Juliette Dross : Voir la philosophie

Comme celui de C. Guérin, Persona dont je rendais compte l’an dernier[La recension est consultable [ici [/efn_note], l’ouvrage de Juliette Dross1Voir la philosophie. Les représentations de la philosophie à Rome – publié en 2010 aux Belles Lettres se situe à la charnière entre rhétorique et philosophie. Il s’inscrit de ce fait dans la voie ouverte par A. Michel2 à propos des œuvres de Cicéron, prenant le contrepied d’une position un peu simpliste consistant à opposer frontalement philosophie et rhétorique au détriment de cette dernière, Platon et la pensée grecque venant étayer ce qui était devenu un lieu commun – Platon lu bien rapidement … 3

Un sujet : la mise en image du philosophe et de la philosophie

Ainsi que l’indique le sous-titre, J. Dross traite de la manière dont les philosophes ont représenté la philosophie, autrement dit à la dimension « esthétique » de la représentation, à la mise en image d’une pratique le plus souvent iconoclaste. Et par philosophie, il ne faut entendre, au-delà de la philosophie proprement dite, « la sagesse, la vertu ou la raison, parfois même l’âme du sage. Tous ces concepts sont présents derrière l’appellation générique de « représentations de la philosophie ». Il est important de préciser que l’auteur aborde cette mise en image en tant qu’elle est le fait des philosophes eux-mêmes qui, le plus souvent théorise aussi cette pratique. Plus précisément, c’est une certaine forme de mise en image qui intéresse J. Dross et qui justifie de faire de Cicéron un pionnier et, par conséquent le point de départ de sa réflexion. En effet, Cicéron n’invente certes pas la mise en image de la philosophie, mais il invente en revanche un procédé de mise en image, lequel se trouve coïncider avec une prolifération des images de la philosophie tout au long de l’œuvre de l’Arpinate. « Cicéron peut être considéré comme le pionnier de cette démarche originale consistant à représenter, par le biais rhétorique4, le concept abstrait de philosophie » (p. 15), auteur d’autant plus important qu’il réfléchit par ailleurs de façon approfondie aux rapports entre philosophie et rhétorique. « Les représentations de la philosophie et de la sagesse qui jalonnent [l’œuvre cicéronienne] constituent […] un modèle du genre, original en latin et régulièrement repris ensuite » (p. 15). C’est en ce sens que l’on peut dire que la recherche menée par J. Dross traite bel et bien et au sens fort du rapport entre philosophie et rhétorique : l’auteur s’intéresse en effet à une certaine manière de mettre en image, aux modalités rhétoriques de la mise en image. Interroger les représentations de la philosophie fait référence à une acception esthétique de la représentation et implique d’interroger ce que l’on entend par représentation rhétorique.

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Si la notion même de représentation nous conduit d’emblée, du fait de ses multiples acceptions, au cœur du rapport entre philosophie et rhétorique5, c’est bien la question des représentations de la philosophie chez les philosophes qui permet de penser le rapport entre ces deux domaines dans la mesure où les représentations de la philosophie impliquent une analyse de la représentation rhétorique et impliquent d’interroger le fonctionnement, les modalités et la légitimité de la rhétorique de l’évidence, une question épistémologique autant qu’éthique. Le discours des philosophes rend compte de ce double aspect puisqu’ils utilisent des représentations rhétoriques et théorisent cet usage.

Un enjeu : la portée de la mise en image : élaboration d’un observatoire

Mais que voit-on? Cette question nous conduit à envisager les enjeux de la réflexion menée dans l’ouvrage. J. Dross étudie les représentations de la philosophie  » simplement, nous dit-elle parce qu’une telle étude permet d’aborder sous un angle original quelques questions majeures qui contribuèrent à structurer la philosophie romaine ». L’enquête menée dans l’ouvrage nous offre une perspective singulière et particulièrement éclairante sur certains aspects de la philosophie et de la pensée à Rome et sur les problèmes qui s’y jouent : « celui des rapports entre la philosophie et l’éloquence ou encore celui de la conciliation entre la philosophie et le pouvoir » (p.20). L’auteur évite avec bonheur les écueils du rattachement souvent obligé – pas toujours pertinent – avec les pratiques contemporaines. Tel ou tel sujet, thème, problème antique nous « parle », nous dit quelque chose de ce que nous nous vivons et c’est ce qui justifie d’en traiter. J. Dross suit une autre voie et détermine non sans quelque ironie, sure de son coup, la portée limitée de son propos, ce qui apparaît ici comme un gage de précision. Une telle sobriété de perspective garantit à l’ouvrage sa portée intellectuelle et philosophique.

On voit donc beaucoup de choses : on voit des figures de philosophes et le concept même de philosophie prendre corps à travers des mots suscitant ce que produiraient des réalités visibles – tel est le principe de l’ekphrasis. Il surtout6 à travers ces vignettes, de saisir quelque chose de la pensée à l’œuvre sous une double forme : « quel rôle les philosophes assignaient à l’image par rapport à la démonstration conceptuelle, d’autre part, analyser ce que la représentation laisse transparaître de la conception même que les philosophes romains avaient de leur discipline » (p. 14). Il s’agit donc – et tel est le projet de l’ouvrage, l’enjeu des développements nourris menés dans les trois parties qui composent le livre – de voir la philosophie vivante, autrement dit de voir les problèmes se constituer, se formuler, et ce à partir de ces petites vignettes qui émaillent le discours des orateurs et des philosophes. Cette galerie d’image apparaît ainsi comme un observatoire privilégié : voir la philosophie à travers les images que créent les mots contribue à rendre compte du mouvement de la pensée à un moment donné. C’est la construction d’un point de vue, d’un observatoire de la philosophie qui nous a semblé particulièrement intéressant dans l’ouvrage.

Des développements : dans quelle mesure et selon quelles modalités les images jouent-elles le rôle que leur assigne l’auteur ?

Déterminer le mouvement de la pensée à partir d’une mise en image de la philosophie revient à poser la question des fonctions des représentations de la philosophie. J. Dross distingue deux fonctions principales pour les représentations de la philosophie : l’une parénétique, l’autre positive et proprement philosophique qui renvoie à l’usage doctrinal et polémique des représentations de la philosophie. Chacun de ces deux aspects se trouve respectivement traité dans les deuxième et troisième parties.
Envisager les usages des représentations de la philosophie dans le cadre d’un propos philosophique revient à assigner un rôle à l’image, implique de s’adresser à la sensibilité et non directement aux facultés du raisonnement. Autrement dit, cela implique de comprendre dans quelle mesure ce recours est admissible, ce qui donne lieu aux développements liminaires de la seconde partie (chapitre premier).

Plus fondamentalement, envisager des fonctions pour une image implique que l’on rende compte de sa capacité à être efficace, autrement dit que l’on traite du fonctionnement de la rhétorique de l’évidence et, par conséquent, que l’on souligne le lien intrinsèque entre représentation et évidence. La première partie de l’ouvrage, reprenant des éléments déjà envisagés en introduction, s’attache à développer les modalités de l’évidence (enargeia/euiventia), leur lien intrinsèque avec la représentation (repraesentatio/phantasia7) (chapitre 1 8 et le fonctionnement de la « rhétorique de l’évidence » (chapitre 3).

Une fois mis au jour le lien entre représentation et évidence d’une part et, d’autre part le fonctionnement de la rhétorique de l’évidence, une fois légitimé l’usage philosophique de cette rhétorique de l’évidence, il devient possible d’envisager les fonctions des représentations de la philosophie. Tel est le parcours proposé par l’auteur, ce qui, on le voit – et l’auteur le souligne – donne  » une organisation assez simple » (p. 21).

L’ouvrage traite donc trois types de problèmes majeurs : 1. la nature et le statut de la mise en image, notamment à travers la problématique de l’évidence (première partie) ; 2. la question de la légitimité (II.1); 3. la question des fonctions des représentations de la philosophie (II.2-III). Ces trois foyers de réflexions rendent compte de l’économie de l’ouvrage et de son projet : qu’est-ce que l’on entend par « image » et en quoi peut-on voir sans voir? Dans quelle mesure, à quelle conditions peut-on voir au-delà de ces vignettes ou plutôt que voit-on dans ces vignette, dans quelle mesure peut-on voir la pensée à l’œuvre ?

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Regards croisés

  1. Juliette Dross, Voir la philosophie. Les représentations de la philosophie à Rome, Les Belles Lettres, 2010
  2. sa thèse de doctorat portait en effet sur Rhétorique et philosophie chez Cicéron ; Essai sur les fondements philosophiques de l’art de persuader, PUF, 1960
  3. Voir par exemple, Platon, Gorgias, 462 c, sq.
  4. c’est moi qui souligne
  5. La notion même de représentation se situe en effet à la croisée de ces deux domaines. Elle fait d’emblée signe vers une problématique de l’évidence dans la mesure où découle la notion exprimée par repraesentatio se trouve identifiée avec les notions latine d’euidentia et grecque d’enargeia dans le huitième livre de l’Institution oratoire de Quintillien. Or, enargeia est une notion pertinente aussi bien dans le champ rhétorique que dans le champ philosophique où elle implique une notion proprement philosophique dont rend compte le terme phantasia, phatasia désignant aussi l’imagination qui préside à l’enargeia, autrement dit à la représentation dans son acception rhétorique. La notion de représentation est donc bien d’emblée investit dans les deux champs, philosophiques et rhétoriques.
  6. « Il ne s’agit pas tant d’établir ici un relevé des représentations de la philosophie […] dans la littérature latine que de comprendre l’enjeu de ces représentations » (p. 14)
  7. ces deux termes n’ont pas, cependant une extension ni des connotations toujours identiques; l’essentiel dans le cadre de l’analyse reste néanmoins le lien entre la représentation rhétorique et l’évidence
  8. ce lien est souligné dès l’introduction (p. 9-12)
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