Jean Birnbaum (dir.) : Pourquoi rire ?

Ce livre1 reprend certains des actes du Forum Le Mans, rencontres philosophiques organisées en novembre 2010 par la Ville du Mans et le journal Le Monde sous la direction de Jean Birnbaum. Ce dernier fait d’abord du rire une brève présentation louant sa dimension émancipatrice dans tous les domaines de l’existence, de la communauté. Mais la véritable introduction est laissée à Georges Steiner qui, après avoir rapidement rappelé que le rire et la comédie n’ont pas eu l’heur d’être l’objet d’analyse des grands philosophes et littérateurs de tous les temps ou bien parce qu’ils n’ont pas la profondeur du tragique, ou bien parce qu’ils sont d’ores et déjà absent des Ecritures, recense les textes qui lui semblent les plus significatifs sur la question : Le Rire de Bergson, On the Idea of Comedy du romancier anglais du XIXème siècle George Meredith, Der Witz de Freud. Il accorde une attention toute particulière à l’essai de Baudelaire De l’Essence du rire. A vrai dire, Georges Steiner ne nous apprend ici rien de bien nouveau sinon qu’il nous reste toujours du chemin vers plus d’érudition. Reste cette idée finalement intéressante pour qui traite du rire dans une classe (le thème est au programme en français pour les BTS) qu’il faudrait substituer au rire le sourire pour en faire le véritable « propre de l’homme ». Fine manière d’introduire un colloque sur le rire que de montrer qu’un travail sur le sourire serait en fait plus intéressant !

Rire et blaguer : intervention de Jean-Marie Schaeffer

Jean-Marie Schaeffer utilise ici une approche propre à la philosophie analytique, aux sciences cognitives et aux travaux anthropologiques – ce qui situe déjà la nature de son intervention sur le rire. Il présente d’abord une typologie graduée du rire qui, du rire des bébés au rire spirituel, répertorie les différents niveaux du rire selon une échelle qui part du phénomène physiologique pur pour parvenir à l’esprit (domaine réservé aux êtres qui disposent d’une capacité métareprésentationnelle). Sur la base d’une telle gradation, et à partir du constat que le rire consiste toujours en l’expression d’une émotion, l’auteur montre que la diversité des émotions qui sont impliquées dans le rire pose le problème de l’unité d’un tel phénomène. En effet, si l’on peut penser que le rire est toujours synonyme de joie, il faut constater qu’au contraire, que cela soit de la part du rieur ou pour celui dont on se moque, le rire est toujours la manifestation plus ou moins explicite d’une agression. De même, si le mot semble renvoyer à un phénomène unique, la variabilité des manifestations phonatoires du rire est telle que l’on peut postuler autant d’émotions distinctes qu’il y a de manière de rire. Ce qui n’est pas sans faire penser à cette idée spinozienne selon laquelle il y a autant d’affects que de nature d’hommes susceptibles de les éprouver.

Schaeffer se demande ensuite jusqu’à quel point c’est un phénomène volontaire, et montre que si certains rires sont, comme l’éternuement, peu contrôlables, le rire est aussi, comme le toussotement cette fois, un outil de communication dont on peut se servir à différentes fins. Mais la question est reportée puisqu’il arrive que notre rire ait effectivement un sens relatif aux émotions que nous éprouvons sans qu’il soit intentionnellement déclenché. On constate donc que la palette des intentions, des volontés, des absences d’intentions et de l’involontaire est largement occupée par le rire sous ses différentes formes ; qu’ainsi on puisse parler d’une simulation de rire n’est pas sans intérêt si l’on veut contester l’idée qu’il serait toujours irrépressible !

Schaeffer entre ensuite dans le vif de son intervention en traitant du rire dans sa dimension apparemment la plus physiologique : le rire de chatouillement. Il montre que ce rire n’est pas une spécificité humaine, puisqu’il est observable – sous d’autres modalités certes – chez les singes et chez les rats ; que, d’autre part, si on observe une similitude à cet endroit, cela n’atteste pas tant de la dimension physiologique (naturelle ou animale) de ce rire, mais bien plus de sa dimension sociale. Il prouve ce dernier point en se référant à une série d’expériences effectuées sur des singes et des rats qui attestent qu’un certain nombre de conditions socialement signifiantes sont requises pour obtenir un tel rire : ainsi du bébé qui rit lorsqu’un proche le chatouille, mais qui à l’inverse pleure lorsqu’il s’agit d’un étranger. Aussi, si le rire est bien le propre de l’homme, ce n’est certainement pas de manière univoque : on distingue, en effet, d’une part une ligne d’évolution du rire chez les primates qui est parallèle à la ligne de proximité génétique entre ces primates et l’homme ; d’autre part, la présence du rire chez l’adulte humain peut être interprétée comme le résultat d’un phénomène de néoténie observé comme propre à l’espèce humaine, par lequel des caractéristiques juvéniles se maintiennent malgré la croissance.

birnbaum_pourquoi_rire.jpg

Le comble reste que la référence à ce phénomène de néoténie est plein d’ambiguïté si l’on se fie à sa définition qui l’envisage dans deux sens opposés : ou bien il est défini comme le fait qu’est maintenue à l’âge adulte une caractéristique biologique que l’on rencontrait chez le jeune, ou bien qu’« À l’inverse, [il désigne l’]atteinte de la maturité sexuelle par un organisme encore au stade larvaire. » C’est dire si le cognitivisme a encore du pain sur la planche pour éradiquer la question de la sexualité infantile dans l’analyse des pathologies psychiques – il réapparait là même où l’on cherche à produire une approche purement biologique des problèmes.

A vrai dire, l’intérêt de l’article s’arrête là : lorsque Schaeffer s’aventure sur le terrain du rire plus spécifiquement culturel et spirituel, la lecture anthropologique manifeste ses limites, et les remarques sur le caractère rituélique du rire dans la rencontre de groupes tribaux distincts, ou sur le caractère plus ou moins hermétique des plaisanteries qui requièrent une appartenance culturelle pour déclencher le rire, ne nous apprennent que peu de choses et sur le rire, et sur le phénomène d’identité. (« Le troisième point qui frappe est le fait que les types de plaisanteries sont extrêmement divers selon les pays et les communautés ethniques, parfois aussi selon les sexes, selon les âges, selon les classes sociales, selon le degré de formation scolaire, selon les métiers, et ainsi de suite. De ce fait, la traductibilité d’une plaisanterie d’une communauté à une autre est inversement proportionnelle au degré de connaissance contextuelle dont il faut disposer pour sa compréhension et donc pour qu’elle marche. » Voilà une remarque qui, à mon sens, illustre bien qu’il arrive qu’il soit préférable de s’en tenir à l’expérience que de vouloir à tout prix théoriser ce qui se montre si évidemment partout : il n’y a qu’à avoir fait partie de n’importe quel petit groupe humain pour savoir que le rire est chaque fois distinct selon le contexte et la société dans lesquels il fait rage ! Que nous importe ici d’en faire si savamment mention ?

De quelques formes anciennes du comique philosophique : Intervention de Thomas Bénatouïl

L’auteur procède d’abord – et ce point est important – à une mise en garde au lecteur : il n’est pas question de brosser de manière complaisante un vaste portrait du sage antique censé nous indiquer à la manière d’un psychologie magazine la bonne conduite à tenir pour apprendre à vivre. S’il y a lieu de se tourner vers l’antiquité c’est avant tout pour y étudier la manière avec laquelle le rire occupe une place spécifique (théorique et politique) dans la démarche philosophique des grands penseurs de l’antiquité ; il s’agit donc d’abord ici d’une invitation à la lecture des textes mêmes et non à une suffisante prétention à en résumer l’éthique convenue.

C’est ainsi que Bénatouïl étudie ici précisément la question du rapport entre les philosophes et la société dans laquelle ils vivent : ce rapport est l’occasion d’un rire – des premiers ou de leurs contemporains – qui manifeste la question hautement problématique de la manière avec laquelle une société tolère ses philosophes, ou inversement de la manière avec laquelle ces derniers acceptent (ou non) le monde dans lequel il leur faut bien exister. L’auteur se réfère ainsi au motif classique de la servante de Thrace qui se gausse de Thalès tombé dans un puits. La question qui parcourt l’ensemble de l’intervention de Bénatouïl porte sur celui dont on rit : de qui se moque-t-on ? Du philosophe, qui sorti de la caverne est malhabile au sein de la société et ne connaît que trop peu les manières en usage dans sa communauté ; ou du sophiste, qui a certes le pouvoir au sein de la communauté et dans les tribunaux, mais s’emmêle systématiquement les pinceaux lorsque Socrate l’interroge ? « Le rire semble ainsi la seule expression possible du conflit de valeur entre la philosophie et la société. » (p. 43) Et Platon considère que le rire ne se souci pas du bien ni du vrai ; mieux, que la comédie qui se joue dans le rapport entre le philosophe et la société se termine inévitablement par une tragédie parce que la philosophie ne peut se contenter de l’ordre établi au sein de la cité et requiert nécessairement une révolution politique des hiérarchies sociales. Hiérarchie idéale (celle que dessine La République) à laquelle correspond une hiérarchie dans la légitimité des rires : « les philosophes rient légitimement mais ne sont pas risibles, parce qu’ils vivent dans un monde supérieur au nôtre. » (p. 45) La question du rapport de Platon au rire est donc bien la manifestation d’une position politique qui n’est pas là pour plaire ou pour faire consensus, et renvoie à la manière même de définir la philosophie.

A l’institution que fut Platon, Bénatouïl oppose successivement Diogène qui, par ses railleries, critique autant les absurdités sociales que les prétentions suffisantes des philosophes – en ne s’exemptant pas lui-même de son propre sarcasme afin de mieux « prouver l’inutilité des conventions sociales » (p. 47) ; puis Zénon (le fondateur du stoïcisme) que Deleuze range parmi les rieurs d’un humour de surface, par opposition à « l’ironie métaphysique des hauteurs propre au Socrate de Platon » (p. 48) ; enfin, Pyrrhon (dont l’article donne véritablement envie de lire la postérité chez son disciple Timon des Phlionte), qui comme Diogène n’a pas à subir les assauts de la foule vengeresse (celle qui se venge de l’ironie socratique à l’endroit de son ignorante pédanterie) mais pour d’autres raisons : son scepticisme s’étendant tellement à toute chose qu’il ne souhaite revendiquer aucune place significative dans l’ordre social qui est comme la vie, « un théâtre d’ombres, une pure apparence » (p. 49).
« Alors que Diogène subvertit la comédie platonicienne pour la préserver de la tragédie, faisant du philosophe un pitre railleur qui coupe l’herbe sous le pied de la servante, Pyrrhon la vide entièrement de son sens en abandonnant le rôle du philosophe au profit de la servante, mais d’une servante qui ne rirait plus de la chute du philosophe. On échappe alors au face-à-face comique au profit d’une sorte d’humour supérieur, mi-noir, mi-absurde : « un jour que [son maître] Anaxarque était tombé dans un marécage, [Pyrrhon] continua son chemin sans lui prêter main-forte ; mais alors que certains lui en faisaient reproche, Anaxarque lui-même fit l’éloge de son indifférence et de son absence d’attachement. » (DL IX, 63) » (p. 50).

Le rire des historiens : encore un effort… Intervention d’Antoine de Baecque.
L’historien de la littérature annonce dès le début de son article deux difficultés à écrire l’histoire du rire : la première porte sur les sources, la seconde sur la subjectivité de l’homme qui écrit l’histoire du rire en question.
Pour ce qui concerne les sources, l’auteur montre qu’elles ne permettent pas de saisir le rire du point de vue des rieurs, mais seulement depuis les contemporains qui en font l’analyse ou le recensement savant ; de telle sorte que le rire n’est pensé que « par en haut », dans une perspective savante, et ne peut faire l’objet d’une analyse réelle qui porterait sur l’humour des rieurs eux-mêmes.

Concernant le second point, il faut d’abord préciser la nature de la difficulté : il s’agit de la contradiction entre le sérieux de l’historien et la légèreté de l’objet dont il traite. C’est cette contradiction qui explique que le rire soit déconsidéré par la discipline historique et laissé aux autres sciences humaines. De Baecque donne alors deux exemples d’historiens de la littérature qui résiste à cette tendance : Mikhaîl Bakhtine et Anne Ubersfeld. Le premier, sociolinguiste de l’université de Moscou, est l’auteur de L’Œuvre de F. Rabelais et la culture populaire au Moyen-âge et sous la Renaissance (Gallimard, 1970), travail qui grâce au concept de « rire inquiet » et au thème de l’acculturation du peuple français par le développement du rire populaire de la Renaissance au XIXème siècle ouvre, selon De Baecque, un domaine d’étude aux historiens qui vont suivre (C’est le cas de Le Roy Ladurie, de R. Muchembled, de M. Foucault). La seconde, Ubersfeld, ouvre, elle, à des recherches sur la figure du bouffon et sur ses rapports avec le pouvoir politique en place : Le Roi et le bouffon, essai sur le théâtre de Victor Hugo (José Corti, 1974).

Mais, malgré le « manifeste », écrit par Le Goff dans la fin de Un Autre Moyen-âge, en faveur de l’élévation du rire à la dignité de l’objet d’études historiques – manifeste qui montre que le rire est, comme toutes les autres, une pratique sociale ; qu’il exprime une manière, toujours ancrée en un temps déterminé et propre à une société donnée, de se représenter soi-même et autrui – malgré, donc, ce manifeste en faveur du rire, et les quelques historiens héritiers de cette position (dont De Baecque lui-même) la tendance au mépris de ce phénomène de négation de tout sérieux conserve sa pleine effectivité universitaire : force est de constater que le rire – ce fut longtemps le cas de l’odeur – n’a pas fait l’objet de l’ouverture d’un véritable domaine de recherche en histoire.

Mais ceci n’est que la première partie de l’intervention d’Antoine de Baecque qui réserve la seconde à l’exposition de son travail actuel sur le rire. Il montre d’abord sa propre perplexité d’historien sur les deux difficultés dont il a d’abord parlé : celle qui regarde les sources, celle qui porte sur sa propre subjectivité en jeu dans l’analyse d’un objet si contradictoire. Le rire remet en effet en cause la méthode et la projection de la subjectivité de l’historien dans une époque. Perplexité, dit-il car « on ne comprend rien » (p. 83) – on ne comprend rien de ce rire qui explose dans les documents dans lequel on le trouve. Or le rire et au carrefour de deux questions : celle de l’objet d’investigation historique, toujours sérieux pour qui étudie la naissance de la république, celle de l’investigation elle-même qui sacralise son objet et ne peut plus dès lors y percevoir ce qu’il recèle de spirituel – de risible. De Baecque prend ainsi l’exemple des actes des délibérations de l’Assemblée nationale constituante entre 1789 et 1791 : les journaux parlementaires font mention d’hilarité et de rire de l’assemblée que l’historien du XXIème siècle ne peut saisir. Il ne saisit qu’ensuite, par exemple, que « le jeu favori du rire en assemblée révolutionnaire, d’un bout à l’autre de la décennie, même en pleine convention terroriste, est la fausse citation latine. » (p. 84)

Pris, comme tout historien, dans le registre du sérieux et du tragique inhérent à l’objet d’étude qu’est la naissance de la République, De Baecque prend conscience et partage cette analyse, que si « La tragédie […] est l’ultime effort des Français pour être républicains […] », « le rire est irrémédiablement associé à l’Ancien Régime monarchique, et l’esprit républicain n’admet plus ce « caractère de gaieté », faisant entrer la France nouvelle dans l’âge du sérieux. » (p. 85). Il fallait le travail de réflexion et d’analyse de De Baecque pour mettre en lumière cette contradiction logée au cœur de sa propre recherche sur le rire révolutionnaire. C’est ainsi, et paradoxalement, grâce à l’identification de cette contradiction des études sur la révolution – études qui ne pouvaient qu’être trop sérieuse – qu’il accède à la possibilité du rire révolutionnaire, car il y en a un ! Et De Baecque de citer les frères Goncourt analysant ce rire révolutionnaire comme une « comédie flagellatrice » (p. 88). L’historien confirme donc bien, si c’était nécessaire, que la perplexité et la mécompréhension parfois radicale sont bien les meilleures ressources de qui veut savoir.

Gaz hilarants : introduction au comique d’atmosphère : intervention d’Elie Düring

Commençons par préciser que le point de départ de cette intervention se fonde sur une lecture de l’ouvrage de référence en la matière : Le Rire2 de Bergson. Après avoir rappelé les fonctions sociales et psychologiques du rire définies par Bergson, Elie Düring rappelle que si le rire possède ces fonctions, il n’existe précisément que par elles ; que n’ayant pas le privilège de la causa sui – la nature du rire n’enveloppant pas son existence ! – le rire n’existe qu’autant qu’il remplit les fonctions auxquels il est propre. Cela permet au philosophe, qui a soutenu en 2007 sa thèse sur Bergson3, de montrer que le rire n’est pas nécessairement destiné à perdurer, qu’il est donc tout à fait envisageable de le voir disparaître ; mieux :
« […] Que le rire soit voué à disparaître à plus ou moins long terme, ou à ne plus se perpétuer dans nos sociétés qu’à la manière d’un plaisir de luxe, c’est là une conséquence inéluctable de la caractérisation que Bergson donne de son objet, comme d’un phénomène de surface. »4

Rappelons donc ces deux fonctions : fonction sociale d’abord, puisque le rire « agit à la manière d’une sanction » (p. 132), qui rappelle à la vie normale ceux qui s’en écartent trop dans des comportements qui manquent de la souplesse requise à la vie en société ; fonction psychologique ensuite, car le rire offre une « […] soupape de sûreté destinée à relâcher, de loin en loin, un excès de pression accumulée. » (p. 133) Il n’est dès lors plus que de constater qu’en l’absence de phénomènes d’écarts sociétaux, de comportements non conformes à une normalité policée, « le rire cesserait du même coup de remplir sa fonction régulatrice et vitale » (p. 134) et n’aurait par conséquent plus de raison d’être sinon comme archive d’un usage disparu. Mais Elie Düring ne se contente pas d’envisager ceci comme une hypothèse, il le conçoit au contraire comme déjà réalisé – et il renvoie ainsi à ce que Lipovetsky a déjà écrit dans L’Ere du vide sur ce sujet d’un rire résiduel dénué de fonction sociale ou psychologique réelle : pseudo-rire, complètement artificiel et vide, travaillant sur commande les participants aux émissions télévisées.

Mais c’est ici que Düring commence, à strictement parler, son intervention :
« Le terme même de « liquidation » faisait entrevoir un autre état possible du rire, un état liquide, ou pour mieux dire gazeux : un comique d’atmosphère, véritablement contemporain de la fin du comique tel que nous le connaissons. Peut-être est-ce de ce coté que se trouve le remède à l’inévitable décadence du rire « moderne », ce rire dont Bergson aura magistralement défini les conditions […]. »5

Düring énonce donc successivement les propriétés de ce que serait ce « comique d’atmosphère » : D’abord il ne résulterait pas d’une chute, comme c’est le cas du comique « moderne » tel que Bergson l’a systématisé ; mais l’auteur précise d’emblée qu’il ne s’agit pas tant ici de la chute matérielle d’un corps qui fait rire par ce coté mécanique inattendu, mais de la chute d’une blague qui par son caractère impromptu et contradictoire provoque le rire. Il s’agirait donc d’abord d’un comique qui, n’ayant pas de chute, n’aurait ni début ni fin, et consisterait en un travail toujours recommencé de récupération d’un décalage toujours déjà imposé avec le réel. Le philosophe en illustre la possibilité en se référant au grand Buster Keaton dont on constate – à le voir dans ses films – qu’il ne commence pas par d’abord être en accord avec un monde dans lequel il rencontre ensuite des accidents. Buster Keaton joue, au contraire, souvent le rôle d’un homme dont le désaccord avec la structure matérielle et sociale du monde est inhérent à sa nature. De telle sorte que le caractère burlesque de ses films n’est pas réservé à des évènements spécifiques, mais appartient en propre aux héros/antihéros qu’ils mettent en scène : « gags-trajectoires », fable qui « tourne en boucle »6. « Incrédule et perplexe, il traverse le monde mécanisé comme s’il était l’habitant d’une autre planète. »7 De même, ce n’est pas l’absurde qui intéressera ce comique atmosphérique, mais l’incongru tel que Monsieur Hulot peut en camper le personnage « qui littéralement, ne colle pas : toujours en transit dans un milieu qui lui est plus ou moins hostile, incapable de trouver une assise en soi-même, le personnage du comique d’atmosphère n’est nulle part chez lui […] »8.

Mais, si le comique d’atmosphère se résume à un burlesque continuel inhérent aux personnages qu’il met en scène, en quoi réside précisément son caractère atmosphérique ? Düring explique que, chez Tati par exemple – mais c’est le cas chez Buster Keaton aussi, la rencontre continument accidentelle entre le personnage et le monde inverse les rapports du mécanique et du vivant : ce n’est plus l’homme qui, subrepticement chute par défaut de vitalité, mais d’un coté le monde qui se vitalise, et de l’autre l’homme qui, devenu machine, a perdu une certaine forme de subjectivité vivante. Düring cite Aragon travaillant sur Chaplin : « Le décor, c’est la vision même du monde par Charlot, avec la découverte de la mécanique et de ses lois, qui hante le héros à tel point que, par une inversion des valeurs, tout objet inanimé lui devient un être vivant, toute personne humaine un mannequin dont il faut chercher la manivelle. »9
Ce « comique d’atmosphère » se caractérise donc par un renversement que Düring résume dans la formule suivante – empruntée, en un sens, à Bergson, puisqu’elle consiste à renverser sa définition du rire : « Du vivant ranimé dans le mécanique ». Cherchant à illustrer sa proposition, l’auteur cite « la machine à manger dans l’usine des Temps modernes », « Donald et Pluto » (réalisé en 1936) ; autant d’exemples (il y en a d’autres) qui manifestent surtout que le cours normal des choses recèle déjà une force comique qui lui est propre, dés lors qu’on apprend à y voir comme à travers un filtre onirique ce qui, n’étant d’abord que mécanique, comporte en fait une dimension vivante saugrenue. L’auteur cite Balazs : « Le secret du véritable film burlesque, c’est que l’apparence est détachée de l’objet et, une fois devenue indépendante de tout sens quant au contenu, mène une vie personnelle et fantomatique. »10

Düring termine par un vaste ensemble de considérations qui fondent son hypothèse et l’éclairent particulièrement en se référant à Hegel. Ce dernier formule en effet dans son esthétique ce que serait un art Romantique dont « le mode particulier d’expression de l’intériorité [serait] porté à sa limite. » (p. 148) Limite qui correspond tout à fait à ce que l’auteur cherche à définir comme « comique d’atmosphère.

Conclusion

Citons seulement, pour conclure, les dernières lignes de Düring : « Avec le comique d’atmosphère, il devient enfin possible de rire de tout, c’est-à-dire de n’importe quoi : d’un geste, d’une allure, d’un bruit, d’une couleur. » (p. 153) Atmosphérique, non ?

Entretiens

Colloques

La philosophie médiatique

Coups de cœur

Histoire de la philosophie

Actualité éditoriale des rédacteurs

Le livre par l’auteur

La philosophie politique

La philosophie dans tous ses états

Regards croisés

  1. Jean Birnbaum, Pourquoi rire ?, Gallimard, coll. folio-essais, 2011
  2. Bergson, Le rire : essai sur la signification du comique, PUF, coll. « Quadrige », 2007.
  3. De la relativité à l’espace temps : Bergson entre Einstein et Poincaré, dont on retrouvera les idées dans son livre Bergson et Einstein : la querelle du temps, P.U.F., 2011.
  4. p. 134
  5. p. 137
  6. p. 139
  7. p. 139
  8. p. 141
  9. Louis Aragon, « Du décor », dans Le Film, septembre 1918, repris dans Aragon, Chroniques I, 1918-1932, éd. B. Leuillot, Stock, 1998, p. 23-28. p. 145.
  10. Béla Balazs, L’Esprit du cinéma, Payot, 1977, p. 217. p. 148.
Posted in Histoire de la Philosophie and tagged , .