Martin Heidegger : La métaphysique de l’idéalisme allemand (Schelling)

Il s’agit d’un cours et d’un séminaire de 1941 1, soit l’année où le troisième Reich est à son apogée, et précisément celle où Heidegger commence, dans ses Cahiers noirs, à dévoiler vraiment son antisémitisme : celui qu’il tiendra à maintenir dans ses œuvres dites complètes, publiées dans la collection d’ouvrages de philosophie la plus prestigieuse de France.

Il faut d’emblée l’annoncer : l’intérêt de ce tome 49 des œuvres dites complètes est tout relatif, surtout comparé au précédent tome publié il y a fort longtemps (1977 2) portant sur l’œuvre la plus célèbre de Schelling. Il risque avant tout d’intéresser les spécialistes de l’idéalisme allemand et de la pensée de Heidegger – pas tant ceux qui cherchent à comprendre le sens général de sa pensée – que ceux qui s’enorgueillissent de connaître dans le détail les méandres de sa pensée ontologico-historiale, et se gargarisent de la qualité des cours prodigués par le philosophe nazi. Pour rappel, il s’agissait de mettre au pas toute l’histoire de la métaphysique occidentale, époque par époque, pour lui imposer la violence herméneutique suivante : chacune de ces stations serait le témoignage d’une obnubilation de la subjectivité rationnelle pour l’être de l’étant au détriment du Seyn, oublié. Cherchant surtout à fustiger ce subjectivisme qui selon lui mène aux dernières conséquences de la destructivité nihiliste moderne – jusqu’à l’auto-anéantissement des Juifs – Heidegger prend un soin méticuleux, dans les années quarante, à décrire ce qu’il estime être les dernières phases amorçant la réalisation de cette histoire-destinée comme  »Wahnsinn », folie meurtrière qui a effectivement eu lieu avec la solution finale. La philosophie de la volonté de Schelling serait à cet égard l’avant-dernière étape avant le déchaînement de la volonté de puissance comme machination de la volonté de volonté revenant éternellement, thématisée à partir de Nietzsche et de la figure du travailleur décrite par Jünger. Des extraits décisifs des Cahiers noirs font plus que suggérer que le judaïsme serait à l’origine de la diffusion de cette subjectivité moderne menant aux machinations et aux  »délires » en question dont les Juifs seront victimes. Voilà pour leur  »auto-anéantissement. » C’est uniquement dans ce cadre général de la pensée de l’histoire de l’être comme mauvais destin qu’il faut lire les cours de Martin Heidegger portant sur chaque auteur de la tradition métaphysique.

De même, nous ne pourrons plus jamais lire cet auteur en faisant abstraction des extraits où il révèle pleinement sa compréhension du nazisme, comme celui-ci, édifiant, qui intégrera peut-être un jour, lui aussi, la collection « Bibliothèque de philosophie » de Gallimard : « Dans quelle mesure le nazisme ne peut jamais être le principe d’une philosophie, mais doit toujours être établi sous la philosophie comme principe. Dans quelle mesure, cependant, le national-socialisme peut probablement recouvrir certaines positions determinées et peut donc avec cela obtenir une nouvelle position de fondation de l’être ! Mais ce ne sera que sous la condition préalable qu’il se reconnaisse dans ses propres limites – c’est-à-dire se rendre compte qu’il n’est vrai que s’il est apte à venir en l’état de libérer et de préparer une vérité originelle ».

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Mais il sera toujours loisible aux spécialistes de Schelling de chercher dans le tome d’apparence beaucoup plus sage qui nous intéresse ici, quelque maestria heideggerienne dans l’interprétation du philosophe de l’idéalisme absolu – ce, sans chercher du tout à relier son contenu à celui de tous les tomes publiés dans la Gesamtausgabe, y compris ceux les plus douteux contenant les aveux les plus noirs. Faudrait-il encore étudier Heidegger comme n’importe quel auteur de l’histoire de la philosophie ? Qu’on nous permette de douter de l’intérêt d’une telle recherche aux yeux du penseur lui-même, lequel prenait beaucoup de soin à consigner tout le mépris qu’il avait pour toute entreprise historiographique. Mais nous en trouverions facilement d’autres fustigeant les démarches uniquement  »intellectualistes » qui prétendent comprendre sa pensée en la  »disséquant ». Lire Heidegger requiert plus que jamais une capacité à déceler sous son double langage le projet global et radical de ses méditations, même si leur violence paraîtra à bon droit bien estompée dans ce cours portant sur Schelling. Nous proposons donc ici l’interprétation de ces cours et matériaux de séminaires uniquement à partir de ce projet archi-nazi de Heidegger, tel qu’il a pu être exposé avec brio par Emmanuel Faye 3 ou plus récemment par François Rastier 4.

Structure et valeur de ce tome 49 de la Gesamtausgabe

Une vingtaine de pages introductives livrent des considérations générales sur la philosophie de Schelling qui ne devraient pas troubler outre-mesure les connaisseurs de cet auteur. C’est pourtant surtout à eux que s’adresse la publication de ce volume par l’éditeur. Si on excepte le chapitre suivant, il se peut que tout l’ouvrage ne fasse qu’apporter des précisions de peu d’intérêt à ce que nous savions déjà du rapport de Heidegger à Schelling et à l’idéalisme allemand.

Ce chapitre, de quasiment 70 pages sur 220, s’écarte un peu du reste de l’écrit, et porte sur les éclaircissements que le professeur de Fribourg souhaite effectuer concernant sa propre démarche, notamment pour la distinguer nettement des  »philosophies de l’existence » de Kierkegaard ou de Karl Jaspers. Nous y reviendrons.

Les six chapitres suivants sont relativement fastidieux et oiseux, au sens où l’interprète ne fait que reprendre l’essentiel des analyses qu’il a déjà proposées en 1936 du texte Recherches sur la liberté humaine, y ajoutant toutefois de nouvelles références aux Conférences de Stuttgart et aux Weltalter, qui ne sont toutefois pas décisives eu égard à ce qu’il retient du second Schelling – jamais celui de la philosophie positive, par exemple, n’est abordé. Il est en revanche question ça et là de sa philosophie de la nature, notamment lorsqu’il est question du Grund, ce fond qui peut être appréhendé à partir de la notion de pesanteur. La suite de l’ouvrage est constituée d’une trentaine de pages de  »reprises » des cours données, puis par trente autres d’annexes diverses permettant de mieux saisir les références effectuées pendant les heures d’enseignement. Elles portent essentiellement sur les mutations historiales supposées avoir eu lieu entre les débuts des temps modernes inaugurés par Leibniz et celles actées par la pensée de Hegel et de Schelling.

Le style général de cet ouvrage est assez désagréable pour la simple raison que le plus souvent, notamment dans la seconde partie, l’auteur consigne davantage des notes pour sa prise de parole devant les étudiants plutôt qu’il ne rédige un discours complètement articulé et étayé : cela confine parfois au style télégraphique. Il s’agit donc la plupart du temps d’indices, de directions que Heidegger proposait pour interpréter ce qu’il estimait essentiel, dans la philosophie de la liberté pour le mal, de l’auteur de l’idéalisme allemand. À chacun de s’y retrouver comme il peut.

Pascal David, le traducteur retenu par la maison Gallimard, est à n’en pas douter un spécialiste de l’œuvre schellingienne. On ne peut pas en dire autant – euphémisme -des textes de Heidegger, qu’il semble pourtant fréquenter assidûment. Il est de notoriété publique qu’il fait partie de l’équipe de François Fédier et consorts, qui cherchent à cultiver jusqu’à l’absurde une orthodoxie qui ne prête plus guère, désormais, qu’à sourire. Saluons toutefois une moindre tendance que Fédier à noyer le poisson sous des traductions affligeantes et scandaleuses  : une relative sobriété est ici à l’ordre du jour. Toutefois, il n’échappera pas aux connaisseurs du texte, déjà publié depuis longtemps (24 ans, en fait !) dans la Gesamtausgabe, que celui-ci ne comporte guère de passages sujets à polémiques, du moins si on s’en tient à une lecture superficielle, ce qui prête du coup moins le flanc aux velléités de camoufler des phrases douteuses ou carrément scandaleuses, même si David se laisse tout de même aller à traduire Völkisch-Politisch par  »national-politique » (p.89). Il ne s’agit finalement que d’un énième cours de Martin Heidegger, lequel, on le sait, se répète beaucoup, et où il se concentre tout de même, malgré ses violences herméneutiques, sur la philosophie d’autres auteurs. Toutefois, nous le verrons, il est souvent question de Sein und Zeit, puisque il se livre à l’une de ses activités favorites : fustiger les mauvaises interprétations de son Hauptwerk, même si sa troisième section n’a jamais été publiée, et que son langage n’était pas des plus limpides – pour ne rien dire de ses intentions réelles : créer le site pour le Dasein à venir, lequel deviendrait exclusivement l’esclave des envois destinaux de l’être pour se libérer de la machination de l’étant.

Le Schelling de Martin Heidegger

Dans le détail de ses interprétations, le penseur Souabe se concentre en particulier sur la célèbre distinction essentielle proposée par Schelling, notamment celle entre fond et entendement. Pour rappel, celle-ci est indispensable pour ne pas imputer le mal à Dieu, puisque ce serait plutôt dans et par cette scission en Lui qu’il pourrait advenir, lorsque le fond perd sa place de substrat pour l’in-formation divine – l’entendement- et cherche au contraire à s’insurger pour prendre la place de cette volonté de l’Amour – en s’en emparant. Le caractère éminemment spéculatif de ces justifications de la liberté pour le mal ne troublent en aucun cas Heidegger, qui va bien plutôt s’en emparer pour ses propres analyses historiales de son temps, par exemple dans son petit dialogue dâté du 8 mai 1945 La dévastation et l’attente -où on apprend, que l’Occident célébrait peut-être sa victoire ce jour-là, mais qu’il était depuis longtemps déjà,  »vaincu par sa propre insurrection » ; il serait grand temps de se demander en quoi consiste vraiment cette insurrection de la subjectivité, et surtout quels en sont les agents principaux à ses yeux. Les agents de sa diffusion, en particulier. En attendant, toutes ces spéculations métaphysiques sont discrètement reprises et intégrées à son  »histoire de l’être », et la philosophie de Schelling trouve même à ses yeux toujours davantage grâce que toute entreprise scientifique, s’il est vrai, comme chacun sait, que la science ne  »pense » pas – c’est-à-dire n’est pas en mesure d’envisager son propre être, ce qui impliquerait qu’elle se mette à l’école de Heideggger (et de Schelling ?)  : « L’interprétation se situe dans le direction où se projette l’interprétation de l’être comme « volonté » – celle-ci va plus au fond des choses que toute constations scientifique exacte. Ce que la physique actuelle « sait » de la pesanteur ne consiste pas à en savoir « plus », mais essentiellement « moins » parce que isolé dans le rétrécissement d’optique inhérent à une compétence aléatoire en son domaine » (p.141). La fin de cette phrase n’a rien de limpide. Retenons juste que le penseur fait davantage confiance aux spéculations d’allure théosophique de Schelling sur le  »fond » et  »l’existence » qu’aux travaux exacts des chercheurs. Fermons donc nos centres de recherche et relisons Böhme : voilà à n’en pas douter ce que les professeurs de philosophie d’université et de classes préparatoires devraient enseigner à leur tour à leurs élèves en prenant modèle sur  »le plus grand penseur du vingtième siècle. » Remarquons tout de même que Martin Heidegger veut bien admettre, mais seulement de façon apparente et temporaire,  »ce qui peut paraître étrange » dans le cœur du traité et la façon de procéder de Schelling :  »Des affirmations péremptoires que rien ne semble venir étayer (…) une « spéculation » se donnant libre cours ; et cela, après Kant ! » (tr fr., p.77.) Cette propension à la spéculation effrénée et exaltée, c’est peu dire que Heidegger lui donnera lui aussi libre cours, au moins à partir de 1930 et de sa conférence Qu’est-ce que la métaphysique ? – et cela culminera justement pendant la guerre dans les traités ésotériques, que les interprètes orthodoxes s’échineront certainement à nous présenter comme des pièces de maître essentielles à la philosophie occidentale.

Dans le cadre de ce cours de 1941, Schelling est toutefois ramené à ce qu’il est censé être comme tous les autres, désormais, aux yeux de Heidegger : un métaphysicien subjectiviste de plus dans la modernité occidentale, lequel promeut en toute innocence la volonté, qui ne tardera pas à devenir cette volonté de puissance qui anéantira toute possibilité de penser l’être, de permettre le surgissement du Dasein. Mais s’avérant protéiforme, ce subjectivisme s’est infiltré dans toutes les traditions, et le grand penseur de Messkirch a même fort à faire pour distinguer ses propres méditations de toutes les philosophies encore engoncées dans le mauvais destin focalisé sur l’être de l’étant A ce sujet, voir notre travail : Heidegger et sa solution finale. Essai sur la violence de « la » « pensée », 5.

Le saviez-vous ? Heidegger ne serait pas existentialiste (scoop)

« Ce n’est pas le moindre prix de ce cours, lit-on amusé sur la quatrième de couverture de l’édition Gallimard, que de prévenir le contresens, courant en France, selon lequel le traité de 1927 [Sein und Zeit] relèverait d’une « philosophie de l’existence » ou de l’ « existentialisme » ».

Question : existe-t-il encore quelque part, en France ou ailleurs, en 2016, quelqu’un pour prendre sérieusement la pensée de Heidegger pour une pensée existentialiste ? Il est désormais de notoriété publique que Sartre n’a pas plus que d’autres compris les véritables visées nazies de ce penseur, lesquelles ont été camouflées par une politique d’édition vouée à repousser l’accès au sens réel de sa démarche. La métaphysique de l’idéalisme allemand (Schelling) est publié tellement tard que ce qu’on y apprend sur les différences entre les tentatives de Sein und Zeit et les écrits de Kierkegaard ne devrait guère susciter la stupeur de ceux qui fréquentent  »la »  »pensée » : celle de Heidegger.

Les commentateurs autorisés ont toutefois beau jeu de rappeler à quel point nous aurions à gagner à séparer radicalement le geste ontologico-historial heideggerien de ceux de Jaspers ou de ceux plus tardifs de l’existentialisme français, par exemple de Gabriel Marcel. Un passage non encore traduit en français nous permet toutefois d’envisager cette terrible  »erreur d’interprétation » avec plus de circonspection. Ce petit fragment des Cahiers noirs nous apprend en effet que l’auteur avait peut-être intérêt lui-même à ce que cette confusion perdure auprès de ses contemporains ; il n’hésite en effet pas à consigner :  »L’hébergement sous la rubrique « philosophie de l’existence » est un masque bien commode […] Ce masque offert mérite toujours une bonne gratitude. » Pour ceux qui cherchent vraiment à comprendre : Martin Heidegger a bien voulu chercher à penser la différence entre ses propres  »méditations » et l’existentialisme, mais, à l’occasion, il s’est plutôt réjouit de la dissimulation des véritables objectifs odieux de sa  »pensée » qu’a permis cette équivoque et malencontreuse étiquette. Gageons que cette cachette valait autant pour lui sous la nazisme, où ses reproches pleins de fiel contre les représentants officiels du parti l’auraient mis en danger – et, surtout, bien sûr, dans les temps démocratiques d’après-guerre où il s’agissait autant que possible de camoufler son antisémitisme particulier (et toutefois, si commun.)

Schelling pour disposer à/ dispenser de Heidegger

Il y a ce que Heidegger souhaitait faire de cet auteur comme de tous les autres, et il y a toujours, pour le lecteur, la nécessité évoquée plus haut de chercher à lire entre les lignes. Ceux qui n’ont pas fait semblant de se pencher sur les textes, notamment ceux non encore traduits, des années trente et quarante, ont pu constater que de nombreux éléments de provenance schellingienne et mystique ont pu être discrètement repris par le penseur archi-nazi pour justifier son manichéisme ontologico-historial justifiant la solution finale. En effet sa propre pensée du mal comme insurrection de la subjectivité machinant l’étant – ce, non plus à l’encontre de l’amour de Dieu- mais contre son cher Seyn, est bien inspirée de philosophie de l’idéalisme allemand, qui lui même pourrait la tenir de Baader ou Böhme. Contre toute attente, la lecture de Schelling pourrait bien procurer des grilles décisives d’interprétation pour quiconque souhaite aborder en toute probité la question du rapport de Heidegger au nazisme, notamment en cherchant à décrypter ses textes les plus ésotériques. Le penseur, en ceux-ci, ne se prononce qu’en fonction de la seule humanité qui vaille à ses yeux : celle qui sera pleinement convertie à l’accueil de l’être et de ses injonctions ontologico-historiales. L’humanité précédente, existentialiste ou humaniste, ne peut guère que faire obstacle à cet avènement. Au fond, il n’y a pas encore de Dasein, tant que le subjectivisme perdure : « C’est seulement dans le domaine réservé à l’homme que ce qui reçoit le nom de  »Dasein » montre son essence – même si cela n’est pas attesté en toute humanité et peut-être encore en aucune » (p.53). Ce passage est intéressant parce qu’il anéantit dans un premier temps un contresens extrêmement courant à propos du Dasein : qu’il serait universel. Les Cahiers noirs ne laissaient déjà plus aucun doute à ce propos : loin d’être accessible à ceux qui persistent à se vivre comme des animaux, rationnels ou non, le Dasein était réservé à une certaine humanité hespérique qui seule pourrait relever l’énigmatique défi de la technique, humanité qui a toute les chances d’être avant tout germanique. Il est question d’un thème central ici, celui du nouveau commencement. Heidegger ne travaille qu’en vue de la future humanité, et ne tient visiblement pas que l’homme de la Renaissance pour enterré ou à enterrer. Sa pensée n’en est pas une de la conversion à la surhumanité nietzschéenne, qu’il comprend au contraire comme le simple pendant de ce dernier homme de la toute dernière modernité, qui n’en finit pas, et qu’il faut anéantir – ou pousser à l’auto-anéantissement… Sur ce chemin, la pensée de Schelling ne fait qu’entériner le volontarisme de cette subjectivité, lequel deviendra gigantesque à l’heure de la machination mondiale.

Remarquons que de la même façon que les premiers cours sur Nietzsche du milieu des années trente pouvaient sembler encore conciliants avec la pensée du philosophe de Sils-Maria, le premier cours sur Schelling, bien plus célèbre, suggérait plus qu’une analogie entre le penseur de l’être et celui de la volonté de l’amour. Mais les cours suivants ont pour vocation, pour ces deux auteurs, de marquer une distance irréconciliable, parce qu’ils seraient subjectivistes et tenants d’une métaphysique de la volonté dont les tenants et aboutissants ontologico-historiaux, destinaux, leur échapperaient. Il fallait vite les réinscrire dans cette histoire de l’être dont ils seraient les ultimes scansions, celles amenant le règne de la volonté de volonté honnie, qui manipule, calcule et maîtrise exclusivement l’étant sans égard pour l’être. Martin Heidegger cherche alors autant que possible à brouiller les pistes de ses propres inspirations : s’il admet clairement avoir été à l’école de la pensée d’un Kierkegaard comme d’Aristote, il n’avouera en aucun cas que sa pensée de l’Ereignis se situe encore, comme l’avait bien vu Adorno, dans le sillage des spéculations idéalistes de Schelling.

Où affleure le rapport si particulier de Heidegger au nazisme

C’est plus fort que lui : Heidegger ne peut s’empêcher, en plein cours sur l’histoire de la métaphysique, de faire des références à l’actualité brûlante de son temps. Il serait temps d’étudier un à un ces écarts qui n’en sont pas, puisque en vérité tout ce qu’il souhaite, c’est instrumentaliser la philosophie afin de pouvoir mieux justifier le nazisme ou en critiquer par ailleurs le manque de vigueur. Bien sûr, il est loisible à chacun de prendre tout ceci pour une preuve de la soi-disant  »résistance spirituelle » qu’aurait opposée le grand penseur au nazisme, tel un Jean Moulin intellectuel de la Forêt-Noire. Ce serait décidément ne rien comprendre à son rapport à l’idéologie meurtrière à laquelle il a adhéré à la fois sans réserve sur le fond et avec de nombreuses réserves sur sa forme, notamment parce que le nazisme effectif donnait trop dans les demi-mesures à son goût. Voici le passage, mais pas avec la traduction de Pascal David: « Nous pensons encore de façon  »absolue », comme cette métaphysique de l’absolu; encore  »subjectivement’; encore à partir de la volonté. Il y a même augmentation de cet absolu – autant dire, dans la contre-essence. La volonté de volonté de puissance ; la volonté de puissance et la nécessité du surhomme. La métaphysique de la volonté inconditionnée de puissance est exprimée dans trois courtes phrases lisibles dans l’article principal du numéro de juin de la revue Das Reich. « Il s’agit ici de quelque chose comme la version courte, citée, d’une expression de chauffeurs de taxi berlinois (et ce n’est pas un simple trait d’esprit, mais en toute gravité l’approbation et la perspicacité face à ce qui est) ; l’expression est la suivant : « Adolf weess et, Gott ahnt et und dir jehts nischt an« . ( »Adolf sait ça, Dieu le pressent, et toi ça ne te regarde pas ») Ici s’exprime l’accomplissement inconditionné de la metaphysica specialis occidentale. Les trois propositions sont les plus hautes interprétations berlinoises du Zarathoustra de Nietzsche : elles vaut bien tous les travaux de littérature secondaire sur Nietzsche » (GA49, p.122) ». Pour bien saisir le sens ce passage déconcertant, il faut d’abord se souvenir que Heidegger estimait bien mieux comprendre le national-socialisme qu’il ne s’est compris lui-même, ne l’envisageant que comme la réalisation plénière du mauvais destin occidental, comme oubli de l’être s’enfonçant toujours plus dans la machination de l’étant. Si, par dépit de ne pas être davantage écouté par les instances du parti, il se laisse ainsi aller à relayer cette boutade devant ses élèves, il faut remettre celle-ci dans son contexte. Tout d’abord, on apprend qu’en plus du Völkischer Beobachter dont il était un lecteur fidèle depuis le début des années trente, il lisait aussi l’immonde torchon qu’était Das Reich. Avec beaucoup d’intérêt, visiblement : ce n’est pas rien. Surtout, il faut se souvenir du mépris qu’il affichait en permanence pour la grande ville en général et Berlin en particulier. Il s’agit bien ici d’une critique cinglante du national-socialisme réel, lequel serait comme téléguidé par le premier commencement judéo-chrétien et ses avatars insurgés suivants, qui le jouerait d’avance, et l’inciterait à sombrer dans les ténèbres maléfiques liées au subjectivisme déchaîné, absolutisant ce qui d’emblée était destiné par le premier commencement. Le Führer est ici décrit ironiquement comme celui qui saurait exactement ce qui advient historialement, alors que comme chacun le sait, seul Heidegger en serait capable, lui qu’on n’a pourtant pas invité dans les arcanes du pouvoir. Les dictateurs étant décrits dans les Cahiers noirs et L’histoire de l’être (GA69) comme les simples valets, les esclaves d’une machination mondiale juive, il faut bien comprendre qu’ici comme ailleurs lorsqu’il lui arrive de ridiculiser les nazis, Heidegger rit jaune. Lui qui voyait dans le national-socialisme de belles ressources, radicales, pour mettre fin au mauvais destin métaphysique de l’être menant à la domination juive planétaire, assistait en direct au fourvoiement de son dirigeant suprême. Il ne supportait plus les demi-mesures : « Plus de demi-mesures et de compromissions qui n’apportent plus rien – nous devons remonter complètement en amont à l’insurrection et ainsi éprouver dans son intimité la sauvagerie et la tourmente ». Son travail sur Schelling en est donc un qui, minutieusement et en sourdine, cherchait à décrire le devenir-volonté nécessaire du subjectivisme occidental, lequel allait mener selon lui au règne honni des ennemis du Reich.

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Regards croisés

  1. Martin Heidegger, La métaphysique de l’idéalisme allemand (Schelling), Gallimard, NRF, 2015.
  2. Martin Heidegger, Schelling. Le traité de 1809 sur l’essence de la liberté humaine, trad. Jean-François Courtine, Gallimard, NRF, 1977, réed. 1993.
  3. Emmanuel Faye, Heidegger, l’introduction du nazisme dans la philosophie : Autour des séminaires inédits de 1933-1935, Le Livre de Poche, réed. 2007.
  4. François Rastier, Naufrage d’un prophète. Heidegger aujourd’hui, PUF, 2015. Recension sur ce site.
  5. disponible en ligne
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