Leo Strauss : La persécution et l’art d’écrire

Etrange destin que celui de La persécution et l’art d’écrire au sein du dédale éditorial français ; publié en 1989 en poche chez Agora, rapidement devenu introuvable, repris en 2003 par les éditions de l’Eclat, avant que Gallimard, en 2009 ne le réédite en Tel, ce livre majeur de Leo Strauss connut de remarquables aléas, le rendant quasiment indisponible de 1995 à 2003. C’est chose réparée grâce à l’édition en Tel que propose Gallimard, avec une traduction revue par Olivier Sedeyn, traducteur historique de Leo Strauss en France. Un très intéressant avant-propos de Sedeyn met en garde le lecteur contre une possible déception devant le livre de Strauss ; il est vrai que, bien souvent, la lecture des œuvres de ce dernier suscite sinon une incompréhension, à tout le moins une interrogation : où veut-il en venir ? Qu’y a-t-il derrière le commentaire ? Où sont les idées personnelles de Strauss ? A ces interrogations – légitimes –, Olivier Sedeyn prend le temps de répondre : « Strauss écrit, lui aussi, d’une manière qui ne fait pas immédiatement plaisir, qui ne se conforme pas au goût moderne : on ne découvre pas tout de suite ce qu’il veut dire, on ne goûte pas tout de suite son humour « de réserve ». Il peut très bien passer pour un obscur abstracteur de quintessence, pour un amateur d’antiquités, pour un original qui a un violon d’Ingres dans le passé pour le plus poussiéreux, pour une caricature de talmudiste. »1 En d’autres termes, ce que pointe à juste titre Sedyen, c’est la résistance qu’offre le texte de Strauss à la lecture moderne : rien ne saurait être plus éloigné du « brillant » que l’on recherche tant aujourd’hui, que les ouvrages de Strauss, lentes et patientes méditations voilées sur le sens des choses. Ainsi, ce livre au titre prometteur, ne délivrera pas de scoops, ne proposera pas de révélations ésotériques clinquantes, mais se présentera au contraire comme un « ouvrage de « méthodologie » historique. Autrement dit, nous ne trouvons rien, de prime abord, dans ce livre, et encore une fois, c’est une caractéristique de toute l’œuvre de Strauss, qui pousse à l’enthousiasme et à la passion, ces choses si agréables, de prime abord, à la jeunesse et au grand public. »2

Cet avant-propos me semble indispensable pour éviter toute déception à l’égard du livre ; ne rien y chercher de précis, mais méditer ce que Strauss lui-même médite, et comprendre la profondeur de textes infinis, parcourus de sens enchevêtrés dont Strauss se propose progressivement de donner une méthode d’élucidation. Si donc il fallait rapporter ce livre parmi les plus célèbres de Strauss à un slogan facile, je dirais qu’il s’agit là d’un Discours de la méthode dans lequel le moyen de ne pas se laisser berner par les apparentes contradictions de textes sacrés ou philosophiques nous est délivré. Toutefois, bien qu’il s’agisse d’une visée méthodologique, le thème sur lequel porte cette dernière se trouve lui-même unifié : en dépit des apparentes incursions dans les textes sacrés, Strauss prend le soin de rappeler l’unité thématique du recueil : « Les articles de ce volume ici rassemblés le sont principalement parce qu’ils traitent tous d’un unique problème : le problème de la relation entre la philosophie et la politique. »3 C’est d’ailleurs pour des raisons essentiellement politiques que va pouvoir se déployer l’ « art d’écrire » comme capacité extraordinaire de signifier au lecteur averti le contraire de ce qui apparaîtra écrit au profane.

A : Le politique comme voile

Une longue introduction se propose d’explorer les raisons pour lesquelles la persécution et l’art d’écrire se trouvent liés l’un à l’autre, et comment la persécution génère curieusement une façon d’écrire spécifique, appelant un abîme du sens, que seul saura restituer le lecteur éveillé. Ainsi que je viens de le rappeler, les raisons pour lesquelles se sont développés les artifices ésotériques du sens tiennent au politique ; la persécution politique des pensées philosophiques a amené celles-ci à adopter des stratagèmes en vue de se défendre desdites persécutions et de pouvoir poursuivre l’écriture de cela même qui n’aurait pu se laisser intimider par les menaces politiques. La meilleure manière de contourner cette persécution, nous dit Strauss, ce fut de proposer des manuels d’apparence parfaitement exotérique ; rien ne semblait caché, tout semblait explicite dans les textes, et cette mise en évidence d’un sens ouvert et lumineux constitua le leurre primordial, permettant d’échapper aux persécutions. « L’enseignement exotérique, écrit Strauss, était nécessaire afin de protéger la philosophie. Il constituait la cuirasse dont la philosophie devait se revêtir pour paraître en public. Il était nécessaire pour des raisons politiques. Il était la forme sous laquelle la philosophie devint visible pour la communauté politique. C’était l’aspect politique de la philosophie. L’enseignement exotérique était la philosophie « politique ». »4 Ce qui est ici intéressant, c’est l’idée selon laquelle l’ésotérisme des textes ne va pas sans l’envers qu’est l’exotérisme : un texte véritablement ésotérique se présente d’abord comme exotérique, c’est-à-dire comme politique, au sens où le philosophe se doit de simuler une défense des intérêts publics dans ses textes alors que, profondément, il ne défend que les intérêts de la philosophie.

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Ainsi, ce que Strauss veut montrer, c’est que le fondement même de l’écriture ésotérique s’enracine dans une persécution qui impose au texte philosophique de se parer d’un versant exotérique dans lequel l’éloge de l’intérêt public dissimulera l’intérêt foncièrement philosophique du texte. De ce fait, plus la philosophie est publiquement acceptée, moins la tentation ésotérique se fait sentir ; Strauss oppose ainsi les terres chrétiennes, dans lesquelles la théologie révélée se fonde en partie sur des intuitions philosophiques, aux terres juive et musulmane, dans lesquelles la Loi seule constitue la croyance des fidèles, et dans lesquelles la philosophie apparaît comme un dangereux supplément. « Nous touchons ici à ce qui, du point de vue de la sociologie de la connaissance, est la différence la plus importante entre le christianisme d’un côté, et l’islam et le judaïsme de l’autre. Pour le chrétien, la doctrine sacrée est la théologie révélée ; pour le juif et le musulman, la doctrine sacrée est, au moins en un premier temps, l’interprétation juridique de la Loi divine (talmud ou fiqh). Le moins que l’on puisse dire, c’est que la doctrine sacrée en ce dernier sens a beaucoup moins de choses en commun avec la philosophie que la doctrine sacrée au premier sens. C’est en dernière analyse pour cette raison que le statut de la philosophie a été fondamentalement bien plus précaire dans le judaïsme et dans l’islam que dans le christianisme : dans le christianisme, la philosophie est devenue partie intégrante de la formation officiellement reconnue et elle est même requise pour qui veut étudier la doctrine sacrée. »5 C’est pourquoi l’ensemble des articles du livre portera sur des œuvres juive ou musulmane, dans lesquelles la non-reconnaissance publique de la philosophie imposera aux auteurs de pratiquer un double discours permanent, et de développer ce que Strauss magnifiquement l’ « art d’écrire ».

B : Sens et signification de la persécution

Comment pourrait-on définir clairement l’art décrire tel que Strauss le thématise ? La définition la plus simple, et probablement la plus juste, serait celle d’une écriture entre les lignes, consécutive à une persécution ; nous avons ainsi une condition de possibilité paradoxale qu’est la persécution, au sens où l’art d’écrire serait superflu sans qu’il n’y ait en amont de persécution politique ; mais nous avons également une technique de survie conçue comme écriture entre les lignes, permettant d’échapper aux menaces politiques. « La persécution donne ainsi naissance à une technique particulière d’écrire et par conséquent à un type particulier de littérature, dans lequel la vérité sur toutes les questions cruciales est présentée exclusivement entre les lignes. Cette littérature s’adresse, non pas à tous les lecteurs, mais seulement au lecteur intelligent et digne de foi. Elle a tous les avantages de la communication privée sans avoir son grand désavantage – n’atteindre que les relations de l’écrivain. Elle a tous les avantages de la communication publique sans avoir son plus grand désavantage – la peine capitale pour son auteur. »6 Voilà en somme la définition la plus claire, et la plus satisfaisante, qu’on puisse en donner.

Cela étant, plusieurs problèmes se posent : si tous les textes écrits en période de persécution politique délivrent un sens ésotérique, dissimulé derrière une pseudo-évidence, il convient de se demander comment le sens caché peut être retrouvé ; autrement demandé, est-il possible de reconstruire le sens caché de sorte que celui-ci fasse l’objet d’un accord unanime parmi les spécialistes ? Strauss est conscient de la difficulté qui se trouve dans cette gageure, et argue du fait suivant : certes, le sens caché ne fait jamais l’objet d’un accord unanime, mais le sens explicite non plus. Cet argument est en soi insatisfaisant, mais il dénote une certaine manière de faire, récurrente chez Leo Strauss qui consiste à dire que si ses intuitions ne sont pas toujours clairement défendables, elles ne sont pas plus sujettes à caution que les méthodes dites classiques ou officielles. En somme, il relativise la difficulté de sa propre méthode en rappelant les écueils des méthodes reconnues. Ce choix argumentatif peut laisser sceptique car il revient au fond à présenter la méthode de lecture des textes comme une option idéologique non défendable en raison, où chacune est aussi contestable que toutes les autres.

Une autre difficulté tient à la nature même de la persécution : comment savoir si un auteur est bel et bien persécuté ? Strauss est obligé ici de proposer un critère définissant la persécution, puisque, rappelons-le, sans persécution nul art d’écrire n’est possible : « si un écrivain habile, possédant une conscience claire et une connaissance parfaite de l’opinion orthodoxe et de toutes ses ramifications, contredit subrepticement, et pour ainsi dire en passant, l’une des présuppositions ou des conséquences nécessaires de l’orthodoxie, qu’il admet explicitement et maintient partout ailleurs, nous pouvons raisonnablement soupçonner qu’il s’opposait au système orthodoxe en tant que tel, et nous devons étudier de nouveau tout son livre avec beaucoup plus de soin et beaucoup moins de naïveté que nous ne l’avons fait auparavant. »7 Ce critère doit être étudié avec beaucoup de soin car il se distribue selon la double logique du subjectif et de l’objectif : subjectivement, il est nécessaire que l’écrivain possède une « conscience claire et une connaissance parfaite de l’opinion orthodoxe » ; en d’autres termes, il n’y a de déviance par rapport à l’orthodoxie que consciemment : quelqu’un qui écrirait contre l’orthodoxie sans connaître cette dernière ne serait qu’un ignare, qui dévierait incidemment. Le premier critère est donc celui de l’écart volontaire et conscient à l’égard de l’orthodoxie, par lequel seul nous pouvons parler d’une persécution. Le second consiste à remarquer une contradiction objective : entre la revendication de son adhésion à l’orthodoxie et certaines déclarations, se joue une contradiction et c’est en elle que doit être creusé l’art d’écrire. Ainsi, nous pouvons définir le problème de la persécution comme celui d’un écart subjectif à l’égard de l’orthodoxie en vue de produire une contradiction objective avec cette même orthodoxie.

C : Plongée au cœur de la contradiction

Les principes définis en introduction et dans le premier article consacré à la question éponyme se trouvent mis en application dans les différentes études qui constituent l’ouvrage. Le premier point remarquable réside dans le choix des textes : Le Guide des égarés de Maïmonide, la loi de la raison dans le Kuzari, le Traité théologico-politique de Spinoza, autant de livres juifs, à influence musulmane pour certains, qui rappellent que la persécution n’a pas lieu n’importe où ni n’importe quand. Le point commun qui me semble structurer ces différentes études est la concentration intellectuelle apportée à l’étude de la contradiction : que faire lorsque nous sommes face à une contradiction ? Strauss définit le critère objectif de la persécution comme celui d’une contradiction entre la revendication orthodoxe et certaines affirmations clairement hétérodoxes au sein d’un même texte. Par exemple, le Guide des égarés affirme son respect de la Loi, laquelle dicte expressément l’interdiction d’expliquer le ma’aseh merkabah. Pourtant, et du même geste, le Guide se propose d’expliquer les secrets de la Bible à l’homme sage, secrets que la Loi interdit précisément d’expliquer. « En conséquence, l’existence même du Guide implique une violation consciente d’une interdiction sans équivoque. »8 Ce double niveau de discours – soumission à la Loi / transgression de la Loi – fait dire à Leo Strauss, dans une formule probablement discutable, que « Maïmonide fut le premier cabaliste. »9 De la même manière, Strauss relèvera dans le Traité théologico-politique (TTP) de Spinoza, un certain nombre de contradictions structurant l’œuvre elle-même ; une des plus flagrantes est celle consistant à dire à la fois qu’il faut expliquer la Bible à partir de la Bible seule, et en même temps nous disant que ce qui, dans la Bible, contredit l’enseignement rationnel de la philosophie, doit être rejeté, contredisant ainsi le principe premier d’une explication sui generis de la Bible.

Le problème qui se pose alors est le suivant : en face d’une contradiction, laquelle des deux propositions doit exprimer au mieux la pensée de l’auteur ? Face à cette question, Strauss semble trouver un critère universel, qui est celui du contre-pied de l’opinion la plus répandue ; ainsi, chez Maïmonide, lorsque nous nous trouvons en face d’une contradiction manifeste, le critère proposé est celui d’accorder crédit à la rareté. « Le secret est jusqu’à un certain point identique à la rareté ; ce que tout le monde dit tout le temps est le contraire d’un secret. Nous pouvons par conséquent établir la règle suivante : de deux propositions contradictoires du Guide ou de tout autre ouvrage de Maïmonide, la proposition qui apparaît le moins fréquemment, ou qui n’a qu’une seule occurrence, était pour lui la vraie. »10 De la même manière, les contradictions du TTP nous incitent à lire la vérité dans les propositions qui s’opposent à l’opinion courante, de sorte qu’ « en cas de contradiction, l’affirmation la plus opposée à ce que Spinoza tenait pour l’opinion vulgaire doit être regardée comme celle qui exprime son opinion véritable ; plus exactement, même une implication nécessaire de caractère hétérodoxe doit avoir la préséance sur une affirmation contraire que Spinoza ne contredit jamais explicitement. »11

Je ne saurais conclure sans remarquer que des trois articles que propose Strauss, tous traitent en fait d’une méthode de lecture : Maïmonide commente la Loi, Spinoza la Bible, et Halévi le Kuzari. Par conséquent, cet art d’écrire que dévoile Leo Strauss est en même temps une certaine façon de commenter les œuvres sacrées du patrimoine religieux, si bien que l’on ne peut que souscrire à l’interprétation de Daniel Tanguay, rappelant que « pour comprendre l’art d’écrire d’un auteur, on devait porter attention à son art de lire. »12 C’est donc moins en un sens à la pensée philosophique elle-même que nous renvoie Strauss, qu’aux secrets originaires des textes bibliques, dont les philosophes cherchent à percer la nature, et dont la persécution politique impose à ces derniers de redoubler leurs efforts et d’élaborer un double langage permanent ; ainsi se comprendrait d’ailleurs l’assertion de Strauss voulant que Maïmonide soit le premier cabaliste. C’est alors à un livre inclassable que nous sommes renvoyé, perçant la carapace politique pour y voir le sens ésotérique et hétérodoxe des auteurs, rappelant néanmoins que sans cette persécution politique, il n’est pas certain qu’aurait été aperçu le sens profond de certains textes sacrés, au point de formuler le paradoxe suivant : « Le statut précaire de la philosophie dans le judaïsme comme dans l’islam ne fut pas à tous les points de vue une calamité pour la philosophie. La reconnaissance officielle de la philosophie dans le christianisme a soumis la philosophie à la surveillance de l’Eglise. La situation précaire de la philosophie dans le monde juif et dans le monde islamique a assuré son caractère privé et par là son exercice sans surveillance extérieure. »13

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  1. Leo Strauss, La persécution et l’art d’écrire, Traduction Olivier Sedyen, Gallimard, coll. Tel, 2009, avant-propos, p. 25
  2. Ibid. avant-propos, p. 9
  3. Ibid. p. 29
  4. Ibid. p. 45
  5. Ibid. p. 46
  6. Ibid. p. 55
  7. Ibid. pp. 63-64
  8. Ibid. p. 82
  9. Ibid. p. 85
  10. Ibid. p. 113
  11. Ibid. p. 241
  12. Daniel Tanguay, Leo Strauss, une biographie intellectuelle, LGF, 2005, p. 13
  13. Leo Strauss, op. cit., p. 49
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Ancien élève de l’ENS Lyon, agrégé et docteur en Philosophie, Thibaut Gress est professeur de Philosophie en Première Supérieure au lycée Blomet. Spécialiste de Descartes, il a publié Apprendre à philosopher avec Descartes (Ellipses), Descartes et la précarité du monde (CNRS-Editions), Descartes, admiration et sensibilité (PUF), Leçons sur les Méditations Métaphysiques (Ellipses) ainsi que le Dictionnaire Descartes (Ellipses). Il a également dirigé un collectif, Cheminer avec Descartes (Classiques Garnier). Il est par ailleurs l’auteur d’une étude de philosophie de l’art consacrée à la peinture renaissante italienne, L’œil et l’intelligible (Kimé), et a publié avec Paul Mirault une histoire des intelligences extraterrestres en philosophie, La philosophie au risque de l’intelligence extraterrestre (Vrin). Enfin, il a publié six volumes de balades philosophiques sur les traces des philosophes à Paris, Balades philosophiques (Ipagine).