Spinoza : Premiers écrits. Oeuvres I

Les PUF font paraître cette année le premier tome des Œuvres de Spinoza qui rassemble le Traité de la Réforme de l’Entendement traduit du latin par Michelle Beyssade et le Court Traité traduit du néerlandais par Joël Ganault – Filipo Mignini ayant assuré l’établissement du texte et l’introduction de chacun des deux traités qui reprend les conclusions de ses travaux philologiques 1.

Rappelons que la parution de ce volume s’inscrit dans un projet d’édition des Œuvres complètes de Spinoza commencé en 1999 sous la direction de P.-F. Moreau et comprenant « un nouvel établissement du texte, une nouvelle traduction et des instruments de travail – glossaires, index et appendices – qui rendent accessible l’état actuel de la recherche ». Deux volumes sont déjà parus: le tome III en 1999 consacré au Traité théologico-politique traduit par P.-F. Moreau et, en 2005 le tome V, consacré au Traité politique traduit par Charles Ramond. Une troisième pièce, sur les cinq prévues, s’ajoute donc aujourd’hui au puzzle, mais sans doute n’est-elle pas tout à fait une pièce comme les autres puisqu’elle est … la première. Contrairement aux tomes III et V qui portent simplement le titre de l’ouvrage, les auteurs ont à cet égard choisi d’intituler ce tome Premiers écrits2, ce qui fait bien entendu référence à la chronologie des ouvrages, mais invite d’emblée à problématiser le rapport que ces deux premières rédaction de la pensée de Spinoza entretiennent avec le reste de l’œuvre. Dans la mesure où il s’agit du premier des cinq tomes des Œuvres complètes, une introduction générale explicite en outre sur les principes éditoriaux adoptés. Ces deux caractéristiques, inhérents à la « première pièce » du puzzle nous permettent d’interroger la pertinence philosophique de l’ouvrage – l’édition de ses textes se justifie pleinement dans un projet d’édition des Œuvres complètes d’un auteur, mais ont-elle un réel intérêt philosophique ? – et de revenir, à l’occasion de l’explicitation des principes d’édition adoptés – sur la question de l’édition et de la réédition des classiques – simple mise au goût du jour de la langue ou bien traduction qui est le fruit des avancées de la recherches dans divers domaines qu’il s’agisse de la philologie sous toutes ses formes, de l’histoire et de l’histoire de la philosophie ?

Une pièce majeure

Rappelons brièvement le propos de l’un et de l’autre texte. Le Traité de la réforme de l’entendement, inachevé, traite de la vérité et de l’erreur, ainsi que de la méthode réflexive que Spinoza préconise. Le Court traité sur Dieu, l’homme et la santé de son âme s’attache essentiellement à la position de Dieu comme substance unique et à la distinction des genres de la connaissance. Dans un cas comme dans l’autre, la question de la connaissance est centrale, dans les deux cas la réflexion se fonde sur un vocabulaire cartésien dont elle opère sinon la subversion, du moins la transformation. Enfin, dans ces deux textes, la réflexion s’inscrit dans une problématique éthique : qu’est-ce que connaître dans la mesure où savoir connaître vraiment et à bon escient conduit à la béatitude ? Dès lors, nous pouvons voir, rétrospectivement, que l’auteur constitue sa problématique et son langage philosophique de l’intérieur d’une tradition, en l’utilisant, en s’appuyant pour l’instant sur elle sans être dupe de ses emprunts et en se donnant d’emblée les moyens pour s’en libérer.

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Ces deux traités ont de ce fait un triple intérêt. D’un point de vue interne, ils permettent, en donnant un point de départ, un contrepoint, de dessiner le cheminement qui conduit à la rédaction de l’Ethique et du Traité théologico-politique D’un point de vue externe, ils renouvellent la réflexion sur Dieu, la connaissance, les affects et les relations entre les hommes. Mais ils le font dans un contexte bien particulier puisque nous voyons Spinoza prendre position dans les débats de la nouvelle philosophie de l’âge classique, s’opposant notamment à Descartes. En d’autres termes, « c’est toute l’insertion d’une nouvelle pensée dans le monde des sciences, des réflexions sur leur méthode, de l’analyse de la vie affective et sociale, des questionnements sur la vie de l’individu et son rapport avec le Souverain Bien ».

« Scriptura sola », une sobriété érigée en principe

Comme les deux autres précédents volumes, il s’agit ici d’un travail d’édition contemporaine d’un texte classique déjà plusieurs fois traduit et édité. Comme les deux autres volumes en leur temps, cette édition réactive la vieille question de la pertinence de la réédition des classiques, qui est l’un des objectifs de la collection Epiméthée. Mais est-ce vraiment une question? C’est une tâche absolument indispensable et précieuse pour tous les « classiques ». La question réside en revanche dans la manière de mener à bien une telle entreprise. Le travail d’édition se fonde ici sur les mêmes principes que les deux ouvrages précédents, et l’introduction générale qui ouvre ce premier tome souligne et explicite ses choix.

L’introduction s’intéresse au texte et au texte seulement. L’introduction ne raconte pas. Après avoir rendu compte du rapport de Spinoza à l’édition de ses propres textes et par suite de la part importante des œuvres posthume, de l’évolution de l’édition des textes. Dans la mesure où l’état de la recherche évolue au niveau conceptuel, historique et philologique et nous conduit à prendre une perspective différente sur le texte. Il ne s’agit pas de nouvelles interprétations, mais au contraire d’une proximité plus grande avec le texte lui-même. Les dernières éditions de référence sont celles de Van Vloten et Land d’une part et surtout celle de Gebhardt. Comme le souligne P.-F. Moreau pour en tirer toutes les conséquences pour la présente édition : « depuis l’époque de Gebhardt, la recherche a progressé » dans trois directions : le système spinoziste nous est mieux connu, le latin du XVII, la culture et les formes d’expression propres à Spinoza également, ainsi que la connaissance du contexte politico-religieux de l’époque. « Les principes de cette édition tirent les conséquences de ces recherches: donner à lire les écrits de Spinoza sans y ajouter de commentaire philosophique […] et sans imposer au lecteur de normes externes autres que celles de la plus sobre philologie; présenter ce que nous savons de la date et de la situation de chaque œuvre ; fournir des instruments de travail aidant à la lecture : lexique, indexes, notes qui éclairent la démarche du raisonnement, citent les passages et ouvrages auxquels Spinoza fait allusion, expliquent les difficultés historiques. A ce prix nous semble-t-il, les prétendues obscurités du texte disparaîtront, et ses difficultés réelles pourront être étudiées dans les meilleures conditions. […] Non pas résoudre d’avance tous les problèmes pour celui qui utilisera cette édition, mais lui fournir tous les matériaux pour qu’il puisse résoudre lui-même ceux qui sont essentiels. »3.

Le contenu des introductions de chacun des deux textes traduits dans ce premier recueil témoigne à son tour du principe qui guide toute l’entreprise: le texte, rien que le texte. Ces deux introductions s’intéressent en effet aux questions de transmission, aux variantes. F. Mignini consacre ainsi son introduction du premier des deux textes à un débat caractéristique de l’historiographie spinoziste concernant l’ordre de rédaction des premiers écrits, entre le Traité de la Réforme de l’Entendement, le Court traité et la première rédaction de l’Ethique. Après avoir évoqué les hypothèses diverses avancées à cet égard, il propose, à partir d’arguments externes (notamment la références aux Lettres) et internes (certains concepts majeurs comme la nature de l’entendement, la théorie de la méthode, des genres de la connaissance) que le Traité de la Réforme de l’Entendement ne peut pas être postérieur au Court Traité, ce qui contrevient à la thèse traditionnellement défendue jusqu’à présent. L’introduction du second texte s’élève contre l’hypothèse d’un texte dicté par Spinoza à ses amis et/ou repris ensuite par un rédacteur anonyme s’appuyant éventuellement sur un plan de Spinoza lui-même. Il conclut son argumentation, là encore étayée sur des arguments externes et internes, en reconstruisant une genèse du texte: les amis de Spinoza lui demandent d’exposer ses idées sur la métaphysique et la morale, ce qu’il fait fin 1660 en latin; ses amis l’encourageant à traduire et à publier l’ouvrage, Spinoza corrige le texte latin, l’annote avant une traduction en néerlandais à laquelle sont ajoutées les notabilia et de références. Spinoza ajoute lui-même des notes à un exemplaire néerlandais, mais il est possible qu’il ait également complété l’exemplaire latin.

Aussi cette édition laisse-t-elle aux ouvrages « sur » Spinoza le soin de parler de Spinoza et laisse ici parler Spinoza. Mieux, elle fait en sorte que Spinoza puisse dire ce qu’il a voulu dire comme il l’a voulu, en se concentrant donc sur l’établissement du texte à travers les modalités de sa transmission et sur la traduction. C’est donc une récidive dans cette entreprise de réédition des Œuvres complètes de Spinoza aux PUF : une troisième fois nous avons affaire à une remarquable édition du texte de Spinoza dont la sobriété rivalise avec le caractère incisif et pertinent des remarques introductives et des annotations.

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  1. « Per la datazione et l’interprtazione del « Tractatus de Intellectus Emendatione » di Spinoza », La Cultura, 17, 1979, 1/2, p. 87-160; « Nuovi contributi per la datazione et l’interprtazione del Tractatus de Intellectus Emendatione », in Spinoza nel 350 anniversario della nascita, Napoli, 1984, p. 515-525; « Sur la genèse du Court traité: l’hypothèse d’une dictée originaire est-elle fondée? », Cahiers Spinoza 5, 1984-1985, p. 147-165
  2. Spinoza, Premiers écrits, Œuvres I, PUF, coll. Epiméthée, 2009
  3. Ibid. pp. 14-16
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