, l’imagination vive, Une genèse de la philosophie ricœurienne de l’imagination, Paris, « Philosophie », Hermann, 2013. L’ouvrage est tout entier un cours sur la philosophie de l’imagination de Ricœur mais, sur le point du langage, notamment poétique, on peut référer aux pages 340-373, c’est-à-dire les deux dernières partie du chapitre IV : « En chemin vers l’expérience vive : l’imagination symbolique dans La symbolique du mal ».