Jocelyn Benoist : Logique du phénomène. Partie II

Jocelyn Benoist : Logique du phénomène. Partie I

3. La phénoménologie et l’immanence problématique de la norme

La phénoménologie, comme science des phénomènes, ne devient possible, par delà les tribulations du positivisme, que dans la mesure où elle prétend trouver, chose inconcevable d’un point de vue platonicien, une norme dans le phénomène lui-même :

« Qu’il n’y ait de phénomène que suivant un cadre normatif, la phénoménologie en est bien d’accord. Mais au lieu de chercher cette norme au-delà du phénomène, dans un dispositif métaphysique préalable, elle prétend la déceler en son sein, comme sa structure interne et sa loi immanente » 1.

Suit une analyse de grande envergure sur le passage de la normativité du jugement chez Brentano à la normativité chez Husserl des actes psychiques d’ordre inférieur, parce que sous-jacents au jugement dans la doctrine de Brentano, que sont les représentations. Brentano ne reconnaît pas – en quoi il reste positiviste et non phénoménologue – de normativité à cette classe d’actes que sont les représentations. Chez Husserl, au contraire, tout acte mental de premier niveau, est normatif au sens où en tant qu’intentionnel il ouvre constitutivement la possibilité d’un remplissement. Toute intention (Intention) a un objet qui joue le rôle de norme pour une possible donation de l’objet en question. Le concept proprement husserlien d’intention « renvoie au fait que l’objet en question soit considéré comme une norme pour un éventuel « donné », en d’autres termes pour quelque chose qui apparaît » 2. En ce sens, la logique du phénomène paraît bel et bien sauve puisque le lexique de l’apparaître grâce à l’internalisation de la norme retrouve une légitimité que le positivisme risquait de lui faire perdre : « De façon finalement pas si étrangère au néo-kantisme, Husserl a restitué sa charge normative au concept d’« objet ». Un objet est essentiellement un opérateur d’identification et de recoupement : ce à quoi peut être mesuré un donné. La force de la phénoménologie, par rapport au positivisme et dans sa provenance positiviste même, est d’avoir aperçu que, sans mesure, il n’y avait pas de « phénomène » » 3. La phénoménologie a donc retenu la leçon platonicienne et se révèle sur ce point bien plus conséquente que le positivisme. Cependant, la thèse d’une norme interne au phénomène, autrement dit, d’une immanence de la norme, est-elle tenable ? Peut-on affranchir la norme de toute clause de transcendance ? Cette dernière ne lui est-elle pas, comme Platon l’établit, constitutive ?

C’est là un des points d’aboutissement de la démonstration de Jocelyn Benoist. Critiquant l’interprétation par Jean-Luc Marion de la théorie de la signification de Husserl, identifiant en celle-ci, un excès de la signification sur l’intuition, Jocelyn Benoist rappelle que l’objet visé par une intention de signification ouvre la possibilité d’un remplissement (positif ou négatif) par l’intuition, de sorte que loin de représenter un excès par rapport à celle-ci, la signification désigne tout simplement la norme d’un remplissement possible par l’intuition, laquelle, parce que ne relevant pas de la même catégorie (le donné) que l’intuition, ne peut en aucun cas constituer un donné à part, en excès, par rapport à l’intuition. La norme n’est pas un donné du tout, et en ce sens, dans la continuité de Platon, Jocelyn Benoist rappelle son essentielle transcendance – transcendance au donné, inassimilable, donc, à toute donation élargie :

« En fait, la notion d’excédent structurel, irréductible, de la signification sur l’intuition, quelle que soit sa formulation équivoque – les contresens des interprètes sont là pour le prouver – renvoie à une tout autre idée qu’à celle d’une « donation » élargie au sens de « non intuitive » : à savoir à celle d’une mesure du donné (par définition intuitif) qui lui est transcendante » 4.

Et plus loin : « Ce qui est qualifié comme « donné », peut être jugé conforme à la norme ou non. Il n’y a pas vraiment de sens dans lequel on puisse dire, en général, qu’il est donné « plus que la norme ». Parler ainsi, c’est commettre une erreur de catégories. En effet, la norme elle-même n’est pas donnée » 5.

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Si l’interprétation de Marion est fautive sur ce point, il n’est pas sûr, à suivre Benoist, qu’elle ne représente pas une sorte de symptôme révélateur d’une difficulté présente in nuce dans la doctrine du fondateur de la phénoménologie, chez qui, en effet, la norme demeure un principe interne au phénomène, autrement dit, un trait immanent au phénomène. Jocelyn Benoist souligne qu’une représentation adéquate du statut de la norme requiert a contrario de sortir de la phénoménologie pour en assumer la transcendance (le caractère non donné de la norme). En quoi le problème relevé ici dans la lecture de Marion annonce-t-il la nécessité de sortir du dispositif phénoménologique en tant que tel ? L’internalisation de la norme au phénomène aboutit à une thèse incompatible avec l’idée même de norme, à savoir celle d’un appariement de la norme au champ de l’apparaître, prenant la forme d’un apparaître-limite, inaccessible : celui d’un remplissement total, d’une perception de l’objet « de tous les points de vue à la fois simultanément » :

« La grande force de l’analyse husserlienne tient dans le fait tout à la fois d’avoir mis en avant l’idéalité de l’objet, qui est une norme, et d’avoir inscrit celle-ci au cœur même de la phénoménologie, comme une norme structurant pour ainsi dire celle-ci de l’intérieur. Comme si la phénoménalité, pour ainsi dire, portait en son sein son propre régime d’extériorité.
On rencontre en revanche la limite de cette analyse dans le fait qu’après avoir traité l’objet comme ce qui, catégorialement, ne peut pas être donné parce que cela n’aurait pas de sens que cela le soit, elle nourrisse le fantasme de sa « donnabilité tout de même » – c’est-à-dire de son impossible donnabilité » 6.

Or, si l’on suit la logique du phénomène déployée depuis le départ par Benoist, il devient inévitable d’identifier dans le geste de réintégration de la norme à la sphère de la donation, une transgression problématique de la grammaire du phénomène :

« L’impossibilité pour l’objet d’être donné ne relève pas d’une clause de finitude métaphysique (comme s’il y avait là, en creux, une donation, mais impossible) ; elle n’est rien d’autre qu’un aspect, central, de la grammaire du donné » 7.

Il faudra donc prendre ses distances avec la phénoménologie et reconnaître qu’elle ne respecte la logique du phénomène que partiellement, en ce qu’elle reconnaît salutairement, d’une part, l’idéalité de l’objet comme norme, mais intègre, d’autre part, la norme dans le registre de l’apparaître, lequel, constitutivement, ne peut pas la concerner. La norme, en effet, n’est pas un phénomène mais ce à partir de quoi l’évaluation d’un objet sensible devient possible, et le phénomène n’est rien d’autre qu’un sensible évaluable, c’est-à-dire placé sous une norme, laquelle, pour cette raison, n’appartient pas au registre de l’apparaître (y compris cet apparaître-limite, paradoxal, qu’est l’apparaître impossible de l’objet sous toutes ses faces à la fois). L’Idée au sens kantien, autrement dit, a le statut d’une idéalité parce qu’elle constitue une norme pour l’apparaître et non un apparaître-limite. Il y a là confusion de la norme avec le donné, alors que la norme sert à mesurer le donné. Autrement dit, lorsque je perçois la façade d’une maison, je ne perçois pas la façade d’une maison mais une maison, en ce que, apparaître pour une maison c’est apparaître comme façade. Aussi, lorsque lorsqu’une façade de maison m’apparaît, l’apparaître d’une façade correspond à l’apparaître standard d’une maison – la norme est satisfaite. La phénoménologie agréerait sur le fait que c’est bien la maison non la façade d’une maison qui apparaît, mais ajouterait aussitôt qu’il n’en demeure pas moins qu’une vue parfaite de la maison serait celle où nous pourrions la percevoir de tous les côtés à la fois simultanément. Comme si la perception de la façade tout en satisfaisant la norme – c’est bien ainsi qu’une maison apparaît et donc est donnée – n’y parvenait que de manière incomplète et perfectible. Mais sans doute faut-il encore préciser les choses.

Car dans le cas où l’apparaître d’une façade correspond à l’apparaître standard d’une maison, cette correspondance s’explique par le fait que ce cas de figure correspond aux cas usuels où nous utilisons le mot « maison » pour déterminer ce qui nous apparaît. Or dans ce genre de cas de figure, rappelle Jocelyn Benoist, nous n’employons pas le jeu de langage de l’apparaître (nous ne disons pas qu’une maison nous apparaît) mais celui tout simplement de la perception (nous disons : je vois une maison là). Or cette différence cruciale doit être prise en compte : puisque les cas où nous percevons tout simplement une maison, c’est-à-dire les cas où nous disons d’un objet que nous voyons qu’il est une maison, ne sont pas des cas phénoménologiques – le langage de l’apparaître ne leur est pas adéquat, nous ne sommes pas confrontés à un phénomène de maison, mais à une maison. En revanche, c’est dans le cas de figure qui ne correspond plus aux cas standards d’emploi du mot « maison » pour qualifier ce que nous voyons – supposons « qu’au détour d’un chemin surgisse entre deux arbres ce qui a l’air du faîte d’un toit » 8 -, que nous avons recours, en toute légitimité, au jeu de langage de l’apparaître. On ne dira pas « je vois une maison » mais « une maison m’apparaît » « on dirait une maison » : dans ce cas de figure nous sommes confrontés à un phénomène de maison. Jocelyn Benoist reproche à la phénoménologie de ne pas prendre en considération cette différence décisive et de réduire ainsi toute expérience perceptive à une épreuve de type phénoménologique, autrement dit, à une confrontation avec un apparaître, là même, dans bien des cas, où nous ne dirions pas forcément de telle chose qu’elle nous « apparaît ». Ce qui ne veut pas dire qu’une telle confrontation avec un phénomène n’a jamais lieu, mais qu’elle n’est pas universalisable. Et ceci pour une raison évidente : c’est que les cas de figure où quelque chose nous apparaît s’adossent constitutivement aux cas où nous percevons la chose en question et l’appelons par son nom. En revanche, une maison nous apparaît lorsque le cas de figure se démarque du cas standard – celui où nous disons que nous voyons une maison – de sorte que ce dernier se met à jouer le rôle de norme pour le cas déviant (le cas phénoménologique). Dans le cas de figure où la maison apparaît – où nous sommes confrontés à un phénomène de maison, dont nous ne savons pas si une maison lui correspond dans la réalité ou pas puisqu’il ne remplit que très aléatoirement la norme (nous voyons le faîte du toit, pas la façade en entier) -, le cas standard sert alors de paradigme permettant une évaluation du phénomène, c’est-à-dire à établir si ce dernier est un apparaître vrai ou une simple apparence. Soit je m’approche suffisamment de la maison et passe donc de son apparaître (je ne vois que le faîte du toit) à sa perception (je vois désormais le toit prolongeant la façade) – laquelle valide l’apparaître précédant en le constituant en apparaître vrai. Soit quelqu’un d’autre qui se trouvant devant la maison la perçoive et me le dise, ce qui, à condition qu’il n’y ait pas de raison de douter de sa parole, permet d’établir une évaluation positive du phénomène auquel je suis confronté (c’est bien une maison). Il n’y a pas de phénomène sans rapport à cette norme que constitue le cas standard où nous utilisons un mot déterminé (« maison ») pour déterminer ce que nous voyons. Or, là où ce cas de figure est élevé au rang de paradigme pour l’évaluation d’un phénomène, il n’a rien d’un donné, il en est la mesure, aspect dont la phénoménologie ne peut pas rendre compte, puisque l’internalisation de la norme au phénomène auquel elle procède la conduit à ériger la norme en un donné paradoxal (inaccessible).

La phénoménologie, en ce sens, a bouleversé la logique du phénomène, en faisant de celui-ci une dimension constitutive de la perception de la réalité, transformant ce qui ne procède que d’une déviance perceptive – là où les conditions ne sont plus réunies pour dire de ce que nous percevons ce qu’il est – en condition universelle de notre rapport au réel. Or c’est bien la quadrature du cercle que la phénoménologie cherche à réaliser en internalisant la norme au phénomène, en la réduisant à une donnée immanente, car c’est un trait constitutif de la grammaire de l’apparaître que d’être placé sous une norme, qui, parce qu’elle évalue le donné n’a constitutivement rien, elle-même, d’un donné. Autrement dit, c’est un aspect fondamental de la grammaire du phénomène que d’impliquer la transcendance des normes. Comment avons-nous pu l’oublier ? Car telle est bien la question aussi décisive que troublante qui saisit le lecteur une fois achevée la lecture de Logique du phénomène : comment avons-nous pu cesser d’être platoniciens ?

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Regards croisés

  1. LP, p. 127
  2. LP, p. 132
  3. Ibid
  4. LP, p. 145
  5. LP, p. 147
  6. LP, p. 159
  7. LP, p. 159
  8. Ibid., p. 179-180
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