Philippe Morel : Mélissa

C’est un livre1 impressionnant d’intelligence et de subtilité qu’a offert Philippe Morel en 2008 aux passionnés de l’art italien. Dans une triple étude consacrée aux symboles de palais italiens, Philippe Morel a pu montrer que l’on pouvait fort bien s’intéresser au sens d’une œuvre sans pour autant réduire sa démarche à celle d’une pure iconographie, ce qui ouvre de nouvelles possibilités dont les potentialités seront, à n’en pas douter, immenses. La villa Médicis, Le palais Schifanoia, et la Mélissa de Dossi reçoivent ainsi un traitement nouveau, que Philippe Morel déploie avec un bonheur certain, à l’aide d’une érudition éblouissante et d’une logique structurelle non moins remarquable. Notons également, avant d’analyser en détail ce bel ouvrage, que Philippe Morel brave le tacite interdit, consistant à taire la présence de signes explicitement talismanique ou magiques, et décrit sans retenue ce qui apparaît à l’évidence comme une volonté hermétique en plein cœur des palais italiens.

A : Une étude astrologico-magique

Très vite dans l’ouvrage se trouve évoquée l’éminente dignité de l’astrologie au cœur de la Renaissance et, loin de ricaner devant cette incontournable caractéristique des XVème et XVIème siècles, Philippe Morel va chercher à en cerner le sens et la pratique. Dès l’introduction en effet, l’auteur prévient son lecteur : « les moyens magiques qu’elles [les peintures de Schifanoia, NDA] mettent en jeu sont beaucoup plus exceptionnels, la nature talismanique qui leur est ici reconnue apparaissant comme le prolongement d’une tradition magique dont les outils ne sont généralement pas de nature artistique. Nous aurons donc à nous interroger sur les conditions d’apparition, à la Renaissance, d’une peinture fonctionnant comme un talisman astral. »2 Nous sommes d’emblée situé dans la droite ligne des études magistrales de Nicolas Weill-Parot, Les images astrologiques au Moyen Age et à la Renaissance ou de Henri Stierlin, L’astrologie et le pouvoir, et ce n’est pas un hasard si l’introduction rappelle la place qu’occupait l’astrologie au Moyen Age, que ce soit chez Albert ou même chez Thomas, ou l’importance que revêtit dans les débats renaissants. Paradoxalement même, il n’est pas certain que l’astrologie ait été plus présente au Quattrocento qu’elle ne le fut dans les siècles passés, précisément en raison de l’émergence de l’individu et de la liberté afférant, ce qui rendait contestable la prédétermination astrale. Morel suggère de ce fait une distinction subtile entre astrologie et hermétisme qu’il résume en ces termes : « L’humanisme de la Renaissance n’a donc pas toujours et partout renforcé le mode de pensée astrologique, mais les humanistes qui se sont élevés contre le fatalisme astral furent parfois séduits par l’hermétisme et la magie. »3

Quoi qu’il en soit, une grande partie de l’étude de Morel porte sur la présence de l’astrologie au sein des cycles, présence qui s’inscrit paradoxalement en amont même de la Renaissance, et qui s’enracine dans le christianisme lui-même. « En amont des écrits astrologiques, magiques et philosophiques qui permettent de rendre compte de l’identité, du statut et de la fonction de ces images, on peut faire remonter l’analyse des conditions de possibilité de cette rencontre de la peinture et de la magie du côté d’une anthropologie des images chrétiennes. »4 Mais ne nous y trompons pas ; si les images renaissantes héritent du christianisme, c’est peut-être d’abord parce que les images chrétiennes sont elles-mêmes pénétrées de pensée magique, que la Renaissance parvient à faire remonter à la surface.

Pour autant, tout n’apparaît pas comme univoquement astrologique aux yeux de Morel qui ne sombre pas dans la facilité consistant à prendre un terme pour l’appliquer à tout ; ainsi la villa Médicis, notamment lorsqu’il est question d’étudier les triplicités, s’avère-t-elle subtilement hermétique, déclinant toute une gamme de possibilités astrologiques, plus ou moins explicites ; l’astrologie ne devient jamais chez Morel le terme commode permettant de penser universellement l’hermétisme de l’image et l’on en trouve une illustration significative dans la comparaison de la villa Médicis et du palais Schifanoia : dans la villa Médicis, par exemple, l’usage astrologique est limité ou, tout du moins, ne peut être ramené à un de ses traditionnels usages, à savoir celui de l’horoscope. « Le programme astrologique de la décoration, écrit P. Morel, ne fonctionne pas comme un horoscope et ceci pour plusieurs raisons. Il ne pouvait guère en être autrement puisque, s’il faut en croire Usimbardi, celui de Ferdinand disparut avec ses date et heure de naissance sur l’ordre de Cosme Ier, et que, face à cette lacune, Angeli dut se contenter de l’identification signe horoscope et que Galilée dut se livrer à diverses tentatives de déduction ou de reconstitution (…). »5 Autrement dit, l’usage de l’astrologie y est symbolique. Inversement, à Schifanoia, la présence astrologique s’avère nettement plus explicite, notamment dans la représentation des décans, et c’est à bon droit que P. Morel peut écrire : « Bien loin de constituer une anomalie, la distribution des signes dans le salon de Schifanoia plaide donc pour son caractère spécifiquement astrologique. »6 On le voit, la déclinaison de l’usage astrologique parmi les différents programmes étudiés est grande, et l’une des grandeurs de l’ouvrage consiste précisément à savoir rendre compte de la variété et de la subtilité de ces usages, afin d’en montrer les possibilités les plus variées.

B : La notion de programme

Ce qui apparaît également comme une des forces du livre me semble être la notion de « programme », car Philippe Morel restitue la manière dont chacune des décorations est pensée ; plus clairement encore, c’est à l’intelligibilité même des œuvres que nous convie l’auteur, et cela suppose de reconstruire la conscience même de ceux qui les avaient conçues, ce qui impose une démarche dans laquelle l’essentiel consiste justement à proposer une hypothèse – souvent fort bien argumentée – quant à la construction consciente de l’image. C’est cela le programme, c’est-à-dire le dessein conscient des artistes, dont Morel interroge tout à la fois les motivations hermétiques, comme indiqué en première partie, mais aussi politiques. Il est plaisant de voir que pour une fois, Morel ne succombe pas à la tentation de croire qu’il aurait épuisé le sens d’un programme en le ramenant à sa dimension hermétique, mais il sait au contraire en exhiber les différents niveaux herméneutiques, ce qui l’amène à montrer comment des représentations magiques trouvent en réalité leur sens dans une visée politique.

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Examinons, dans un premier temps, la manière dont Morel cherche à penser la cohérence des programmes, et comment il appuie ses hypothèses : au palais Schifanoia, la question de la représentation des décans est omniprésente ; or, écrit Morel, « si l’auteur du programme avait souhaité privilégier le caractère astronomique et gréco-ptoléméen des décans, il aurait dû logiquement faire appel à la sphère grecque, voire à la sphère perse, avec leurs constellations ou leurs fragments de constellations bien identifiables et largement diffusés dans les illustrations de manuscrits. En un mot, intéressante et justifiable en soi, l’interprétation classicisante, archéologique et peut-être même astronomique des décans ferrarais est une fausse voie pour l’historien de l’art, dans laquelle il ne peut que se fourvoyer. »7 Ce qui est ici intéressant, c’est la démarche abordée : la compréhension de l’œuvre ne peut être qu’holiste, c’est-à-dire que l’intérêt accordé au programme impose à Morel de prendre en compte la totalité d’une logique, et chaque élément ne peut être compris que s’il fait système avec tous les autres. C’est là la dimension très rationnelle de la démarche de l’auteur ; il y a comme un principe implicite dans l’ouvrage voulant que l’on accorde à l’artiste un souci de cohérence, de systématicité à tout le moins, et ce n’est que par cette présupposition que la reconstruction du programme devient possible.

Nous avons donc une exigence de systématicité à l’œuvre dans les œuvres, sans laquelle la démarche même de Morel ne serait pas possible ; mais, comme je l’ai dit plus haut, parmi les visées des programmes, Morel ne s’en tient pas nécessairement à un sens hermétique. Il n’est pas rare, au sein de l’ouvrage, qu’un programme initialement hermétique révèle une visée sinon plus haute, à tout le moins tout aussi déterminante, d’ordre politique ou même social. Ainsi la villa Médicis présente-t-elle une représentation du mythe d’Er de la République de Platon, dont Morel décrypte patiemment le sens. Ce qui est particulièrement troublant, c’est la transformation du mythe en usage politique, que révèle l’auteur : « Le programme initial d’essence platonicienne, les connotations néoplatoniciennes, les références constantes aux astres et à leurs influences, les allusions à la magie incantatoire et oraculaire, se trouvent de la sorte remplacés par une glorification empathique et spectaculaire, orthodoxe et transparente du prince et de son épouse. »8 Il faut ici saluer l’entreprise de Morel qui n’épuise pas ses recherches dans la seule présence hermétique, mais qui sait faire jouer les différents niveaux herméneutiques, sans se laisser fasciner par tout ce que la magie peut avoir de séduisant.

C : Comment mesurer l’influence de la philosophie ?

On trouve également dans cet ouvrage une forte présence de références philosophiques, ce qui permet de comprendre – ou en tout cas de deviner – combien grande fut l’imbrication à la Renaissance entre la démarche rationnelle de la philosophie et la démarche hermétique, que l’on a vite fait de reléguer aux délires de l’irrationalité. De nombreuses évocations de Ficin, qui fit d’ailleurs tout pour dissimuler le caractère démonique de sa pensée, émaillent le texte, et permettent d’éclairer certains programmes : ainsi, le Commentaire du Banquet ou celui de l’Ion permettent-ils de penser l’identification des muses aux sphères célestes. Morel aborde également le rapport de Ficin à la question des talismans, dont il rappelle combien il pouvait être sceptique devant leurs effets supposés ; mais toujours aussi nuancé, il signale que l’assomption des images dans les pratiques astrales puise sa justification dans « la tradition hermétique et néoplatonicienne actualisée par Ficin et par Pic de la Mirandole (…). »9

Parfois, Philippe Morel ne peut en rester qu’à des hypothèses : il est en effet très difficile de mesurer l’influence réelle d’un texte sur les contemporains, particulièrement sur des œuvres d’art qui ne mentionnent pas explicitement les sources. Il ne peut alors être question que de restituer une ambiance intellectuelle, des possibilités, et à partir de celles-ci, de faire le pari que tel texte ait été lu et diffusé. Le cas du De amore de Ficin s’avère à cet égard paradigmatique : « S’il est vrai que Ficin n’entretenait pas de rapport avec la cour de Borso d’Este et que ce dernier n’avait pas de relation privilégiée avec Florence et les Médicis, bien au contraire, il n’en demeure pas moins que l’une des premières copies manuscrites du De amore, d’origine non identifiée, se trouve à la Bibliotesca Estense de Modène et l’on ne peut exclure qu’une partie du texte ou plutôt certaines de ses idées aient été connues avant même la fin de sa rédaction grâce à quelque intermédiaire proche de Ficin, un correspondant voire un membre de l’Académie de Carregi où ces idées pouvaient être débattues avant une mise en forme définitive (…). »10 Les formules sont ici significatives : « l’on ne peut exclure que… » ; « ces idées pouvaient être débattues », etc. Il y a dans ce type de démarche qui cherche à penser l’impact d’une pensée philosophique sur un programme une nécessaire part d’audace, qui ne saurait conclure à une influence nécessaire, mais qui libère des possibles et qui amène l’imagination créatrice à établir des ponts qui peuvent s’avérer féconds. C’est sans doute une limite objective de ce type de démarche, mais ce n’est en rien une limite intellectuelle, bien au contraire.

C’est donc un ouvrage tout à fait remarquable, tant sur le plan de l’érudition que de l’audace intellectuelle, superbement illustré, où se mêlent avec bonheur liberté d’esprit, connaissance précise des thèmes abordés, et réflexion consciente sur la démarche proposée. Par ailleurs, cet ouvrage présente à mes yeux un autre mérite qui est celui du décloisonnement des disciplines : philosophique, artistique, hermétique, et même littéraire, il offre un aperçu transversal de domaines par trop souvent enfermés en eux-mêmes, et invite l’esprit à voyager parmi l’ensemble des créations du génie humain, et c’est peut-être là la leçon humaniste que réactive Philippe Morel et que notre époque semble avoir le plus oubliée.

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  1. Philippe Morel, Mélissa. Magie, astres et démons dans l’art italien de la Renaissance, Hazan, 2008
  2. Ibid. p. 13
  3. Ibid. p. 21
  4. Ibid. p. 31
  5. Ibid. p. 60
  6. Ibid. p. 129
  7. Ibid. p. 133
  8. Ibid. p. 303
  9. Ibid. p. 69
  10. Ibid. p. 113
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Ancien élève de l’ENS Lyon, agrégé et docteur en Philosophie, Thibaut Gress est professeur de Philosophie en Première Supérieure au lycée Blomet. Spécialiste de Descartes, il a publié Apprendre à philosopher avec Descartes (Ellipses), Descartes et la précarité du monde (CNRS-Editions), Descartes, admiration et sensibilité (PUF), Leçons sur les Méditations Métaphysiques (Ellipses) ainsi que le Dictionnaire Descartes (Ellipses). Il a également dirigé un collectif, Cheminer avec Descartes (Classiques Garnier). Il est par ailleurs l’auteur d’une étude de philosophie de l’art consacrée à la peinture renaissante italienne, L’œil et l’intelligible (Kimé), et a publié avec Paul Mirault une histoire des intelligences extraterrestres en philosophie, La philosophie au risque de l’intelligence extraterrestre (Vrin). Enfin, il a publié six volumes de balades philosophiques sur les traces des philosophes à Paris, Balades philosophiques (Ipagine).