Rudolf Eisler : Kant-Lexikon, I et II

Les éditions Gallimard ont fait paraître, au cours de l’année 2011, une nouvelle édition en deux volumes d’un des plus classiques outils de travail consacrés à Kant, à savoir le Kant-Lexikon de Rudolf Eisler1. L’œuvre kantienne, impressionnante par son entreprise presque permanente de resémantisation de la langue philosophique, se prête volontiers à l’exercice d’une sorte de dictionnaire-lexique, projet dont on vit du reste bien des illustrations peu de temps après que parut la première édition de la Critique de la raison pure, puisque Christian Erhardt Schmid avait, dès 1786, entrepris de répertorier les principales notions de la pensée kantienne à l’aide d’un système de renvois aux textes permettant d’en cerner des définitions dont la nouveauté pouvait dérouter2.

En entamant donc ce lexique kantien alors que faisait déjà rage la Première Guerre Mondiale, Rudolf Eisler poursuivait une tradition déjà bien établie, et allait donner à l’intelligibilité des œuvres de l’auteur de la Critique de la faculté de juger une nouvelle impulsion, appuyée sur un savoir encyclopédique que ses nombreux dictionnaires philosophiques antérieurs avaient révélé. Toutefois, Rudolf Eisler décéda en 1926 sans avoir pu achever ce Lexique, de sorte que ce dernier apparaît à la fois comme une œuvre posthume et en même temps comme une oeuvre partiellement collective, le Dr Kuhn n’étant pas pour rien dans la publication finale du travail initial.

A : Exposition du projet de Rudolf Eisler

Afin de présenter avec le plus de clarté possible l’entreprise telle qu’elle fut conçue par Eisler lui-même, nous allons reproduire une partie de l’avant-propos que rédigea ce dernier, au sein de laquelle il présentait avec élégance la force de son projet. Quoique daté de 1916, donc du début de l’entreprise, les principales directions du résultat final s’y affirment avec une grande fermeté.

eisler_lexikon_i.jpg

« Le Kant-Lexikon n’est, bien évidemment, ni une présentation systématique de la philosophie kantienne, ni un index des ouvrages de Kant élaboré selon des principes philologiques où seraient répertoriées toutes les occurrences des termes. […]. L’éditeur de ce Dictionnaire s’est néanmoins efforcé de citer autant de passages que possible philosophiquement significatifs. A chaque entrée on trouvera des renvois à d’autres entrées également pourvues de corrélats ; par là chaque concept se voit mis en relation avec le champ des concepts auquel il s’est d’abord incorporé, ce qui profite à la cohérence de l’ensemble. Et même si le but visé en premier lieu a été de montrer, en toute clarté, la manière dont Kant a conçu les problèmes, du commencement jusqu’à la fin de son travail philosophique, on n’en a pas moins veillé, autant que faire se pouvait, à citer non pas des définitions et des remarques de Kant détachées et privées de leur contexte, mais sur tous les thèmes de quelque importance, des mouvements de pensée avec leur logique interne. »3

Néanmoins, lorsque certains concepts se trouvent jouer un rôle particulièrement décisif au sein de l’œuvre kantienne, s’ajoute au jeu de renvois une présentation rapide quoique dense de la signification dudit concept. Ainsi, si nous prenons l’exemple de la « chose en soi », nous constatons qu’avant de citer le texte de Kant ou de renvoyer à quelque extrait, l’auteur en présente le sens de manière tout à fait remarquable :

« Par « chose en soi », Kant entend la réalité effective telle qu’indépendamment de toute possibilité d’expérience, elle existe pour elle-même, la réalité absolue. Nous ne connaissons le réel que dans les formes de l’intuition (espace et temps) et de la pensée (catégories) ; ces formes, la réalité effective ne les a qu’en relation avec la conscience empirique, uniquement comme objet d’une telle conscience, et non en elle-même. Tandis qu’au début du moins, Kant applique les catégories (causalité, substantialité, etc.) à la chose en soi, il restreint leur validité, par la suite, au monde phénoménal et définit la chose en soi comme inconnaissable ; elle est seulement pensable, en tant que pur « concept-limite », comme quelque chose que nous posons comme fondement des phénomènes et de leurs propriétés déterminées, que nous devons admettre sans pouvoir la déterminer positivement selon son être. »4

Il ne s’agit donc pas seulement d’une collection de textes ni de références organisées selon un ordre alphabétique mais bien plutôt d’une tentative de clarification de la pensée kantienne, à l’aide d’une introduction au sens des concepts, permettant non seulement de discriminer entre ceux qui se révéleront décisifs et ceux de moindre importance, mais de surcroît de ne présenter les renvois aux textes qu’après avoir déjà éclairé le lecteur, refusant d’abandonner ce dernier à la découverte sauvage d’extraits parfois abscons. Eisler rendait d’ailleurs compte d’une telle démarche dans son avant-propos, précisant qu’il avait paru « utile, partout où la quintessence de la doctrine kantienne ne ressort pas d’elle-même au terme de ces restitutions, de faire précéder les articles les plus importants de brèves introductions en forme de résumés explicatifs, qui rendent plus accessible l’intelligibilité de l’ensemble. Bref, celui qui voudra vraiment y regarder de plus près ne pourra s’y méprendre : le travail offre substantiellement plus qu’un simple bric-à-brac de citations dont le lecteur ne saurait que faire. »5

B : Spécificités de l’édition française de 1994 – et de 2011

Si le projet allemand ne peut donc qu’emporter l’enthousiasme du lecteur, se trouve aussitôt posé un problème dans la version française : à quelle édition des œuvres de Kant renvoient les textes de la traduction du Lexique ? La première édition française6 s’enracinait dans un double besoin : d’une part l’édition de la Pléiade n’avait nullement accompagné les textes d’un index, absence regrettable, et d’autre part l’obsolescence de l’édition allemande menée par Vorländer dont les références étaient éculées. Du point de vue des textes français, le Lexikon français renvoie donc prioritairement à l’édition de la Pléiade qui, elle-même, indique la pagination de l’édition de l’Académie de Berlin. Mais bien des œuvres de Kant sont absentes de cette édition, ce qui impose de diversifier les renvois. La Logique, par exemple, ou l’Opus Postumum font défaut à la belle entreprise de Ferdinand Alquié. Dans ce cas, ne figurent que les références à l’édition allemande de l’Académie, ce qui s’avère curieux dans la mesure où la Logique fut traduite par Vuillemin en 1966 chez Vrin tandis qu’existe une remarquable édition de l’Opus postumum de François Marty aux PUF. Pourquoi ne pas s’y référer ? Si la distinction entre les éditions du Nachlaβ et des Reflexionen peut expliquer une certaine prudence et le choix de suivre l’édition de Dilthey, le cas de la Logique demeure plus intrigant.

La correspondance, quant à elle, est citée selon AK et selon l’édition française parue chez Gallimard en 1991. Sans doute ce Lexikon, lui-même paru chez Gallimard, privilégie-t-il ainsi les œuvres traduites chez Gallimard, quitte à ne pas indiquer au lecteur les traductions parues chez d’autres éditeurs historiques de Kant, soient Vrin et PUF, et non traduites chez Gallimard. Cette démarche, qui aurait pu être compréhensible pour des œuvres traduites chez plusieurs éditeurs différents – pensons à la Critique de la raison pure traduite chez Gallimard, chez GF et aux PUF – devient dommageable dans le cas d’œuvres ne possédant qu’une seule version française.

En outre, l’édition française ne correspond pas tout à fait à l’édition allemande, la version de Vorländer étant soit incomplète, soit partiellement erratique. C’est la raison pour laquelle le lecteur français y découvrira une centaine d’articles supplémentaires, auxquels s’ajoutent également des renvois introduits par les seuls éditeurs français. Les articles déjà existants ont été augmentés par de nombreuses références et de nombreuses citations. Enfin, une mise en ordre chronologique a été effectuée, et menée selon la chronologie retenue par la Pléiade, c’est-à-dire selon une démarche tripartite : 1747-1781 / 1782-1791 / 1792-1804. La version française se présente donc non pas comme la simple traduction d’un outil allemand mais bien comme sa substantielle amélioration, tant par l’augmentation qu’elle introduit que par l’ordonnancement rigoureux qu’elle y défend.

C : Ce qui sépare l’édition de 1994 de celle de 2011

L’édition en poche, c’est-à-dire en TEL, apporte-t-elle quelque chose à l’édition initiale de 1994 parue dans la Bibliothèque d’histoire de la philosophie ? Ainsi que nous l’avons signalé dans le paragraphe précédent, elle ne prend pas en compte les traductions extérieures aux éditions Gallimard, si bien que toutes les nouvelles éditions de textes kantiens parues aux éditions Vrin depuis plusieurs années en sont exclues, les renvois se bornant dans ce cas à n’indiquer que l’édition de l’Académie. Peut-être aurait-il pourtant été bon de compléter, à l’occasion de ce passage en TEL, la version originale qui, quoique fort bien faite, eût mérité de trouver quelque augmentation au regard du travail éditorial de ces dernières années ; il s’est passé bien des choses quant aux traductions en 17 ans, et il est infiniment regrettable que cette nouvelle édition n’en porte pas la moindre trace.

eisler_lexikon.jpg

L’enjeu de cette nouvelle édition est donc moins éditorial que financier : alors que la version de 1994 coûtait 42 euros, les deux tomes parus en 2011 coûtent respectivement 9, 65 € et 8, 65 €, soit un peu plus de 18 € les deux. En d’autres termes, le prix de l’ouvrage initial a presque été divisé par deux et demi, ce qui n’est pas négligeable, mettant ainsi à la portée de la plupart des bourses kantiennes un outil de travail classique et indispensable.

Conclusion

Cette nouvelle édition du Kant-Lexikon constitue donc moins une surprise éditoriale qu’une aubaine financière pour le lecteur ; rendre accessible ce titanesque travail qui fit tant pour l’intelligibilité du kantisme constitue une démarche qui mérite d’être saluée, et reconnue pour ce qu’elle est, à savoir une aide précieuse quant à la compréhension d’un des plus grands moments philosophiques de l’histoire occidentale. L’édition française d’Anne-Dominique Balmès et de Pierre Osmo apporte de notables améliorations au regard de l’édition allemande, améliorations qui auraient toutefois gagné à intégrer de plus nombreux renvois aux traductions françaises.

Entretiens

Colloques

La philosophie médiatique

Coups de cœur

Histoire de la philosophie

Actualité éditoriale des rédacteurs

Le livre par l’auteur

La philosophie politique

La philosophie dans tous ses états

Regards croisés

  1. Rudolf Eisler, Kant-Lexikon, édition d’Anne-Dominique Balmès et de Pierre Osmo, deux volumes, Gallimard, coll. Tel, 2011
  2. cf. CCE Schmid, Wörterbuch zum leichtern Gebrauch der Kantischen Schriften (hrsg. Norbet Hinske, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, Darmstadt, 1976
  3. Kant-Lexikon, Tome I, p. IX
  4. Ibid, p. 141
  5. Ibid, p. X
  6. cf. Rudolf Eisler, Kant-Lexikon, Gallimard, bibliothèque de Philosophie, 1994
Posted in Kant, Philosophie médiévale and tagged , , .

Ancien élève de l’ENS Lyon, agrégé et docteur en Philosophie, Thibaut Gress est professeur de Philosophie en Première Supérieure au lycée Blomet. Spécialiste de Descartes, il a publié Apprendre à philosopher avec Descartes (Ellipses), Descartes et la précarité du monde (CNRS-Editions), Descartes, admiration et sensibilité (PUF), Leçons sur les Méditations Métaphysiques (Ellipses) ainsi que le Dictionnaire Descartes (Ellipses). Il a également dirigé un collectif, Cheminer avec Descartes (Classiques Garnier). Il est par ailleurs l’auteur d’une étude de philosophie de l’art consacrée à la peinture renaissante italienne, L’œil et l’intelligible (Kimé), et a publié avec Paul Mirault une histoire des intelligences extraterrestres en philosophie, La philosophie au risque de l’intelligence extraterrestre (Vrin). Enfin, il a publié six volumes de balades philosophiques sur les traces des philosophes à Paris, Balades philosophiques (Ipagine).