Levinas et la philosophie analytique

A l’initiative de la Société internationale Emmanuel Levinas (SIREL), en collaboration avec New York University – Paris

Soutiens: Program University Fund, Région Ile de France, la Société Intermèdes, DAAD

New York University à Paris , 57, boulevard Saint Germain, Paris 5è
Organisateurs: Corinne Enaudeau, Michel Olivier et David Uhrig

A partir d’une réflexion philosophique, politique et sociale, fondée sur l’analyse de la subjectivité cartésienne, l’intentionnalité husserlienne, la responsabilité spécifique de la pensée juive, Emmanuel Levinas a produit l’une des rares philosophies originales du XXe siècle. Sa nouveauté consiste dans l’abandon des modalités traditionnelles du fondement de l’éthique dans l’ontologie, ou dans la rationalité comme telle, ou dans une téléologie de l’humain. L’éthique, en tant que porteuse du sens ultime de la rationalité, de l’humain et de l’être, devient dès lors philosophie première. Loin de se restreindre à un usage interne à la phénoménologie, ce bouleversement évacue l’ontologie comme horizon du sens. Ainsi, une dimension essentielle de la philosophie européenne est-elle déplacée, et par là l’approche de ses domaines traditionnels.
La philosophie analytique et celle de Levinas ne trouvent-elles pas dans leur commune remise en cause de l’ontologie un terrain de rencontre, d’approfondissement ou de critique réciproque ? L’Autrement qu’être, cette sortie du processus de l’être chez Levinas, se veut sens de l’humanité de l’homme et non description de l’humain. Il en émerge une subjectivité non-solipsiste, dialogale. A ce titre, elle est susceptible de solliciter la philosophie analytique comme traitement épistémologique du langage, jusque dans ses développements les plus fins, telle sa reconnaissance de la rationalité des émotions.

Il conviendrait donc, pour la première fois, d’étudier simultanément ces deux approches de la philosophie, d’explorer leur entretien, dont voici, sans présomption d’exhaustivité, quelques thèmes possibles et déjà abordés par des penseurs des « deux rives ».

Le langage : La tradition analytique structure la philosophie du langage en deux courants, l’un privilégiant la référence au monde, l’autre plus proche du second Wittgenstein, soulignant l’usage socialisé des mots et les jeux de langage exprimant des « formes de vie ». Levinas pour sa part, désigne par le terme Dit toute structure grammaticale du langage, qu’elle soit logico-référentielle ou socialisée, pour l’opposer au Dire, c’est-à-dire à l’adresse à autrui qui précède tout contenu de signification. Levinas offre-t-il ainsi une entrée sur la compréhension et l’interprétation exprimable par la philosophie analytique ? Les philosophies pragmatiques d’Austin et de Cavell ont-elles une façon de saisir la notion de Dire ?

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La morale : La philosophie analytique organise la philosophie morale selon des familles d’approche (éthique et méta-éthique, déontologisme, théorie des vertus, utilitarisme, contractualisme, intuitionnisme …) tandis que la philosophie morale de Levinas relève simultanément des catégories utilisées par plusieurs de ces familles. Levinas en appelle autant à l’émotion éthique qu’il sollicite une forme d’éthique intuitionniste et de commandement imprescriptible propre aux éthiques du devoir. Symétriquement, des traces dupour-autrui apparaissent dans l’utilitarisme, et certains contractualismes manifestent des aspects de la question lévinassienne du tiers. Levinas ignore les lignes « analytiques » de partage de la pensée éthique. Faut-il en conclure que sa philosophie est incompatible théoriquement avec l’approche analytique ? Ou bien cette dernière peut-elle recevoir et critiquer la morale lévinassienne ?

La politique : Pour Levinas, le champ politique se mesure à l’ouverture ou la fermeture de l’ordre juridique (l’État et ses institutions) à la relation éthique. La démocratie se reconnaîtrait à l’aptitude du droit à entendre la détresse d’autrui et corriger la justice. Comment la philosophie analytique prend-elle en compte la détresse d’autrui ? Le « principe de différence » de Rawls (les inégalités sont acceptables si elles profitent aux plus démunis) ou le contractualisme de Scanlon, par exemple, sont-ils une manière de répondre à l’insupportable ? Ou bien la souffrance relève-t-elle toujours d’une expérience en première personne qui ouvre des droits, mais non d’une sensibilité à autrui ouvrant des devoirs, comme c’est le cas pour Levinas, ce qui questionne la liberté ?

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L’esthétique : Une question de l’esthétique analytique est de savoir quand il y a art, quand quelque chose fonctionne on non comme de l’art. Il y a alors débat interne sur ce que l’art fait ou est, sur l’autonomie de l’œuvre, sur l’expérience esthétique (expression, impression, jugement…). La réflexion lévinassienne n’envisage l’art que sous l’angle de ses enjeux éthiques. L’œuvre d’art s’y caractérise par son indifférence au monde et à autrui : elle nous enferme dans une forme immuable qui se fait destin et nous porte ainsi à l’irresponsabilité. L’art ne se pense-t-il qu’à travers ses usages ou sa portée éthique ?

Le religieux : Pour Levinas, le judaïsme ne relève pas d’un discours sur l’origine de l’être et du monde mais sur le sens en tant qu’il est normatif. A ce titre, il se détache de tout mysticisme. Il ne serait pas inconcevable de nous demander si et comment le religieux est une référence partagée par Levinas et Wittgenstein ainsi que certains philosophes analytiques par opposition à ceux qui (tel Russell) le rejettent dans le mystique incompatible avec la logique. De plus l’observance juive ne serait-elle pas l’illustration de l’indissociabilité des faits et des valeurs soutenue par un certain pragmatisme (Putnam) ? Cette confrontation à la réalité temporelle ne contribue-t-elle pas à briser l’unité mystique issue de la primauté du bien selon Russell ?

Intervenants : Flora Bastiani, Eva Buddeberg, Pascal Delhom, Elise Domenach, Corinne Enaudeau, Martin Gak, Sandy Goodhart, Joelle Hansel , Kevin Houser , Shojiro Kotegawa , Michael Morgan, Michel Olivier, SorenOvergaard, Isabelle Pariente-Butterlin, Corinne Peluchon, Arkady Plotninsky, Jean-François Rey, Jean-Michel Salanskis, David Uhrig,Andrew Wilshere, Anna Zielinska

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Ancien élève de l’ENS Lyon, agrégé et docteur en Philosophie, Thibaut Gress est professeur de Philosophie en Première Supérieure au lycée Blomet. Spécialiste de Descartes, il a publié Apprendre à philosopher avec Descartes (Ellipses), Descartes et la précarité du monde (CNRS-Editions), Descartes, admiration et sensibilité (PUF), Leçons sur les Méditations Métaphysiques (Ellipses) ainsi que le Dictionnaire Descartes (Ellipses). Il a également dirigé un collectif, Cheminer avec Descartes (Classiques Garnier). Il est par ailleurs l’auteur d’une étude de philosophie de l’art consacrée à la peinture renaissante italienne, L’œil et l’intelligible (Kimé), et a publié avec Paul Mirault une histoire des intelligences extraterrestres en philosophie, La philosophie au risque de l’intelligence extraterrestre (Vrin). Enfin, il a publié six volumes de balades philosophiques sur les traces des philosophes à Paris, Balades philosophiques (Ipagine).