Jean-Michel Le Lannou : L’excès du représentatif (Partie II)

Ceci constitue la suite et la fin d’une recension dont la première partie se trouve à cette adresse.

2°) Représentation/Art

Déjà dans La Forme Souveraine1, Jean-Michel Le Lannou nous avait dit que la peinture ne se réduisait ni à figurer ni à exprimer les choses ou le monde. Dans la souveraineté de la forme, en son abstraction réelle donc, la peinture se défait de la représentation, et par là, nous délivre de la figuration et de l’asservissement des choses. Les œuvres de l’art sont donc principalement non représentatives. Spontanément, la musique s’instaure libre de l’impuissance : la rupture avec le figural y est en quelque sorte initiale. Jamais altérée par la déficience représentative, la musique va se produire comme forme souveraine. De là lui vient sa puissance d’intensification. Pour Jean-Michel Le Lannou, Schopenhauer tente vainement de réattribuer à la musique une fonction signifiante, d’en faire un « langage », en d’autres termes, de lui restituer un « contenu » et ainsi la nécessité de « dire » :

« Dans cet étrange rapport à la représentation, Schopenhauer divise la musique d’avec elle-même et la rend représentative, si ce n’est du monde, du moins de l’« essence » du monde. »

Schopenhauer ferme la possibilité de penser l’art comme excès. Dans les arts du visible, on assiste à une similaire libération à l’égard du représentatif. L’art est abstrait dès lors qu’il échappe à l’injonction de l’eïdos. Mais si la musique se produit spontanément libre de la représentation, la peinture et la sculpture s’en libèrent dans un processus critique. Mais d’où vient alors le fait que nous identifions l’art à du représentatif ? Qui veut cette identification, se demande Jean-Michel Le Lannou. Et sa réponse tient en un mot : la Poétique, ou l’origine oubliée, spontanément absente de notre réflexion. La Poétique est cette décision quant à l’essence de l’art. Comment faut-il l’entendre au juste ? La peinture ne peut cesser d’être une image, sinon elle se nie, elle s’abolit. Donc, dans l’implicite évidence de l’aristotélisme, la fin de la représentation serait la fin de la peinture. D’où vient cet amour des images ? Qui aime le représentatif ? Celui-là seul qui aime le fini. L’amour du fini est amour des représentations. Il réduit l’art à la représentation. Quand on aime les figures, on aime les traits ontologiques propres à la représentation, ceux de la déficience, et de la faiblesse. En la désirant, on veut tout autant la séparation que l’extériorité, la transcendance que l’impuissance qui sont, pour Jean-Michel Le Lannou, tous les traits opposés à l’intensité et à l’immensité.

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Or c’est bien dans le refus du figural que surgit notre insatisfaction. La déficience ontologique de la représentation, sa vacuité nous apparaissent désormais insupportables. Mais à quoi l’ambition de l’excès de la représentation, du point de vue de la vie, conduit-elle ? Elle nous conduit à l’intensification. La vie veut son intensification. Où et comment peut-elle surmonter l’épreuve de son manque ? Nulle part ailleurs que dans l’art. Pourquoi à la vie faut-il des œuvres d’art ? Pour Jean-Michel Le Lannou, si la vie ne peut immédiatement s’éprouver dans la plénitude, c’est parce qu’elle est, pour nous, encore absente et muette et que la philosophie la veut, très paradoxalement, parole. Or le désir de l’excès veut éprouver la vie dans l’art, en cette œuvre qui cesserait d’être une médiation et qui deviendrait diaphane, s’abolissant en l’automanifestation de la vie. Dans l’œuvre qui serait celle de la vie même, nous éprouverions enfin présente la Vie dans l’art. Alors l’art s’abolirait comme extériorité : l’œuvre serait présentation fidèle et sans distance de la vie, car la vie en serait l’origine, le contenu et la forme même. Toutefois, quel que soit le contenu représenté dans et par l’art, il diffère de la forme qui le présente. Pour abolir cette irréductible différence, seule condition de l’immédiation, ne faudrait-il pas, selon l’expression de Michel Henry, « fermer les yeux » devant la peinture ? « C’est alors la musique, en tant que parole de la vie qui l’énoncerait immédiatement », nous dit Jean-Michel Le Lannou. Elle serait son mode libre et authentique d’apparition, l’autre effectif du représentatif. En toute radicalité cependant, il nous faudrait, pour l’éprouver, refermer la médiation qu’est la conscience. Toutefois, Jean-Michel constate une contradiction interne à la vie même : si la vie aspire à son intensification, elle la cherche dans la forme représentative. Qu’est-ce qu’elle veut donc ? Non pas elle-même, mais des images d’elles-mêmes. « Aimant la musique, produisant le tableau, elle ne désire que le représentatif », nous dit le philosophe. Comment sortir de cette aporie ?

Si, pour Jean-Michel Le Lannou, l’exigence est de faire l’épreuve de la vie en sa plénitude, de s’y égaler, cela implique donc de surmonter tout ce qui nous sépare de la vie, d’abolir ce qui nous en absente. Mais on est en droit de se demander comment produire une telle suppression et de quoi nous disposons pour abolir le représentatif. Le désir demeure pris dans la double évidence, lui faisant croire, à la fois, qu’il aspirerait à l’intensité de la vie et qu’il ne saurait excéder la représentation. Nécessairement insatisfait et nostalgique, il ne peut que se dissimuler cette aporie. Mais si cette confusion n’est pas inéluctable, que faut-il mettre en œuvre pour la dénoncer et la défaire ? Une effective discrimination. Immédiatement hors du représentatif, la musique s’instaure dans cette proto-distinction : elle produit une œuvre libre de la signification : « Par la musique, il y a de l’art sans parole, sans image, sans expression, strictement libre du signe », nous dit Jean-Michel Le Lannou. Quant à la peinture, elle lève en elle la contradiction entre le désir d’excéder la déficience qu’impose à toute apparition la fonction du signe, et l’amour réitéré de la représentation. La peinture, au sens strict, ne produit plus d’images, ni de signes. En cessant de se soumettre au désir de signification elle opère une révolution effective. Pour Jean-Michel Le Lannou, la peinture apparaît donc dans le renoncement au tableau. Mais notre auteur insiste sur le fait que ce refus de signifier n’est en rien une suppression de l’œuvre : au contraire, c’est la condition positive de sa production. Ainsi, dans son illusion qui identifie la suppression du représentatif à l’abolition de l’œuvre, Marcel Duchamp ne fait que redire autrement Aristote : il pose une autre modalité de refus de l’abstraction. Mais alors qu’advient-il quand l’art découvre que le désir qui le produit n’est plus du tout celui des signes ?

Contre Kant, Jean-Michel Le Lannou affirme que l’œuvre apparaît alors quand elle se distingue du figural : « L’art s’affirme en renonçant à la représentation ». Et dans notre désir d’excéder le représentatif, l’art se découvre comme production de formes pures. Le désir d’intensité nous délivre de notre fascination des images. En cette libération apparaît le désir désintéressé, non seulement d’un quelconque « contenu » de l’image, mais plus directement de la forme représentative comme telle :

« Le désir de représentation se faisait passer pour naturel, ce qui signifie rien d’autre qu’aristotélicien, affirme Jean-Michel Le Lannou, dans la plus grande des révolutions, le désir d’art s’en distingue enfin. »

Le désir d’art nous libère donc de l’amour des images. L’art renonce ainsi à l’injonction de la représentation et dans cet abandon il s’inaugure lui-même comme art. L’œuvre dorénavant affirme sa réalité, elle ne se nie plus, ne fuit plus ce qu’elle est. En elle, le rapport contradictoire : ne pas être ce qu’elle est, être ce qu’elle n’est pas, qui définissait la figuration, s’abolit. Elle cesse d’être l’évocation d’une absence, l’expression de ce qui lui manque. Pour l’œuvre, ne plus être signe ou fiction, c’est se tenir en son immanence. L’art advient hors de la représentation : dans la forme pure, dans la présence sensible. Cette forme pure n’est plus celle de l’eïdos apparaissant. Qu’est-ce alors que l’œuvre d’art pour notre auteur ?

« Sa réalité qui s’égale à elle-même : Ne rien exprimer, ne rien signifier, c’est là, pour elle être. »

La distinction radicale entre la représentation et la présence apparaît enfin, en cette seule présence de l’œuvre. Seule l’œuvre d’art s’affirme au présent : elle s’identifie à elle-même. Et le sensible s’égale à lui-même quand il est dans sa forme, visuelle ou sonore. Ainsi délivré du désir des images, nous regardons la peinture, nous la voyons en sa forme visuelle pure, c’est-à-dire libre à l’égard du représentatif. Si la musique ne passe et ne peut passer de la représentation à l’abstraction, si en elle la liberté est première. Il en va tout autrement de la peinture : elle commence par être niée, assimilée et réduite au tableau. Elle n’advient à elle-même qu’au terme de la distinction conduisant, par la dé-figuration, au pictural pur. Or, pour Jean-Michel Le Lannou, aller du pictural subordonné au pictural libéré pour lui-même ne sépare pas deux manières de représenter, mais une œuvre qui représente et une œuvre qui échappe au représentatif : le tableau qui est du texte ou du sens (le tableau qui est « poétique ») et la peinture qui renonce au poétique. L’apparition de l’abstraction change la compréhension du pictural. Par elle, il échappe enfin à la Poétique. Il nous faut prendre acte de cette nouvelle distinction du tableau et de la peinture :

« La Poétique prend fin dans l’art non figural. En renonçant au représentatif, le pictural se libère, et se délivre de l’emprise de la figure. L’art échappe alors à ce qui l’entravait. »

Dans son essai, Jean-Michel Le Lannou se propose de penser cette puissance de l’art qui ne se laisse plus enclore dans l’impuissance figurale. Tant que l’œuvre demeurait assignée à un statut signifiant, la représentation régnait en elle. Tant que le désir visait à outrepasser le visible en le voulant expressif, alors la condition pour penser l’art manquait. Ainsi, pour notre auteur, la pensée de l’art, la Poétique, dépossède l’art de sa puissance d’excès : « elle substitue l’impuissance représentative à sa liberté ». Pour notre auteur, c’est donc seulement quand nous ne nous soumettons plus à la Poétique que nous pouvons penser l’art. Il faut sortir de là, sortir de la fascination des images. Il faut rompre avec la fonction signifiante :

« Aucune philosophie de l’art ne sera possible si nous n’en sortons pas. En d’autres termes, aucune philosophie de l’art n’est possible dans l’ontologie appropriative. Elle n’accueille qu’un art réduit au représentatif. »

Or Jean-Michel Le Lannou montre que dans les temps modernes, de Kant à Michel Henry, cette identification de l’art au représentatif perdure. Nous ne semblons donc pas être sortis de ce que notre auteur nomme « la clôture figurale » ou encore « l’eïdéologie ». Donc, nous ne penserons l’art qu’en abolissant le désir du figural en nous, qu’ « en conduisant une révolution antipoétique en notre désir ». C’est ce que le philosophe va montrer dans la troisième partie de son livre. Pour Jean-Michel Le Lannou, tout se passe comme si nous devions renoncer à notre désir natif, aristotélicien, à notre désir de figurer, de voir dans la figuration la vérité de l’art, pour naître au désir d’intensité que produit la philosophie. Mais comment l’entend-il ?

3°) Représentation/Philosophie

Le philosophe refuse la servitude figurale : il dénonce la complaisance dans l’amour du fini. La philosophie est ainsi, pour Jean-Michel Le Lannou, ce qu’il appelle « l’autre opération de l’excès ». Pourquoi ? Comment donc œuvre-t-elle ? Elle œuvre précisément en refusant de consentir à la servitude représentative. Le désir philosophique est précisément ce désir qui ne veut plus la déficience mais l’immensité et refuse alors tout ce qui l’entrave et la nie. Or pour Jean-Michel Le Lannou, ce que nous désirons dans cette activité du penser, c’est « qui se refuse à la figure, et ne consent pas à se finitiser ». Autrement dit, c’est ce qui ne peut apparaître dans le représentatif. Si figurer c’est représenter et donc nier l’intensité, le désir philosophique rejette la figure : il désire l’intensité et nous appelle ainsi à « une réelle dé-finitisation ». On retrouve alors la thèse que notre auteur avait soutenue dans L’être décomposé2 : les philosophies qui recherchent l’intensité hors de la pensée ne parviennent pas à nous libérer du représentatif. C’est pourquoi il faut excéder la représentation, décomposer l’être. C’est seulement dans cette décomposition, dans cette abolition que nous avons la possibilité de philosopher :

« Il ne s’agit donc pas de produire une variation nouvelle interne au représentatif, ce qui reviendrait à s’en tenir à une simple, ou impuissante protestation, mais bien de l’excéder effectivement. »

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Or, pour notre auteur, il y a deux obstacles à cet effectif excès : le premier identifie l’excès à la protestation interne de la négativité abstraite, et le second assimile l’intensité à la vitalité. Or, selon le philosophe, seul l’idéalisme échappe à ces deux écueils. Mais comment le comprend-il ? Quel est donc l’idéalisme dont il nous parle ? C’est celui qui explicite le statut ontologique de la représentation, tout à la fois en sa provenance et sa relativité. Cet idéalisme est pour Jean-Michel Le Lannou un désir radical d’excéder le figural. Il nous montre que le désir figural ne nous constitue pas, comme nous l’avions cru. Or, si nous voulons nous arracher à la soumission de la figure, il nous faut comprendre le désir de représentation en nous :

« Tant que la philosophie ne parvient pas à reconnaître l’opération en nous de l’amour du fini, tant que celui-ci œuvre en sa provenance silencieuse, aucune libération n’est possible. L’amour du fini, qui a pour condition la négation de la vérité, perdure de son implicite. »

Toutefois, si l’abandon du désir de représentation ouvre l’exercice de la philosophie, il lui faut encore expliciter les modalités de la rupture qui l’instaure : « Elle doit exposer les conditions de son exercice, celles de sa pratique. »

La tâche du philosophe consiste donc rien moins qu’à défaire en nous ce qui nie la puissance du penser. Mais alors comment allons-nous parvenir à nous délivrer de la passivité que l’amour du fini nous impose ? Comment parviendrons-nous à ne plus désirer l’impuissance ? Philosopher, c’est apprendre à abandonner le figurer et laisser surgir en soi le désir d’immensité. L’amour du fini cesse de nous étouffer et nous ne consentons plus à l’impuissance. « Contre la police du désir représentatif », contre cette norme aristotélicienne, la philosophe a l’audace de nous montrer que « notre destin n’est pas figural ». Et la libération commence quand nous dissocions la représentation tant de l’être, que de la liberté. On met ainsi fin à l’illusion que notre être serait essentiellement enveloppé par le représentatif. Être ce n’est donc pas apparaître en une figure pour Jean-Michel Le Lannou. C’est tout le contraire : « L’être effectif ne s’impose en rien de se représenter. » Donc ce qui va constituer en propre la philosophie, c’est son refus des injonctions naturalistes, et par suite, c’est bien l’excès de l’aristotélisme, le désir de représentation étant l’exacte antithèse de la puissance du penser :

« La pensée libre s’instaure et se déploie dans et par la réflexion des modalités de la « déconstruction » de l’aristotélisme, et tout d’abord de la Physique. » Penser c’est donc non seulement accueillir le désir d’excès, mais encore le satisfaire. Elle ne se propose donc pas seulement d’énoncer la déficience du représentatif, mais bien de l’abolir. Contre la passivisation, contre la restriction, la philosophie ouvre le processus libérateur de départicularisation. Dans l’abandon du désir de figurer, s’initie notre dés-animalisation En elle œuvre la puissance de l’abstraction. L’abstraction distingue l’homme de l’animal, et en sa radicalité, dans la reconquête puis le déploiement de sa puissance, elle délivre de l’homme. »

Donc, si l’on suit bien la pensée de Jean-Michel Le Lannou, la philosophie nous confronte à un processus paradoxal puisqu’on y entrer c’est ne plus en sortir : on s’en sort (du représentatif) sans sortir (de la philosophie) : car en philosophie, il ne s’agit pas seulement de changer de désir, mais bien d’abolir l’expérience initiale du représentatif, d’excéder ce mode d’être, et pour cela, de supprimer l’identité qu’il nous assigne :

« Philosophie est pour se défaire de soi, pour se supprimer en tant que fini ».

Telle est bien la tâche de la philosophie : il nous faut nous défaire de ce par quoi nous advenons. Et pour Jean-Michel Le Lannou, seule la puissance de l’abstraction pourra interrompre la dépotentialisation qui nous produit, défera nos attachements aux images et nous reconduira à la plénitude et à l’immensité du penser. L’exigence philosophique est donc celle d’une abstraction et cette abstraction est désappropriation. Il s’agit donc bien de « nous défaire de nous », dit Jean-Michel Le Lannou, de « nous dés-identifier ». Le philosophe empêche ainsi le figural de saturer sa puissance de figurer. En ré-aspirant à la puissance, d’une manière originale, singulière, Jean-Michel Le Lannou adopte une nouvelle posture nietzschéenne : il délie le désir de la représentation, il affirme l’immensité.

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Regards croisés

  1. cf. Jean-Michel Le Lannou, La forme souveraine. Soulages, Valéry et la puissance de l’abstraction, Paris, Hermann, 2008
  2. cf. Jean-Michel Le Lannou, L’être décomposé. Critique de l’ontologie du fini, Paris, Hermann, 2009
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