Pablo Jensen : Pourquoi la société ne se laisse pas mettre en équations

L’usage des mathématiques pour la modélisation, sinon la connaissance des phénomènes sociaux est devenu courant. Pablo Jensen en démonte les présupposés et les lacunes épistémologiques. Il procède se faisant à une analyse fine de la façon dont les mathématiques s’inscrivent dans la démarche scientifique et dont sa réflexion exposée dans Pourquoi la société ne se laisse pas mettre en équations constitue la présentation1

De la physique galiléenne à la physique atomique : mathématiques et recherche de structures invariantes

Deux premiers chapitres consacrés à la physique mathématiques permettent en effet une réflexion préliminaire sur l’idée de mathématisation elle-même. Revenant à la physique galiléenne, première physique à mathématique à proprement parler, l’auteur s’intéresse au concept de référentiel galiléen. Celui-ci n’est en effet pas seulement un concept abstrait ni même l’effet d’une mutation ontologique ou métaphysique de la compréhension scientifique. Il est aussi une véritable matrice de situations expérimentales permettant l’usage combiné de la technique et des mathématiques pour construire des correspondances entre différentes situations et problèmes. Les mathématiques sont l’outil de ces transferts : elles permettent de lier de manière systématique la situation de laboratoire et à la recherche fondamentale. Leur usage implique une compréhension interne des mécanismes et pas une simple modélisation externe, aveugle à ses propres principes et déterminant : il permet une décomposition des différents paramètres susceptibles d’influencer un résultat.

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Le concept physique d’atome est examiné de la même façon. Il doit en effet être distingué du concept philosophique d’atome, lequel est construit sans bases expérimentales. Au contraire, le concept physique est d’abord opératoire. Le modèle atomique permet différentes formes de calculs, sélectionnant chaque fois des dimensions ou propriétés pertinentes (parfois se limitant au noyau, parfois sous la forme de probabilités de présence, etc.). Cette diversité d’usages remet bien sûr en cause l’interprétation ontologique classique faisant de l’atome un porteur de propriétés stables indépendantes de tout contexte. Il s’agit au contraire de comprendre l’atome comme un modèle, valant par ce qu’il révèle, par les différentes formes de stabilité, de transférabilité ou de variation de propriétés qu’il rend intelligibles. Les atomes sont des outils d’interprétation, des unités de calcul qui relient mais n’expliquent pas seuls l’ensemble des cadres conceptuels dans lesquels ils sont impliqués.

L’usage des mathématiques en sciences sociales : une capacité explicative souvent réduite

La modélisation sortie du domaine de la physique pure se montre souvent moins épistémologiquement rigoureuse. Dans certains domaines, elle a connu un essor grâce à un accroissement de la capacité de calcul permettant prendre de nombreux paramètres en compte. Ses hypothèses de base sont cependant souvent fragiles. Beaucoup de modèles économiques déduisent ainsi des effets systémiques à partir de l’agrégation d’agents individuels aux comportements modélisés de façon simple (par exemple pour comprendre les processus conduisant à la ségrégation des quartiers). Si ces modèles donnent parfois un bon aperçu des processus en question, leur caractère explicatif est cependant faible, voire nul2. Ils fournissent peu d’intelligibilité des situations et ne peuvent se substituer aux grilles d’analyses sociologiques, anthropologiques ou philosophiques. Dans certains cas (l’auteur donne l’exemple des modèles économiques des comportements électoraux), ces modèles se contentent d’agréger des individus atomiques dotés de propriétés choisies de manière plus ou moins arbitraire afin de correspondre aux données : cette façon de construire les atomes économiques s’apparente d’avantage aux atomes des philosophes classiques qu’aux atomes de la physique moderne.

Qui plus est, la logique même des phénomènes à modéliser interdit le plus souvent de procéder par agrégation. La prise en compte d’effets de réseaux, de proximité, de biais, implique une perspective systémique. Plus avant, le type de modélisation choisi dépend fortement des situations : ainsi, la modélisation du comportement de piétons dans des espaces urbains doit tenir compte de la capacité de ceux-ci à observer, à faire des choix, et s’inscrire dans un espace aux propriétés parentes de celles du système visuelle. La capacité de tels modèles à rendre compte de situation habituelle ne préjuge pas de leur aptitude à anticiper les situations extrêmes (paniques, etc.). En fin de compte, la complexité de la vie sociale rend beaucoup de phénomènes peu prédictible. A l’inverse, un algorithme parvenant à être prédictif sur une situation donnée risque d’être trop spécialisé pour fournir le moindre principe explicatif. La trop grande adaptation du deep learning aux données présentées, qui fait son succès pour traiter des phénomènes, en est aussi bien la limite.

Pour une modélisation mise au service de la réflexivité

La fragilité épistémologique des modèles mathématiques des phénomènes sociaux renvoie finalement à un débat ancien : les sciences sociales et les sciences de la nature peuvent-elles relever d’une même méthodologie ?

Sans reconduire la distinction diltheyenne des Geisteswissenschaften et des Naturwissenschaften, Jensen considère pour sa part difficile d’interpréter les questions sociales à l’aide de principes isolables et transférables, comme on le fait pour les questions physiques. La difficulté à opérationnaliser les causes complexes questionne ainsi de nombreuses méthodes d’analyse économique : elle constitue par exemple le principal problème méthodologique des essais randomisés contrôlés appliqués à l’économie du développement sans une attention suffisante porte aux structures sociaux-historiques des situations concernées. Dès lors, conclut l’auteur, la finalité de tels modèles devrait être bien plutôt de montrer la complexité que de la réduire. Loin de fournir des explications, ceux-ci peuvent plutôt permettre d’enrichir le regard porté sur les phénomènes. En d’autres termes, c’est dans leur pluralité et dans la discussion argumentée que celle-ci permet que loge leur plus-value. Il faudrait, conclut Jensen, développer une modélisation au service de la réflexivité, permettant une réappropriation collective de l’expertise.

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Regards croisés

  1. Pablo Jansen, Pourquoi la société ne se laisse pas mettre en équations, Paris, Seuil, 2018
  2. Sur la question du sens de l’explication, et du rapport aux mathématiques, en particulier à la construction de l’objectivité, cf. aussi R. Thom, Prédire n’est pas expliquer, Paris, Flammarion, 1995
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