Jocelyn Benoist (dir.) : La conscience du temps : autour des leçons sur le temps de Husserl

Les éditions Vrin ont fait paraître il y a peu un recueil d’articles ayant pour dessein de sonder les richesses infinies des célèbres écrits de Husserl consacrés à la conscience intime du temps. Ces textes husserliens, figurant parmi les sommets de la phénoménologie, reçoivent ici un traitement diversifié, et des analyses variées, révélant toutes, selon leur manière propre, la densité des remarques husserliennes.

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L’article de Jocelyn Benoist, directeur d’édition de ce collectif, ouvre l’ouvrage et propose une magistrale comparaison de la pensée husserlienne avec les écrits de Brentano, à partir d’un point précis, qu’est le problème de la rétention. Une fois de plus, Jocelyn Benoist propose un article érudit et clair, ayant pour objet de penser la réalité d’un objet qui n’est plus. Comment Husserl et Brentano peuvent-ils assurer la réalité d’un objet que le temps a rendu absent ? Husserl hériterait ainsi de Brentano un problème précis, à savoir celui-ci : comment reconnaître une portée réelle aux objets temporels ? Mais si la question est globalement identique chez les deux penseurs, les réponses qui y seront apportées vont s’avérer nettement divergentes. Les Recherches logiques avaient posé la possibilité qu’un objet soit à la fois visé et donné ; la question qui doit donc être posée à partir des Recherches est très simple : de quel type de donation, ou de quel type de confirmation les visées temporelles sont-elles susceptibles ? Pouvons-nous parler d’une évidence temporelle, tel est le cœur du questionnement husserlien. Les leçons sur la conscience intime du temps répondent affirmativement en donnant à la conscience temporelle sa forme propre de remplissement, la rétention. Ainsi, par la force que Husserl confère à la rétention, remarque Benoist, ce dernier se distingue de Brentano pour lequel la donation dans le cadre de la conscience temporelle demeurait impropre ; pour le dire de façon plus technique, Husserl confère à ce que Brentano appelait la protérose une dimension d’intentionnalité que lui refusait Brentano. Ainsi, chez Husserl, « qu’il y ait un temps de la conscience ne renvoie nullement ce dernier à l’ordre de l’impropre ou du modifié : la distension temporelle de la conscience, la chute incessamment répétée du présent dans le tout juste passé, a en effet bien un sens réel, et c’est celui-ci qu’une phénoménologie adéquate de la conscience du temps doit capturer. » 1

Les analyses de Benoist sont extraordinairement claires et précises, et permettent de mieux comprendre en quoi ces leçons husserliennes sur le temps introduisent une nouveauté radicale quant au pouvoir même de la conscience : bien évidemment, l’être de la chose passé n’est plus, mais pour autant, cela ne signifie pas l’impuissance de la conscience à saisir ce qui n’est plus. Bien au contraire, en vertu de la force rétentionnelle, l’évidence du passé demeure, grâce à l’intentionnalité que Husserl rend possible. Pour le dire avec Benoist, dans l’intentionnalité immédiate demeure l’ « évidence de la dimension du passé en tant que tel. »2 En somme, l’idée géniale de Husserl consiste à appliquer la possibilité intentionnelle libérée par les Recherches logiques aux problèmes des objets temporels, afin de faire de ceux-ci ce qui serait susceptible d’une évidence. La conclusion de l’article de J. Benoist ouvre à une dimension plus spéculative de cette application de l’intentionnalité aux objets temporels, et propose de voir dans la ressaisie de la transcendance de l’objet la trace d’une conscience fortifiée, ou pour le dire techniquement, la possibilité d’une transcendance fondée dans l’immanence ; Husserl fonderait par-là même une « objectivité gagnée dans la subjectivité même, au niveau de la structuration immanente de l’apparaître (…). »3

En insistant donc sur la force intentionnelle de la conscience temporelle, que n’aurait pas admise Brentano, Benoist restitue toute la puissance de la conscience voulue par Husserl et peut ainsi montrer comment, y compris pour les objets temporels, la transcendance husserlienne n’a de sens que fondée dans la puissance de l’immanence. C’est là un article remarquable qui ouvre avec bonheur cet ouvrage.

Je ne pourrai toutefois pas rendre compte de tous les articles qui sont présents dans ce recueil, et je me consacrerai à ceux qui me paraissent les plus éclairants sur l’œuvre husserlienne, ou ceux qui offrent les perspectives les plus riches du point de vue philosophique à partir des analyses du temps husserlien.

Je m’intéresserai donc au troisième article, de Paolo Spinicci, qui développe une idée très intéressante, construite à partir du problème logique de l’articulation d’un temps objectif et de l’écoulement du temps ; pour le dire plus clairement, Paolo Spinicci essaie de penser de manière simultanée la double caractéristique du temps husserlien, à savoir sa rigidité et son écoulement, ou sa fluence pourrions-nous dire. A partir de cette double caractéristique, Spinicci se demande comment peuvent s’harmoniser l’objectivité rigide et la subjectivité fluente du temps, et il propose de prendre appui sur un point zéro, qui serait d’ordre subjectif : « Dans le présent, chaque instant s’impose à la subjectivité comme le point zéro du temps. »4 Tel est le point de départ de la reconstruction de l’harmonie temporelle que suggère cet article, à savoir prendre un point initial délivré par l’instant présent. Et de cette expérience subjective du temps devient possible la structure objective du temps ; en d’autres termes, ce n’est qu’à partir de ma propre appréhension du temps que je peux rejoindre l’objectivité de celui-ci. Or, remarque Spinicci, cet instant subjectif qui constitue l’initialité du rapport au temps fonctionne comme un déictique : il est une indication ayant pour objet de définir un absolu originaire, à partir duquel se laisse penser une dimension plus objective du temps ; en d’autres termes, la deixis de la présence assure le rôle d’une deixis plus originaire encore, dans laquelle se manifeste la forme purement intentionnelle du temps, et grâce à laquelle quelque chose comme son objectivité se trouvera ressaisie.

On ne saurait être plus clair : de cette deixis originaire, fondée dans la subjectivité même de l’appréhension du présent, s’enracine la possibilité de l’objectivité du temps. « Ainsi, les analyses husserliennes ont-elles à nos yeux le sens d’une réflexion tendant à montrer la façon dont le langage de la série A décrivait les conditions de possibilité de la manifestation phénoménologique du temps objectif de la série B. »5 Cela revient à dire que pour atteindre la manifestation objective du temps, il nous faut en amont désigner de manière subjective ce que l’on pourrait appeler des repères temporels, ce que Spinicci appelle la deixis, à partir desquels seuls pourra être fondée l’objectivité temporelle. L’organisation des instants de la série B se donne à travers les formes changeantes de la série A. Qu’est-ce que cela signifie concrètement ? Il nous semble que, très simplement, Spinicci essaie de dire que l’on ne peut accéder à l’objectivité du temps qu’à partir de marqueurs subjectifs, soumis à notre subjectivité, si bien que lorsque nous disons « maintenant », « à présent », ou cela vient d’être », nous posons des repères indicatifs d’ordre temporels, à partir desquels seuls nous pourrons accéder à la série B, à l’objectivité du temps.

Il y a donc là une remarquable pénétration du problème de l’articulation du temps subjectif et du temps objectif, que l’auteur se propose de résoudre à partir d’indications déictiques, par lesquelles le sujet passerait d’une série à l’autre.

Le sixième article que nous devons à Claude Romano affronte ce que ce dernier pense être une aporie fondamentale, présente dans la troisième section des Leçons. La thèse de Romano pourrait ainsi se laisser résumer : la troisième section est indépassable car reposant sur une appréhension erratique du temps, elle-même consécutive au problème suivant : du côté de l’objet, je vois une permanence, c’est le même objet qui retentit mais du côté de ses apparitions, je vois une modification continue. La question qui se pose alors surgit avec une violence certaine et peut ainsi s’exprimer : y a-t-il un ordre de successions déjà temporel dans le rapport d’apparitions ? Nous voyons bien la difficulté que soulève ici Romano avec raison : soit les apparitions subjectives sont soumises à un ordre d’apparition, auquel cas il faut déjà présupposer une certaine dimension constituée du temps, soit elles ne sont pas soumises à ce rapport, et l’on ne comprend pas leur cohérence. Romano remarque que Husserl, loin d’évacuer l’alternative pose simultanément la vérité de ces deux termes pourtant mutuellement exclusifs l’un de l’autre. « En effet, il est impossible de ne pas envisager les phases de la durée apparaissante comme se succédant ; il est également impossible de les envisager comme ne se succédant pas. »6 Ce qui signifie, note Romano, que la rétention succède à l’impression, et que l’impression succède elle-même à la protention. Mais un tel rapport successif ne peut exister dans l’économie même de la pensée husserlienne car « les phases de la conscience du temps à travers lesquelles le temps objectif est censé se constituer seraient elles-mêmes régies par des relations de temps. Absurdité manifeste. »7

Cette aporie que soulève Romano s’enracine selon lui dans une exigence des Leçons qu’est celle de constituer le temps dans une subjectivité originaire : en somme, s’il fallait établir un lien entre les différents articles, nous pourrions dire que Romano montre en quoi le schéma décrit par Spinicci ouvre à une abyssale absurdité. Cette absurdité réside en son fond en ceci que la subjectivité constituante, à partir de laquelle se déduira l’objectivité du temps, doit elle-même être constituée ; en d’autres termes, on ne peut pas penser la dimension constitutive de la conscience temporelle sans faire appel à des catégories préexistantes d’ordre déjà temporel, si bien que la conscience constituante ne peut l’être que si elle est constituée et donc si elle perd sa dimension d’originarité ; ici se joue en somme le problème de la régression à l’infini, aux conséquences ruineuses.

Le problème que pointe Romano est donc terrible ; la conscience doit déjà être temporellement constituée pour devenir constituante ; or, cela pose problème dans l’exacte mesure où la conscience constitue le point originaire de la constitution, point nodal de la pensée husserlienne, et Romano a le mérite de désigner clairement cette exigence comme ne pouvant ouvrir qu’à la régression à l’infini, donc à une certaine forme d’échec logique de ses propres impératifs de méthode.

Je m’attarderai enfin sur le dernier article de ce recueil, qui constitue une discussion serrée d’un ouvrage de Dainton8 par Dan Zahavi, proposant à la fois un compte-rendu de cet ouvrage et une discussion critique quant à l’interprétation qui y est menée de la pensée husserlienne sur le temps. Le point de départ est habituel : il constate la nécessité pour la conscience d’être enracinée dans le présent, d’être ce point momentané par lequel il y a une succession possible et donc une temporalité possible. Cette situation originaire ouvre une alternative portant, non pas sur la conscience mais sur contenu : les contenus appréhendés par la conscience sont-ils eux-mêmes instantanés ou sont-ils au contraire étendus temporellement ? L’extension temporelle des contenus de conscience relèvent du réalisme temporel, tandis que la dimension elle-même instantanée relève de l’anti-réalisme propositionnel. Dainton, partant de cette alternative, souhaite rejeter la version antiréaliste, tout en montrant que Husserl aurait en réalité reconduit une aporie de Brentano quant à la problématique des contenus : nous le savons, Brentano dénie à la conscience temporelle une portée intentionnelle alors que Husserl la lui accorde ; toutefois, prétend Dainton, cette portée intentionnelle – que Jocelyn Benoist avait identifiée comme constituant le nerf de la rupture avec Brentano dans l’ordre temporel – n’est pas capable de transcendance ; pour le dire plus clairement, l’intentionnalité temporelle demeure dans l’ordre représentationnel. Ainsi, et très concrètement, la rétention husserlienne ne parviendrait pas à rendre compte de la réalité de l’objet passé, et demeurerait emprisonnée dans le cloisonnement représentationnel. En outre, Husserl ne pourrait pas rendre compte d’un changement réel consécutif à l’écoulement temporel, si bien que Husserl manquerait la réalité même du temps.

La thèse de Dainton revient alors à défendre l’appréhension d’un changement qui soit tout aussi prégnante que l’est celle des objets. « En bref, Dainton nous tient pour directement conscients de la durée et du contenu qui dure du fait que les actes eux-mêmes ont un caractère de durée. »9 Il s’agit ainsi d’assurer une position réaliste des contenus de conscience, à partir de la durée même de l’acte d’appréhension, et donc de l’insertion de l’acte dans le flux du changement.

Or, après avoir exposé très clairement les thèses de Dainton, Dan Zahavi se demande si les critiques formulées à l’encontre de Husserl sont fondées. En d’autres termes, pouvons-nous dire sans risque d’erreur, que la rétention n’est que d’ordre représentationnel ? Il est vrai que si tel était le cas, toute idée de transcendance, telle que la défend Husserl, serait aussitôt anéantie ; c’est donc un point extraordinairement important et crucial qui se joue dans cette question. Dan Zahavi décide ici de prendre la défense de Husserl ; pour ce dernier, la rétention est intentionnelle et vise bien une transcendance ; ainsi, voir un piéton traverser, ce n’est pas voir apparaître un piéton, mais bien saisir celui-ci dans un cadre général, et surtout continuiste. Conceptuellement, cela signifie que la conscience rétentionnelle ne désigne pas une apparition soudaine, et d’ordre sensitif ou sensuel, d’une phase qui vient de se produire ; au contraire, la retenue intentionnelle, ou la rétention, cela signifie qu’un acte vient de se produire, et que l’on en garde trace dans une visée continuiste. En d’autres termes, l’être conscient du point de vue temporel, n’est pas un surgissement momentané, il ne surgit pas dans une série de coups-d’œil momentanés, et ce que Dainton n’aurait pas vu, selon Dan Zahavi, c’est le fait que Husserl ne déduit pas de la saisie momentanée le caractère lui-même momentané, ou instantané du contenu de conscience.

Il y a là une discussion qui semble tout à fait fondamentale, et qui affronte un des vrais problèmes husserliens, qui n’est autre que la dimension réellement transcendante de la saisie rétentionnelle, ce qui revient à se demander si la rétention ne délivre qu’un cliché représentationnel, ou au contraire délire une durée continuelle et transcendante. En outre, Dan Zahavi effleure l’aporie que remarquait Romano, sans toutefois la thématiser comme telle, en ce sens que de manière incidente, il remarque que la structure de la conscience du temps constitutive ne peut être décrite adéquatement par les concepts qu’elle est censée constituer : cela revient à dire que la conscience constituante, pour Dan Zahavi, ne saurait être dans le temps, elle ne saurait être intratemporelle et doit se contenter d’un statut atemporel ou « quasi-temporel » ; mais il n’est pas certain que ces remarques, qui ne sont certes pas l’objet de l’article, sinon de manière dérivée, suffisent à contrer les profondes réflexions de Romano sur l’aporie majeure de la troisième section.

En bref, nous disposons à présent d’un recueil très utile, pointant un certain nombre de difficultés inhérentes aux propos husserliens sur le temps, et la clarté des articles proposés – j’aurais tout à fait pu citer celui de Jean-François Courtine ou celui de Françoise Dastur – ainsi que leur fécondité laissent entrevoir la richesse des analyses husserliennes, ainsi que leur postérité, que ce soit chez Heidegger, Levinas, ou même Derrida.

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  1. Jocelyn Benoist, (dir.), La conscience du temps, Vrin, 2008, p. 21
  2. Ibid. p. 23
  3. Ibid. p. 27
  4. Ibid. p. 50
  5. Ibid. p. 51
  6. Ibid. p. 100
  7. Ibid. p. 101
  8. cf. Dainton, Stream of consciousness, Routledge, 2005
  9. Ibid. p. 199
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Ancien élève de l’ENS Lyon, agrégé et docteur en Philosophie, Thibaut Gress est professeur de Philosophie en Première Supérieure au lycée Blomet. Spécialiste de Descartes, il a publié Apprendre à philosopher avec Descartes (Ellipses), Descartes et la précarité du monde (CNRS-Editions), Descartes, admiration et sensibilité (PUF), Leçons sur les Méditations Métaphysiques (Ellipses) ainsi que le Dictionnaire Descartes (Ellipses). Il a également dirigé un collectif, Cheminer avec Descartes (Classiques Garnier). Il est par ailleurs l’auteur d’une étude de philosophie de l’art consacrée à la peinture renaissante italienne, L’œil et l’intelligible (Kimé), et a publié avec Paul Mirault une histoire des intelligences extraterrestres en philosophie, La philosophie au risque de l’intelligence extraterrestre (Vrin). Enfin, il a publié six volumes de balades philosophiques sur les traces des philosophes à Paris, Balades philosophiques (Ipagine).