Paul Audi : Le démon de l’appartenance (partie II)

Cet article constitue la seconde partie d’une recension dont on peut consulter la première partie à cette adresse.

II. Statut. Du sentiment d’appartenance

Paul Audi nous fait remarquer la nécessité de toujours flanquer de guillemets le mot d’identité, « si faussement hospitalier » (p. 82) tant il est vrai que rien n’identifie en propre l’identité, jamais rien n’est aussi peu identique à soi, et aussi peu fixé une fois pour toutes que ce que nous entendons par là. Car une identité n’est jamais donnée, reçue ou atteinte. « Identification plutôt qu’identité », affirme Paul Audi, à la suite de Jacques Derrida (Le Monolinguisme de l’autre), c’est-à-dire processus plutôt que terme, acte plutôt qu’objet : « le rapport de soi au propre de soi s’accomplit en un effort sans cesse recommencé qui tout à la fois fait, défait et refait la détermination identitaire. Tel est le mouvement de l’appropriation du « soi » que dans son approche du propre, il lui est donné de tenter sans cesse de s’ajuster à ou de se caler sur un horizon de proximité qui à chaque avancée ne peut que reculer d’autant. » (p. 82) L’appropriation est donc toujours à reprendre, à réitérer. Mais cette appropriation par soi du « propre » constamment partie liée avec ce que Paul Audi appelle une « projection phantasmatique » – c’est-à-dire « non pas comme une image se donnant comme telle, mais comme cette apparence de réalité en laquelle il n’est demandé que de croire, c’est-à-dire d’accorder un crédit à ce qui ne laisse pas de réclamer une fidélité à son endroit. » (p. 83) Mais l’important est ailleurs, nous fait remarquer Paul Audi : « Il est dans la fidélité requise et nécessairement engagée. » Or cette fidélité ne saurait être autrement que libre de tout devoir : « Le lien de fidélité ne ligote pas, n’entrave pas la liberté : la seule chose qu’il effectue est un libre nouage du temps. » (p. 83)

Si la question de l’identité renvoie à la question d’un même, on peut s’interroger sur la question de savoir quel est ce « soi-même » que chacun est ou ce nous-mêmes que nous sommes, à supposer que les sujets du « je » ou du « nous » puissent demeurer comme tels identiques à eux-mêmes. « C’est ainsi qu’au même propre de l’identique (idem) se substitue, dans le processus même de l’identification, le « propre à soi » constitutif du Soi (ipse) peu importe que ce « soi » soit lui-même identifié comme individuel ou collectif. » (p. 84) Or le trouble dans lequel nous plonge l’obsession identitaire aurait-il le moindre effet s’il ne prenait appui sur un certain sentiment d’appartenance, se demande Paul Audi. Pour répondre à cette question, il interroge ce que recouvre l’idée même de ce sentiment d’appartenance.

Un sentiment est ce qui se donne à éprouver ; « ce n’est pas tant qu’un sentiment est subjectif, c’est qu’il met à l’épreuve de sa propre subjectivité, de son être-pour-soi, l’être vivant, charnel, voire pulsionnel, qui le ressent. » (p. 84) Aussi le sentiment se définit-il comme une disposition intérieure, comme ce qui nous dispose immédiatement à nous-mêmes comme à toute autre chose. Le sentiment, quand il advient, nous affecte ici et maintenant : il nous touche, nous impressionne – « nous » renvoyant aux êtres incarnés que nous sommes et, plus généralement, aux êtres vivants (animaux ou humains) dotés d’une passibilité fondamentale. Le mot « passibilité » désigne la capacité que le vivant possède d’être sensible à quelque chose, de souffrir quelque chose, donc d’ « être pourvu d’une chair affective, jouissante et souffrante, disposée et accueillante, constamment susceptible d’éprouver. » (p. 85) Quant à la locution « ici et maintenant », elle signifie qu’un sentiment est quelque chose d’actuel : « étant nécessairement en acte, dit Paul Audi, un affect n’est jamais en puissance. C’est en quoi il ne relève pas du possible. » (p. 85)

Or un sentiment a ceci de singulier que sa concrétude est immatérielle, sans être le moins du monde idéale. C’est « une pure vibration, sinon une assonance qui se lève à même la chair et s’impose à elle avant toute dissonance et avant toute consonance. » Sa voix précède toute détermination : « voix étrangère et inhérente à toute explicitation, qui accompagne et se sépare de toute détermination soit de l’ordre de l’auto-affirmation ou de la prédestination. » Mais la voix du sentiment résonne toujours en faisant écho à elle-même : « On dit parfois qu’un daïmon l’habite » (p. 85) Le sentiment, nous dit Paul Audi est « cette libre intonation, sans provenance ni porte-voix, qui tient le logos en respect ; une affection qui en elle-même n’annonce rien, pas plus qu’elle n’énonce quoi que ce soit de signifiant ou de sensé. » (p. 86) Or dans le sentiment d’appartenance, l’appartenance relève du passé, tandis que le sentiment résulte de la passibilité. Ainsi de l’appartenance, il n’y aura jamais qu’un sentiment. Car c’est cette passibilité qui replie le lien d’appartenance sur le sentiment : « Si l’appartenance tient du sentiment, c’est parce que l’appartenance est relative à un Avant, à un Déjà, à un passé. » (p. 86) Or cette condition de passibilité est en même temps la condition de possibilité des êtres finis que nous sommes et qui ne sont jamais posés d’eux-mêmes ou par eux-mêmes dans la vie qui est la leur, et qui se doivent, pour cette raison même, de se montrer fidèles à ce qui les précède, à cet Avant, à ce Déjà auquel ils font serment de leur fidélité. « Si le serment de fidélité est un libre nouage du temps, c’est qu’il noue le Déjà au Pas-encore. Du coup, voici comment s’éprouve l’appartenance : comme un rattachement à l’Avant, qui, une fois l’attache fidèlement nouée, fait aussitôt figure de « provenance » à l’intention de tout ce qui est comme de tout ce qui n’est pas encore. » (p. 87)

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Paul Audi souligne que la finitude ne désigne pas ici la mortalité de l’homme, mais son impossible auto-fondation dans l’être, « l’hétéronomie de son advenue à soi comprise comme venir dans la vie. » (p. 87) La passibilité est alors un des noms de la finitude. Or cette passibilité est vouée à recevoir l’empreinte du temps sous sa forme de Déjà. Or c’est bien cette passibilité du sentiment qui l’imprègne d’angoisse : « Tout sentiment d’appartenance porte le sceau de l’angoisse. C’est sa façon d’affecter – de mettre à l’épreuve. » (p. 87) Par cette mise à l’épreuve, l’appartenance impose sa loi, fait entendre sa voix et s’impose alors entraînant derrière soi trahison ou fidélité. « Car l’un et l’autre, l’acceptation comme le refus de l’appartenance, sont une façon insigne de répondre à l’angoisse que suscite l’irreprésentabilité du Déjà. » (p. 89) Or Paul Audi nous fait remarquer que toute affirmation identitaire se soutient d’une crispation sur le Déjà. « C’est justement que cette crispation traduit chaque fois l’effort qui vise à dissiper l’angoisse que sa passibilité au Déjà éveille au cœur de l’homme. » (p. 90) En raison de sa réalité affective et proprement angoissante, l’appartenance est toujours vraie. Le sentiment d’appartenance ne trompe jamais. « Il y va, dit Paul Audi, de l’irrécusable propre à la finitude ou inhérent à la passibilité. » Seulement de quoi au juste ce sentiment est-il composé ? Qu’est-ce qui à l’origine donne toute sa force à son autorité ? D’où lui vient son irrécusabilité ?

Paul Audi cite alors un texte extrait de la page 242 de Composition française. Retour sur une enfance bretonne (publié aux éditions Gallimard en 2009), de l’historienne Mona Ozouf : « … Dans une société de la division, de la contradiction, de la mobilité (comme la nôtre en ce début de XXIème siècle), aucune appartenance n’est exclusive, aucune n’est suffisante à assurer une identité, aucune ne saurait prétendre exprimer le moi intime de la personne, si bien qu’on peut se sentir à la fois français, breton, chercheur, fils, parent, membre d’un parti, d’une église, d’un syndicat ou d’un club. » La première remarque de Paul Audi est de dire que le l’identité comme telle n’est jamais première, qu’elle procède toujours de quelque chose derrière elle, qui la précède et qui la détermine dans son essence. Autrement dit, l’identité c’est toujours « le résultat d’un processus » (p. 91) Sa seconde remarque est historique : « Dans notre univers mondialisé, … aucune attache ne se présente plus à soi comme exclusive ; même la pluralité des attaches possibles ne parvient plus à assurer la constitution d’une identité au sens strict du terme. » Or Paul Audi remarque avec beaucoup de pertinence que « dans certains cas, cela peut être réjouissant, si on le vit comme une libération, ou une désaliénation, mais cela peut aussi bien, dans d’autres cas, inquiéter, angoisser, voire terrifier, si cela provoque comme un effet durable de désorientation et donc comme une déstabilisation. » (p. 92) Enfin, la troisième remarque de notre auteur est géographique, car ce dont il s’agit dans ce texte de Mona Ozouf, c’est de la République française. Une République dont le pacte fondateur exige précisément que toutes les « fidélités » particulières soient d’entrée de jeu soumises à deux obligations formellement contradictoires : l’obligation d’appartenir, d’une part, et la revendication d’indépendance, d’autre part. Ainsi, Paul Audi constate que « le républicanisme… nous expose à deux réquisitions simultanées mais opposées l’une à l’autre eu égard à leur contenu, et donc difficilement conciliables. » (p. 93) L’individu est invité à s’affranchir triomphalement de ses appartenances et y est souvent ramené sans douceur par le regard d’autrui, renvoyé à sa communauté.
Or l’appartenance ne désigne pas seulement un lien ; il faut encore que ce lien en appelle de lui-même à une fidélité (parfois manifestée comme telle par un serment). Comme tout signe, le signe d’appartenance est une marque qui renvoie à autre chose qu’elle-même. Les traits indiquant l’appartenance traduisent, chaque fois, selon les situations, des relations de ressemblance, de contiguïté dans l’espace ou dans le temps, ou de causalité. Etant donné que de ces relations la plus décisive est la relation de ressemblance, on rattache généralement les traits d’appartenance à un certain « air de famille ». N’est propre que ce qui est proche et n’est proche que ce qui est propre. Pr remarque Paul Audi, « c’est à la condition de recevoir une estampille sociale-historique qu’un signe d’appartenance réussit à m’identifier en propre. » (p. 98)

L’identification en propre résulte de rien moins que d’une fabrication sociale en raison de laquelle Paul Audi affirme qu’une « propriété identificatrice équivaut à un trait d’appartenance dont la possession par un sujet donné fait l’objet d’une espèce d’adoubement public dont l’effet est de pourvoir cette possession autant que cette attribution d’une valeur sociale et historique, culturelle et politique. » (p. 98) Paul Audi relève que tous les marqueurs d’identité, tous les signes qui nous désignent (familial, religieux, sexuel…) nous assignent une identité que nous n’avons pas choisie. Cette assignation par un faisceau de signes identificateurs est en fait radicale : « au même titre que la désignation qu’elle assure et l’identification en propre qu’elle permet et réalise, l’assignation par les signes participe pleinement à l’édification du sentiment d’appartenance. » (p. 99) Si radicale qu’elle soit, cette assignation de soi opérée par les signes d’appartenance n’en est pas pour autant impérative. Et Paul Audi affirme que si l’on est amené à l’éprouver, alors ce qu’elle fait naître en soi, c’est une conscience d’identité. « S’il a bien conscience de faire partie de… ou de prendre part à…, ce qu’il a aussi, et surtout, c’est le sentiment de dépendre de ce dont il fait partie. Ce sentiment inflexible de dépendance, voire d’assujettissement à une instance détenant sinon une primauté quelconque, du moins une antériorité certaine… c’est ce sentiment qu’il convient d’appeler « sentiment d’appartenance ». Ainsi le sentiment d’appartenance, tout en manifestant l’appartenance comme lien ou comme attache, fait-il de moi le membre d’une relation dissymétrique. » (p. 100) Ce que révèle au demeurant le verbe appartenir, selon son étymologie latine, c’est l’idée d’être tenu par, et c’est bien parce qu’on est tenu par… (sous-entendu : par sa passibilité au Déjà) que ce verbe a été amené à signifier « se rattacher à… », « se relier à… » On comprend alors pourquoi, selon Paul Audi, le sentiment d’appartenance est toujours, d’une façon ou d’une autre, transit par la reconnaissance d’une dette. Toutefois, cette dette ne correspond pas à l’acquittement d’un devoir, ni à l’application d’un droit ; la dette, ici, est à comprendre au sens d’un « Je rends grâce aux origines de ce que je suis », c’est-à-dire : « Je dois à mon rattachement au Déjà, dont à la passibilité et à la finitude qui sont les miennes, la chance et l’échéance de mon identité. »

Par sa reprise réfléchie, l’identité se manifeste non plus comme un terminus a quo, mais sous la forme d’un terminus ad quem. L’identité ad quem est l’identité proprement dite, elle est l’identité au sens de ce vers quoi elle s’oriente. Le sentiment d’appartenance doit toujours pouvoir se manifester de la sorte, c’est-à-dire comme le terme d’une visée, ou l’objet d’une réflexion, si elle veut « s’assurer », d’elle-même (se fixer, se figer) en tant qu’identité. Paul Audi constate alors que la question de la différence entre appartenance (en tant que modalité de l’identité) et identité (en tant que modalité de l’appartenance), tout comme la question de la relation entre appartenance et identité ne sauraient être affrontées sans y impliquer la dichotomie a quo / ad quem : « Quand l’identité se présente comme une modalité de l’appartenance, il s’agit d’une identité a quo, mais quand l’appartenance se présente comme une modalité de l’identité, celle-ci n’est autre qu’une identité ad quem. Paul Audi remarque qu’à une identité a quo on ne peut que se montrer fidèle ou infidèle, tandis qu’à une identité ad quem, à une identité revendiquée et choisie, à une identité identifiée comme telle, l’on ne peut que se montrer plus ou moins conforme : « Sur cet écart, la question de l’héritage et de la transmission vient alors se poser par surcroît : car l’on ne fait pas toujours son héritage (celui que l’on transmet) de ce que l’on a soi-même hérité. En ouvrant les vannes de la dette, l’identité ouvre en même temps celles de la reconnaissance ou de l’ingratitude. » (p. 102)
Or en quoi réside alors tout le diabolique de l’identité ? « Que le sujet soit lui-même en s’opposant à tout autre (à l’autre de soi comme à l’autre que soi), ou qu’il soit seulement lui-même en se distinguant de lui, cela n’empêche nullement son être-soi de s’énoncer comme appartenance, comme faisant déjà partie d’un tout qui le dépasse à tous égards. » (p. 105) Je ne suis pas tant un être dédoublé qu’une assomption d’identités hérités et choisies, acceptées et refusée, fiables et défiées : « L’étendard de mon identité ayant chaque fois à se ficher à l’intersection de plusieurs sphères d’appartenance, si ce n’est au sommet de leur superposition. » (p. 105)

En quoi consistent donc la naturalisation et la survalorisation qui président au processus d’identification ? Outre qu’elles se préoccupent de hisser au rang d’ « inéluctable » ce qui sert opportunément à conjurer les limitations de l’être fini, elles entendent transformer l’humilité en son contraire : en orgueil, en fierté, en manifestation de dignité. « Telle est, dit Paul Audi, la survalorisation du Déjà, de ce qu’on appelle nation, patrie, racines biologiques, familiales, culturelles ou historiques, telle est la surestimation de tous les artefacts symboliques dont on estime devoir dépendre « naturellement », qu’elle a une fonction essentiellement conjuratoire. » (p. 108) Dans ces conditions, on comprend mieux pourquoi les hommes aiment tant revendiquer, se prévaloir et s’enorgueillir de leur appartenance à un ensemble qui préexiste à leur naissance et qui donne à leur être une assise plus assurée. « Pourtant, affirme Paul Audi, ce sol ne remplit son rôle d’assise, de fondement symbolique, qu’à la faveur du besoin que l’on a de croire à sa solidité. Comme William James l’a bien montré dans une étude intitulée Le Besoin de croire, « la foi en un fait peut aider à créer le fait. » Et cela est si vrai qu’il vaudrait mieux parler d’un « désir d’une certaine sorte de vérité qui détermine l’existence de cette vérité particulière. » 1 C’est d’une revendication du même ordre qu’il s’agit dans la volonté de croire. » (p. 108-109) Et cependant, cette croyance auto-réalisatrice n’est pas sans engendrer chaque fois une illusion dans la mesure où on y prend l’imaginaire pour du réel, l’institué pour l’instituant, le produit pour ce qui le produit. Or pour Paul Audi, ce renversement complet de l’ordre des choses est plus que dommageable : « Il est par exemple à l’origine du « nationalisme ». Car aucun peuple n’existe comme un corps unifié indépendamment du désir éprouvé par chacun de ses membres d’appartenir à un corps unifié, supposé préexister à son désir de lui appartenir, « il ne fait jamais, dit Paul Audi, que projeter son propre besoin d’être soutenu dans son être sur une entité supposée avoir la puissance de le soutenir, à telle enseigne que c’est cette projection même qui fait de l’entité en question un corps unifié autour de son besoin d’incorporation qu’il présume par ailleurs commun à tous ses membres. » (p. 109)

Il en découle alors une deuxième caractéristique du sentiment d’appartenance, à savoir le fait que le surgissement de ce sentiment dissimule l’œuvre de projection et la phantasmatique qui l’accompagne. « Ainsi, quiconque se trouve mû et ému par un sentiment d’appartenance commence-t-il par se convaincre de l’existence réelle de l’instance à laquelle il déclare appartenir, et pour mieux donner corps à son incorporation, c’est-à-dire à son besoin d’assise, il se représente ce fondement non seulement comme quelque chose de réel, mais aussi et surtout comme étant déjà là, comme quelque chose de donné, de reçu, comme d’hérité, et cette représentation n’est jamais sans l’entraîner à penser qu’il doit bien dépendre d’une façon ou d’une autre de ce donné. » (p. 110)

Conclusion

Ce que le livre de Paul Audi nous apprend est donc que l’appropriation est donc d’abord un certain comportement, c’est-à-dire une façon de se porter vers… en s’apportant soi-même avec. Cet acte exprime donc une tenue de rapport. Et en sa tenue de rapport, l’appropriation est telle qu’elle fait de l’avoir inhérent à la possession d’une propriété une modalité de l’être. « Sans doute, dit Paul Audi, portons-nous sur nous la marque indélébile d’un ordre symbolique que nous n’avons ni créé ni choisi. Mais la transmutation de l’avoir en être, ou de la propriété en propre, telle qu’elle caractérise le processus d’identification, repose, sur un plan plus subjectif, sur une décision d’ordre éthique. » (p. 113) La transformation de la propriété en propre ou de l’avoir en être suppose de s’engager dans le geste éthique que suscite l’épreuve toujours troublée et troublante du sentiment d’appartenance. Dans l’être tenu de… « appartenir » est alors relatif à un sujet pouvant se dire à lui-même : « Il m’appartient d’être ou de faire ceci ou cela », au sens de « il m’incombe d’être ou de faire ceci ou cela ».

Aussi la fidélité désigne-t-il, selon Paul Audi, le dépliement du pli de l’appartenance : « elle déplie le pli de l’appartenance car elle déploie sa pliure selon ses deux côtés, celui de la désignation et celui de l’assignation, et elle empêche de cette façon de se replier sur lui-même. À la faveur du dépliement que lui assure la fidélité, le Déjà s’ordonne au Pas encore et l’identité a quo à l’identité ad quem. Fidélité tournée du côté de l’objet (de l’être-tenu par…) : je suis fidèle à ce qui me tient. Fidélité tournée vers le sujet (de l’être-tenu de…) : cette appartenance même m’oblige. » (p. 114) C’est ainsi que grâce au sentiment que l’appartenance éveille et à la manière dont on se rapporte à lui, c’est-à-dire à la fidélité qu’elle suscite, on passe de l’avoir à l’être, ou de la propriété au propre, ce passage devant lui-même en passer par une « décision d’être » dit Paul Audi. Le sentiment d’appartenance enjoint alors chaque homme, toutes les fois qu’il l’éprouve, de s’approprier les signes d’appartenance (hérités), c’est-à-dire de passer du subi au voulu, cette reprise les transformant, de fait, en traits d’identité (élus). « L’identité assurée est toujours une fidélité assumée. » (p. 114)

Une telle reprise de fidélité faut passer d’un lien de dépendance à un lien d’obligation. Et si elle conduit de l’ontique à l’éthique, c’est-à-dire de l’aire de la nécessité au domaine du devoir, c’est dans la mesure où entre ces deux dimensions, dans le dépliement même de l’appartenance, se produit le surgissement de la liberté, « un surgissement qui, pour Paul Audi, se produit chaque fois dans la pliure de cet événement-pivot qu’est l’épreuve du sentiment d’appartenance soumis à sa reprise. » (p. 115) Comme la fidélité (en tant que forme de rattachement) est un lien libre de toute obligation (et partant dénué de contrainte), ce lien risque à tout moment de se défaire, d’où le rôle du serment de fidélité, qui est de nouer durablement l’attache. « Grâce à ce nœud, le fidèle ressert son attachement, renforce son attache, et ce sont là pour lui autant de façons de ressaisir sa provenance, mieux : de se reprendre en elle. » (p. 115) Ainsi, pour Paul Audi, est-ce seulement grâce au serment que l’appartenance devient principe d’identification, origine. « Par le serment, je fais acte d’appartenance en faisant précisément de mon attache un nœud indénouable, un nœud qu’à défaut de pouvoir dénouer je ne pourrai, le cas échéant, que trancher. » (p. 115) Or, au même titre que le fait de se rendre fidèle à une sphère d’appartenance, le fait de rompre avec elle appartient de plein droit au pouvoir, donc à la liberté, de chacun.
Mais nous pouvons toujours tenter de refuser la part « non choisie » de l’existence, de la dissimuler ou de la recouvrir par ruse, il n’en demeure pas moins que nous faisons corps avec elle parce que nous lui appartenons autant qu’elle-même nous appartient : « S’il nous est donné de la refuser en partie, il nous est interdit de la récuser totalement. Nous en sommes toujours déjà et nous en serons à jamais les affiliés ou les obligés, fût-ce au comble de l’infidélité. » (p. 122)

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  1. William James, La volonté de croire, trad. L. Moulin, Paris, Les Empêcheurs de tourner en rond, 2005, p. 58-59.
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