Maxime Rovere : Exister. Méthodes de Spinoza

A : Ecrire sur Spinoza

Ecrire aujourd’hui sur Spinoza relève de la gageure. En effet, outre la complexité de la pensée du philosophe, la littérature à son sujet est plus qu’abondante. Outre les analyses classiques d’un M. Guéroult, les analyses novatrices des années 1970 d’un G. Deleuze ou d’un A. Matheron 1, les vingt dernières années ne sont pas en reste et des ouvrages comme Spinoza. L’expérience et l’éternité de P.-F. Moreau sont devenus des analyses de référence accompagnant en outre tout un travail philologique et philosophique de retraduction et de publication des Œuvres complètes 2. Le philosophe est et reste « à la mode », comme en témoigne le numéro que lui consacre le Magazine littéraire de janvier 2010, faisant état de l’abondance des travaux contemporains sur le philosophe 3. Comment écrire encore sur Spinoza, comment dire quelque chose de neuf, comment apporter quelque chose à la critique spinoziste? Avec son Exister. Méthodes de Spinoza4 paru en ce début d’année 2010 aux éditions du CNRS, c’est pourtant ce défi que relève – brillamment – Maxime Rovere au prix d’un renversement de perspectives : on ne se demandera pas ce que l’on pourrait bien dire de nouveau « sur » Spinoza mais bien en quoi la lecture de Spinoza peut produire du nouveau pour nous lecteurs aujourd’hui du philosophe, ce qui implique précisément d’adopter une méthode de lecture particulière qui, de fait, donne à lire quelque chose de très neuf puisqu’il échappe me semble-t-il aux pièges du lieu – devenu commun et adapté à tous les ouvrages – de « philosophie comme mode de vie ». L’ouvrage – qui reprend l’hypothèse de lecture de sa thèse de doctorat soutenue en 2006 – présente un parcours de lecture qui se fonde sur un parti pris épistémologique fort qui commande la méthode utilisée et permet précisément de dégager des « méthodes de Spinoza » relatives à un accroissement de son degré de réalité, de son efficacité sur le monde, bref, du fait d’exister ».

« En suivant l’usage des géomètres, Spinoza a voulu présenter de la manière la plus claire et la plus efficace possible ce qu’il conçoit comme un ensemble de méthodes destinées à former une éthique, c’est-à-dire une manière d’évoluer dans l’existence. » (p. IX). Telle est la thèse que défend M. Rovere à propos de l’Ethique, un double aspect qui donne son titre à l’ouvrage. Soutenir que l’Ethique est une « méthode » oppose une lecture stratégique à des lectures systématiques que proposent entre autres – et pourtant de façon radicalement différente – M. Guéroult et A. Matheron. C’est encore la dimension « méthodique » qui préserve la référence à l’existence du côté un peu facile des « livres de sagesse ».

B : Un parti-pris épistémologique efficace : l’Ethique comme méthode

Il me semble essentiel de souligner le parti pris épistémologique fort sur lequel s’appuie l’analyse et qui non seulement donne à l’ouvrage sa portée mais permet d’en saisir le sens. Un travail d’histoire de la philosophie, compris ici comme l’analyse du réseau conceptuel d’un auteur, permettrait de formuler-résoudre des questions qui nous importent, qui en viennent à être importantes précisément dans la mesure où ces formulations-résolutions sont susceptibles de modifier nos cadres de penser à partir d’un éclairage singulier: « en examinant comment les choses se pensent, comment les mots s’utilisent et comment les concepts opèrent, nous sommes nous-mêmes amenés à modifier nos catégories » (p. VII). Ajoutons, en suivant l’auteur, que Spinoza se prête particulièrement bien à une telle pratique de l’histoire de la philosophie dans la mesure où lui-même fonde l’ensemble de sa démarche sur une prise en compte et un usage de l’efficience de la pensée comme en témoigne le traitement des affects qui se trouvent décrits « en termes d’opérations de pensée immanents à l’Esprit » (p. IX). Aussi M. Rovere fait-il de l’Ethique « un lieu privilégié pour cette expérience pratique de la pensée » (p. VII). La démarche de l’auteur appelle trois remarques.

1. Dans la mesure où il s’agit de « mettre à jour la singularité d’un éclairage » (p. VI), il est nécessaire de prendre en compte le contexte dans lequel cette pensée émerge, un contexte hétérogène aux cadres conceptuels de notre monde contemporain. Inversement, il ne saurait être question de s’en tenir au jeu des filiations propre à l’histoire des idées mais de s’intéresser essentiellement à la cohérence interne et à la richesse des réseaux conceptuels tissés par un penseur – ici Spinoza. Les références à ses contemporains ne seront qu’un « moyen d’être au plus près de l’unité et de la continuité de la pensée de Spinoza » (p. VI). Il s’agit de naviguer entre les deux écueils de l’anhistoricité et de l’historicisation.

2. Cette méthode de lecture des textes pourrait apparaître comme la contrepartie d’une « analyse historique des discours » développée par M. Foucault dans la préface à Naissance de la Clinique par exemple ou bien dans l’Archéologie du savoir. Il s’agit, pour Foucault, de considérer le texte comme un document, le texte de philosophie comme un discours parmi d’autres pour s’intéresser au mouvement de la pensée à travers ce qu’il appelle des « problématisations » 5. On est aux antipodes du primat accordé à l' »auteur » et à l’ « œuvre » qui caractérise au contraire l’analyse de M. Rovere. Pourtant, chacune de ces deux méthodes vise un même enjeu : faire bouger quelque chose dans nos cadres de pensée, se mettre en état de penser grâce à la lecture des textes. La généalogie des concepts qui ne donne pas la priorité à un type de discours permet, en déconstruisant nos évidences, de nous donner à penser. Réciproquement et à l’inverse, l’analyse d’une pensée singulière peut fonctionner comme un contrepoint qui non seulement vient bousculer nos évidences, mais modifier de façon positive ces cadres de référence au sens où l’on peut à notre tour faire quelque chose avec cette pensée étrangère. Il ne s’agit nullement d’adopter les cadres conceptuels du XVIIème siècle, de « se prendre pour » Spinoza, mais de penser au contact d’une pensée singulière qui nous désarçonne, nous agace, nous enchante, nous gêne et nous pousse, bref, bouscule nos cadres de pensée et nous amène à les modifier sans que l’on se conduise pourtant en « disciples » béat d’une philosophie. Ce serait en effet bien mal comprendre ce dont il s’agit dans le texte de Spinoza aussi bien que dans le projet de M. Rovere.

3. Une telle perspective implique d’adopter certains principes méthodologiques à divers niveaux du processus. Il apparaît absolument essentiel de préserver les distinctions conceptuelles fines sous peine de ne trouver dans le texte que les thèses banales de la sagesse des nations. Le projet implique en outre de se prêter à une certaine manière de lire qui ne se contente pas de comprendre pour reformuler mais qui pense au contact du texte, qui considère le texte comme une « méthode efficiente » (p. VII). Le lecteur doit être partie prenante de cette transformation. Or – et telle est la thèse que défend l’auteur – comprendre que Spinoza expose un ensemble de méthodes, c’est déjà penser avec lui. Reste alors à l’historien de la philosophie, à nous conduire à voir cela dans la pensée de Spinoza.

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Si l’Ethique est comprise et à comprendre comme une méthode, il est tout aussi important de comprendre qu’elle concerne l’existence au sens très précis et technique que peut prendre ce terme, contrairement aux connotations romanesco-romantiques qu’il revêt parfois. Il s’agit de prendre au sérieux la variabilité du sentiment de notre être au monde en refusant de réduire ce « sentiment » – qui d’ailleurs n’en est pas vraiment un – à une illusion psychologique. De fait nous existons en plus et en moins selon que nous avons plus ou moins d’efficace sur le monde, une variabilité qui s’enracine dans la plus ou moins grande réalité de nos désirs, et une analyse qui se fonde sur une interprétation physique de notre rapport au monde en termes de causes et d’effets. On comprend dès lors que le problème sur lequel s’ouvre l’analyse n’est pas une question « existentielle » que l' »Homme » (sic) se poserait depuis la nuit des temps, pas plus qu’une interrogation métaphysique propre à l’auteur. Non, nous sommes d’emblée dans et avec Spinoza. La lecture de l’Ethique ne vient pas donner des réponses à un problème qui lui serait étranger. La lecture de l’Ethique permet de dégager une certaine problématisation du rapport au monde – exposé dans l’introduction – et des pistes de résolution pour ce problème – ce qui constitue le corps de l’ouvrage. Le problème et sa résolution, la question liminaire qui met l’analyse en perspective sont les deux faces d’une même chose: la singularité de la pensée de Spinoza telle qu’elle se trouve analysée et comprise dans une certaine perspective qui nous donne à penser.

La tâche de l’historien de la philosophie consiste alors à nous faire entendre le discours de Spinoza comme une méthode, ce qui n’implique précisément pas de suivre l’ordre linéaire de l’Ethique contrairement aux lectures « naturelles » auxquelles se sont livrés M. Guéroult et A. Matheron entre autres. Ces lectures sont en effet conduites à faire du jeu de la pensée quelque chose de négatif. Comprendre que l’Ethique est une méthode permet au contraire de saisir le caractère positif de ce jeu. Mais, paradoxalement, comprendre – et faire comprendre – que l’Ethique est une méthode implique de ne pas suivre l’ordre d’exposition qui commence par l’analyse « De Dieu » pour en venir ensuite seulement à la question de l’imagination, des affects et des passions. La méthode ne réside pas dans la linéarité. L’Ethique fait méthode au sens où « la structure mathématique […] a pour fonction de mettre en place un parcours déductif, où la force de la déduction détermine la mobilité du parcours », M. Rovere se plaçant ici explicitement sous le patronage d’E. Balibar 6. Qu’il nous suffise de comprendre qu’il existe une dynamique, en quoi elle réside et quel est son enjeu. En revanche, se laisser guider par la main c’est peut être accepter ici et cette fois de suivre autre chose que la linéarité du texte et saisir l’ordre des concepts. C’est à cela que nous invite M. Rovere en suivant deux principes complémentaires : élaborer un certain ordre qui donne à voir l’Ethique comme un jeu de méthodes qui permettent d’exister davantage et qui se fonde sur de micro-analyses ; et réciproquement adopter un principe de micro-analyse qui détermine un certain ordre de lecture.

Si l’auteur admet plusieurs méthodes d’explication pour une citation, c’est vers P.-F. Moreau plus que vers P. Macherey que M. Rovere se tourne. Il ne nie pas la nécessité qu’il peut y avoir à situer parfois la phrase dans son contexte démonstratif immédiat, mais cela conduit essentiellement à des lectures linéaires que M. Rovere dépasse en se donnant les moyens de prendre en compte d’autres aspects du développement qui, outre son caractère démonstratif, peut s’avérer polémique ou narratif: cela implique d »interroger « les effets intratextuels des concepts » 7 que Spinoza utilise et qui donnent lieu à une analyse minutieuse et précise du texte que M. Rovere. Ainsi échappe-t-il, malgré une analyse interne du texte, non seulement à une lecture linéaire mais également au double écueil de l’exégèse : une exégèse infinie fondée sur une enquête de ce qui est « en deçà » ou « au-delà » du texte écrit.

C : Reconstruire le texte

Outre cette méthode de lecture susceptible de prendre en compte aussi des éléments qui ne seraient pas régis par l’ordre démonstratif, l’auteur adopte un certain ordre d’exposition de son propos. Réussir à faire entendre – au sens fort – que l’Ethique est un ensemble de méthodes pour exister davantage, pour être plus réel, n’implique précisément pas, encore une fois, de calquer l’ordre du texte, mais d’en proposer au contraire une savante reconstruction, un parcours qui se décline en huit chapitres qu’il est possible de regrouper en quatre ensembles. Le premier chapitre vient expliciter dans quelle mesure il est encore possible de parler d’une éthique autrement que par abus de langage si tout est « nécessaire », ce qui donne lieu à une remarquable analyse de la notion de possible chez Spinoza. Les chapitres deux à quatre – qui s’intéressent aux « méthodes qui permettent d’amender nos erreurs » (chapitre 2), de « déployer nos forces » (chapitre 3) et « nos imaginations » (chapitre 4), revisitent ce que l’on appelle traditionnellement la « théorie de la connaissance » et dont M. Rovere montre qu’elle est une expression impropre. Les « méthodes pour activer nos passions » (chapitre 5) et « pour s’orienter dans l’existence » (chapitre 6) s’intéressent à l’action qui peut surgir de cette appropriation à soi qui émerge des trois chapitres précédents. Les deux derniers chapitres – des « méthodes pour comprendre « Dieu » » (chapitre 7) et « Vivre libre, ou la fin des promesses » (chapitre 8) – finissent là où l’Ethique commence – Dieu – et montrent quel usage est fait de ce concept repris aux théologiens. La référence à Dieu est une référence à l’inconditionné, et implique qu’il ne s’agit pas d’autre chose que de « se faire naturant » (p. 363).

Au final, ce sont des analyses très fines que nous proposent les chapitres et qui associent à l’intérêt de l’hypothèse générale, la pertinence du détail. Même si l’objet et l’enjeu ne réside pas « destiné à traiter les problèmes ponctuels posés par la pensée de Spinoza » (p. XI), ces analyses interviennent « de surcroît » en évoquant et en traitant effectivement les principaux concepts et problèmes de la pensée du philosophe, ce qui leur assure un éclairage original qui est loin d’en altérer la précision. La bibliographie sélective, documentée et organisée qui clôt l’ouvrage participe de cette qualité scientifique qui parcourt tout l’ouvrage. Le livre est et reste un travail de recherche, par définition technique, qui s’intéresse aux concepts dans leur aspect technique et parfois ardu et qui, même s’il défend une thèse, ne donne pas de réponses, bref, est rarement « confortable » ; mais n’est-ce pas le même Spinoza qui reprend à Platon la formule selon laquelle « toute chose belle – ici la pensée – est rare, autant que difficile » ?

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  1. Voir l’analyse qu’en propose T. Négri dans un article du Magazine littéraire, 1998, n°370, pp. 53-55, repris dans le n°493, p. 71
  2. Les tomes I, III et V sont déjà parus aux PUF en 2009, 1999 et 2005
  3. Citons par exemple et comme argument de cette prolifération la parution cette même année d’un autre ouvrage sur Spinoza dans la même collection : Spinoza. La science mathématique du salut de F. Barbaras
  4. Maxime Rovere, Exister. Méthodes de Spinoza, CNRS-éditions, Paris, 2010
  5. Voir notamment Dits et Ecrit, texte n° 342 pour cette notion
  6. « Jus, pactum, lex », Studia Spinoziana, vol 1, p. 105, cité pp. VIII-IX et note 6.
  7. P.-F. Moreau, Quel avenir pour Spinoza?, p. 50
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