Les éditions Gallimard ont eu l’excellente idée, avec l’accord des éditions de l’Eclat, de publier ensemble deux textes de Dominique Janicaud qui furent extrêmement marquants dans le paysage philosophique français des années 90, à savoir Le tournant théologique de la phénoménologie française1 et La phénoménologie éclatée2 sous le titre de La phénoménologie dans tous ses états3. L’idée est excellente pour une double raison : d’abord parce que le tournant théologique était épuisé, et que cette réédition remet à disposition du public un livre majeur, certes polémique, mais posant d’abord de vraies questions quant au sens et aux limites de la phénoménologie qui sont toujours actuelles et qui chatouillent de l’intérieur l’entreprise phénoménologique elle-même. Ensuite, l’édition en seul volume de ces deux livres leur donne une unité plus que bienvenue, dont le lecteur pourra apprécier la cohérence et la force de questionnement, tant les principaux penseurs de la phénoménologie française contemporaine se trouvent abordés en quelques mots décisifs et tranchants, comme si dès 1991, Janicaud avait génialement fixé pour une vingtaine d’années les termes des débats qui allaient avoir lieu.
D’une manière très générale, la question que pose Janicaud peut être ainsi exprimée : de quoi la phénoménologie peut-elle traiter ? Que peut-elle décrire ? Poser ces questions-là, c’est d’emblée interroger l’objet de la phénoménologie, ses limites mais aussi ses errements ; la théologie peut-elle faire l’objet d’un traitement phénoménologique rigoureux ? Telle est fondamentalement la question dirimante de l’œuvre de Janicaud, question qu’il résume en ces termes : « Ce que j’ai voulu mettre en question, c’est la captatio benevolentiae de la phénoménologie. Qu’est-ce qu’une telle captation ? Faire admettre comme phénoménologique ce qui ne l’est pas tout à fait, puis ce qui ne l’est plus du tout. Donner à la « phénoménologie » un champ et des conditions si larges qu’elle recouvrirait toute la philosophie. »4
Ce tournant théologique que soulève donc Janicaud, tournant consistant au fond à faire entrer de force la théologie dans les bornes de la phénoménologie, bornes qui au fond perdent leur sens, est évidemment, ainsi que le relève Jean-Pierre Cometti dans une excellente préface, une allusion ironique à Heidegger, tant le mot même de « tournant » (Kehre) se trouve surdéterminé par l’usage qu’en fit l’auteur d’Etre et Temps. Cette question du tournant se pose à partir des écrits de Levinas, particulièrement avec Totalité et infini qui aurait donné le coup d’envoi inaugural d’une série de subversions de la phénoménologie, portant la crise à l’intérieur même de la démarche phénoménologique : Totalité et infini « marque un tournant ou une mutation théologique. »5 écrit Janicaud, qui va minutieusement étudier la manière dont Levinas va reprendre les codes de la phénoménologie pour mieux les subvertir de l’intérieur : cela commence par une confusion de la réduction et de l’épokhè et cela se poursuit par une réduction de la phénoménologie à l’ontologie, pour se finir dans une perversion du sens même de l’intentionnalité. « Lévinas, écrit Janicaud, ne parvient donc à imposer son schématisme qu’au prix de considérables distorsions de ses référents méthodologiques. »6
Cela étant, Dominique Janicaud ne reproche jamais à Levinas de penser philosophiquement la théologie ni de chercher à comprendre ce que signifient l’infini et la révélation ; ce qui, en revanche, lui semble intenable, c’est la revendication phénoménologique d’une telle démarche : « pourquoi jouer le jeu de la phénoménologie, quand il est à ce point pipé ? »7 Pourquoi donc, alors même que l’on excède de toute évidence les bornes de la phénoménalité, vouloir continuer à se draper dans les labels phénoménologiques ? Cet « envol métaphysique »8 pose problème d’un point de vue phénoménologique : quel est le phénomène qui correspond à cet Autre qui semble si pauvre en monde, qui semble si peu phénoménalisable, si peu accueilli dans les bornes de la phénoménalité ? C’est cette question, et cette question seulement, que pose Janicaud avec force et pertinence, et dont il étudie les développements chez les penseurs qui, explicitement ou non, mettront leurs pas dans ceux de Levinas, avec la pensée duquel, « nous avons eu affaire à une intrication complexe et à un brouillage, paradoxal et stratégique, des frontières entre le phénoménologique et le théologique. »9
Le premier auteur post-Levinas à être étudié, c’est Jean-Luc Marion qui fait l’objet d’un traitement plus clément en 1991 qu’en 1998. En 1991, ce que Janicaud va reprocher à Marion, c’est ce que l’on pourrait appeler l’ontologisation de la phénoménologie, pour laquelle Levinas avait toutefois préparé le terrain : la lecture que fait Marion de Heidegger par exemple insiste à outrance sur la radicalisation du questionnement de la réduction par Heidegger pour mieux promouvoir une deuxième réduction qui serait d’ordre existential ou ontologique, ce qui ne correspond pas vraiment à ce que Heidegger put écrire. « A l’époque de l’ontologie fondamentale, écrit Janicaud, Heidegger n’a recours à la réduction qu’avec des guillemets implicites ou explicites, du fait de la difficulté de donner une méthode propre à la pensée qui se cherche à travers l’analytique existentiale. »10 Mais si Marion insiste tant sur cette seconde réduction, c’est afin de présenter la sienne propre, la fameuse troisième réduction du pur appel qui, aux yeux de Janicaud, n’est qu’une « pseudo-réduction »11 dont la méthodologie laisserait à désirer : ainsi cette réduction ne serait-elle phénoménologique qu’en vertu d’une analogie non fondée avec le dépassement heideggérien du je transcendantal par l’analytique du Dasein ; la citation de Marion que propose Janicaud est en effet savoureuse : « la transgression de la revendication de l’être par la pure forme de l’appel appartient au champ phénoménologique pour la même raison exactement qui permettait à l’analytique du Dasein de se substituer à la constitution du Je transcendantal. »12 Il est vrai que la rigueur de l’analogie laisse à désirer, et c’est sans peine que Janicaud peut railler cette « mimétique méthodologique par laquelle on veut faire passer le salto mortale vers le « pur appel » comme procédant de la même rigueur que l’approfondissement heideggérien de la réduction husserlienne. »13
Si cet appel n’est en fait pas phénoménologique en dépit de la revendication marionesque de la chose, c’est qu’il relève d’une « métaphysique du secret divin et de l’appel transcendant. »14 Pourtant, ce n’est pas le plus grave dans ce que dénonce Janicaud à l’encontre de Marion : bien plus virulentes me semblent être ses attaques de 1998 où ce n’est plus au Marion usurpant la casquette de phénoménologue qu’il s’en prend, mais bien à l’honnêteté philologique de ce dernier et aux détournements ahurissants de l’œuvre husserlienne mise au service d’une cause qui ne pouvait être la sienne. Ainsi, L’idée de la phénoménologie, dans laquelle Marion puise une certaine légitimation de son idée de donation, se trouve-t-elle en réalité dénaturée, nous dit Janicaud, par la lecture qu’en fait Marion, et ce à différents degrés. Ainsi, « grâce au coup de pouce de la traduction de Gegenbenheit par « donation », Marion en vient à affirmer que « seule la réduction fait accéder à la donation absolue et n’a pas d’autre but qu’elle. » Deux idées ont été introduites par rapport à la lettre (et à l’esprit) du texte husserlien : la notion même de donation pourvue d’une ipséité (ce qui est signé Michel Henry et non Husserl comme le confesse la note de la même page) ; l’idée que la donation serait le « but » de la réduction alors que pour Husserl c’est le statut du donné qui est modifié par la réduction. »15 Mais il y a encore pire : Janicaud accuse Marion de fausser les citations, de les détourner de leur sens original, et d’en inverser le sens lorsque cela l’arrange : ainsi, lorsque Marion cite Husserl, nous lisons ceci : « la donation d’un phénomène réduit en général est une donation absolue et indubitable » ; si Husserl a dit cela, comme prétend le citer Marion, alors en effet il semble que la donation préside à toute phénoménalité, de sorte qu’il ne faille penser le phénomène que comme rendu possible par sa donation initiale : maintenant, si nous allons voir le texte de Husserl, nous lisons ceci : « à propos du cas singulier d’une cogitatio, par exemple d’un sentiment, il nous serait peut-être permis de dire : ceci est donné, mais en aucun cas il ne nous serait permis de risquer la proposition la plus générale : le donné d’un phénomène réduit en général est absolu et indubitable. » En d’autres termes, en tronquant volontairement la citation de Husserl, Marion lui fait dire exactement le sens opposé du sens souhaité par Husserl. Révéler cela, c’est mettre en doute la probité philologique de Marion, c’est mettre en doute l’honnêteté intellectuelle d’un penseur, et c’est une accusation qui me semble au fond bien plus grave que ne l’est celle de pervertir le sens de la phénoménologie. Et ce problème se redouble d’ailleurs lorsque Marion traduit Ereignis par Avènement, faisant de l’Ereignis une lecture ontique (L’Avènement est toujours avènement de quelque chose) contre les indications expresses de Heidegger.
Il y a donc deux niveaux de réflexions menées à l’encontre de Marion : il y a d’abord une critique, d’ordre philosophique, quant au sens à donner à la phénoménologie ; mais après tout, il ne s’agit là que d’un débat philosophique, intellectuellement stimulant, et légitime à tout point de vue ; mais il y a aussi une accusation grave, mettant en jeu l’honnêteté intellectuelle de Jean-Luc Marion : comment peut-on se revendiquer de la phénoménologie et déformer à ce point les textes de Husserl ? Comment peut-on se permettre de tronquer des citations afin de leur faire dire ce qu’elles refusent explicitement ? Il y a là quelque chose de profondément gênant, de réellement grave même, qui risque de jeter le soupçon sur la probité du penseur de la donation.
Outre Levinas et Jean-Luc Marion, Janicaud analyse la pensée de Michel Henry en des pages qui sont sans aucun doute les plus difficiles de l’ouvrage, tant elles condensent en quelques mots les points névralgiques de la pensée henryenne. Probablement Janicaud a-t-il plus de clémence avec Henry, qui paraît parfois plus spirituel que théologique ; Janicaud note d’ailleurs que « Michel Henry a parfaitement compris tout le parti spirituel16 qu’il pouvait tirer d’Eckhart (…) »17 et à cet égard, il n’est pas certain que la pensée d’Henry soit véritablement caractérisée comme théologique, en dépit de l’immanence à notre âme de la révélation divine, devenant par la même occasion auto-suffisante et justifiant ce « mépris complet pour toutes les déterminations affectives de la vie, de telle sorte que le souci du fondamental et de l’originaire congédie tout autre souci, désincarnant cette affectivité qu’on voulait concrète. »18 Ce désintérêt à l’égard des déterminations affectives de la vie – que n’admettraient probablement pas, du reste, les henryens – ne signe pourtant pas un échec philosophique, remarque Janicaud : on trouve ainsi de magnifiques remarques sur l’invisible et l’indicibilité de la vie, mais il n’en résulte pas, affirme ce dernier, qu’en produisant un discours matériel, la phénoménologie soit ainsi capable de dire en quoi consiste la phénoménalité de la phénoménalité pure : ce que reproche au fond Janicaud à Henry, c’est son refus de rendre adéquat l’objet à la méthode : l’autoréférence de la vie à son pathos exclut de fait la possibilité de penser l’adéquation de la méthode phénoménologique à l’objet pour la bonne et simple raison que le pathos originaire n’est lui-même pas phénoménologique.
D’autres auteurs sont passés en revue, Ricoeur, Jean-Louis Chrétien, mais ce sont essentiellement Levinas, Jean-Luc Marion et Michel Henry qui occupent le devant de la scène dans ces deux ouvrages réunis par l’unité d’un même questionnement : qu’est-ce qui se montre vraiment ? Peut-on rendre compte de l’appel en tant que phénomène ? Le Pathos originaire se phénoménalise-t-il réellement ? Vouloir introduire de force ces instances métaphysiques dans la phénoménologie, c’est au fond confondre phénoménologie et philosophie, c’est vouloir confondre démarche phénoménologique et démarche philosophique. Contre cette tentation, Janicaud nous rappelle que « la phénoménologie n’est pas forcément toute la philosophie : elle doit son intérêt et sa portée au respect de ses propres règles en même temps qu’à l’audace de ses percées. »19 C’est pourquoi, même si domine une lecture critique des phénoménologues français contemporains, il ne faut pas négliger le versant positif qui clôt l’ouvrage ; contre ces tentatives de réduction de la phénoménologie à la philosophie, contre cet investissement de l’immanence par une transcendance qui n’apparaît pas, Janicaud promeut ce qu’il appelle une « phénoménologie minimaliste », qui se contenterait de décrire les phénomènes, c’est-à-dire de décrire ce qui apparaît, sans se fourvoyer dans les projets fondationnalistes et théologiques, qui au fond semblent, par orgueil, ne pas savoir se contenter de la richesse infinie de ce qui s’offre à voir.
- Dominique Janicaud, Le tournant théologique de la phénoménologie française, l’Eclat, 1991
- Dominique Janicaud, La phénoménologie éclatée, L’Eclat, 1998
- Dominique Janicaud, La phénoménologie dans tous ses états, Folio-essais, 2009
- Ibid. p. 23
- Ibid.
- Ibid. p. 69
- Ibid. p. 73
- Ibid. p. 82
- Ibid., p. 83
- Ibid. p. 96
- Ibid. p. 97
- cité par Janicaud, p. 97
- Ibid. p. 97
- Ibid. p. 105
- Ibid. pp. 207-208
- Je souligne
- Ibid. p. 115
- Ibid. p. 117
- Ibid. p. 127