Jacques Ricot : Penser la fin de vie

L’ouvrage de Jacques Ricot, Penser la fin de vie1, est une ouvrage-somme. Il vient après Philosophie et fin de vie (2003), Éthique du soin ultime (2010) et d’autres études qui ont accompagné le travail de réflexion et de recherche mené par ce philosophe qui n’a cessé d’être engagé depuis vingt ans dans de multiples actions de formation auprès des personnels soignants et qui a acquis dans ce domaine de la fin de vie une compétence reconnue.

C’est encore un ouvrage-somme parce qu’il aborde, en des chapitres différents, la question de la fin de vie sous tous ses aspects : les soins palliatifs, l’acharnement thérapeutique, le traitement de la souffrance, la place à accorder à l’autonomie des patients, l’euthanasie et le suicide assisté, et enfin le « mourir dans la dignité ». Jacques Ricot est un homme de conviction, il apporte toujours une robuste réponse aux questions qu’il pose et, à cette fin, il mobilise une large culture, tant philosophique que professionnelle (les références aux sources primaires ou secondaires sont nombreuses). Il ne se dérobe pas, même sur les questions épineuses de l’euthanasie et du suicide assisté dont il conteste vigoureusement le bien-fondé.

L’ouvrage est précieux par ses analyses terminologiques et conceptuelles (qu’on les épouse ou non), par l’attention qu’il ne cesse de porter au développement du corpus juridique touchant la pratique médicale en général et le soin en fin de vie, en particulier ; ou encore par l’étude toujours précise de la constitution progressive dans la sphère publique de la question de la fin de vie. Ajoutons que l’ouvrage est parfaitement écrit et qu’il est accessible au lecteur non philosophe.

I. Le soin comme relation

L’argument général, grandement inspiré, quant à ses principes, des travaux de Ricoeur (l’auteur avoue à plusieurs reprises sa dette), est assez bien résumé dans les pages 190 et sq. Il y a d’abord l’affirmation générale que le soin est fondamentalement une relation qui s’exprime dans des actes, des gestes, des protocoles ou des traitements médicamenteux. Formellement, cette relation est asymétrique, puisqu’elle s’établit entre l’agent qui prescrit le soin ou le mène à son terme (le médecin, plus généralement le soignant) et le patient qui reçoit ce soin. On sait que cette asymétrie peut aisément transformer le soin en un rapport de pouvoir, lorsque, fort de sa compétence et de la fonction qui lui est institutionnellement reconnue, le soignant (le médecin) – supposons-le bienveillant – se saisit du corps (et parfois de l’âme) du patient, détermine sur un mode foncièrement paternaliste ce qu’est son bien et intervient en conséquence, sans que son autorité puisse être contestée. En réponse, le patient lui-même, qui n’est pas en bonne santé, n’a d’autre choix que de s’en remettre au médecin ou de revendiquer haut et fort son autonomie, changeant alors le soignant en un prestataire de services (modèle américain). Le premier devoir du soin est donc de tempérer, sinon de corriger, cette asymétrie et de placer les deux parties sur un pied d’égalité.

Une première façon de tendre à cette égalité est de traiter la relation sur le mode de l’échange marchand : le client achète la compétence du médecin et il le fait librement, la relation étant censée reposer sur un contrat implicite, lequel, pour être valide, doit veiller au maintien d’une égalité formelle entre les deux parties contractantes. Mais réellement parlant, dans ce modèle consumériste, le patient, vivant la maladie ou étant dans la souffrance d’une fin de vie, reste entièrement dépendant du soignant et n’a d’autre ressource que d’opposer, de manière conflictuelle, au droit du médecin qui fournit le service, son propre droit de consommateur. On sait les litiges qui s’ensuivent et les dérives judiciaires si fréquentes dans le monde anglo-saxon.

Jacques Ricot, dans l’esprit de Ricoeur, explore une autre voie. La fin recherchée étant le retour à la santé du patient ou, du moins, l’atténuation de sa souffrance et le retour à une vie acceptable au cœur même de la maladie, la relation doit être comprise comme « un pacte de soin », comme « une alliance thérapeutique » fondée sur une promesse mutuelle : la promesse du soignant d’apporter le soin à mesure de sa compétence, et la promesse du soigné de suivre le traitement, un traitement qui aura été décidé en commun. Un rapport de confiance s’instaure entre les deux parties, tel que le soignant conserve son autorité sans l’exercer de manière souveraine et que le soigné conserve son autonomie sans la faire valoir de manière absolue. Alors, dans l’action du médecin, le devoir de respecter l’autonomie du patient se trouve tempéré par le devoir de lui procurer un bienfait ; et, inversement, le principe de bienveillance à l’égard du patient ne peut être appliqué sans que soit respectée son autonomie. L’avantage de ce mode de relation est de rendre solidaires le soignant et le soigné dans la poursuite de cette fin commune qu’est le rétablissement de la santé du patient ou du moins le soulagement de sa souffrance.

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Fondamentalement, la relation ainsi construite apparaît comme étant de nature éthique : il faut que s’instaure un climat de confiance mutuelle, de personne à personne, condition sans laquelle il ne peut y avoir de promesse ni d’échange de promesses. Le propre de la promesse est de créer un champ nouveau d’obligation : une obligation qui est contraignante mais qui n’a rien d’imposé, puisqu’elle procède de l’acte même du sujet qui dit : « je promets de… ». Le principe de bienfaisance est satisfait : l’engagement du soigné dans le soin a pour condition son information touchant la finalité et la procédure du soin. Le principe de l’autonomie l’est également puisqu’il faut que le soigné consente à l’intervention du soignant dans sa vie et sur son corps. Le moment crucial est celui de la décision touchant l’opportunité, la finalité et l’étendue du soin, moment où se réunissent l’intention active du soignant, l’attente du soigné et les contraintes liées au mode opératoire. La décision appartient au soignant puisque c’est lui qui par sa compétence maîtrise la procédure du soin, mais ce doit être une décision prise avec le soigné, puisque c’est du soigné qu’émane la demande de soin et que c’est à lui que le soin est supposé apporter ses effets bénéfiques.

II. L’argument moral

Cette dimension morale se trouve renforcée quand le patient, qu’il soit en fin de vie ou victime de démence, est diminué dans sa capacité de compréhension et de décision. Sa vulnérabilité déséquilibre la relation et il appartient alors au soignant de considérer que le patient ne laisse pas d’être une personne à part entière en dépit de sa faiblesse avérée ; et, en conséquence, d’une part d’en appeler à ce qui reste en lui d’autonomie, d’autre part de suppléer à ses carences en sollicitant la personne de confiance ou la famille, en consultant d’autres praticiens, en demandant l’avis d’un comité d’éthique, etc.

Un des mérites du travail de Jacques Ricot est de montrer, dans des analyses minutieuses, comment cette argumentation morale s’est peu à peu formée puis généralisée et comment elle a pu inspirer lentement mais sûrement le travail du législateur et prendre une forme juridique ou déontologique. Il faut se rapporter à ces analyses pour bien comprendre la position de l’auteur touchant l’acharnement thérapeutique ou, inversement, l’euthanasie ; et, d’une manière générale, pour saisir le sens d’un discours qui, autrement, paraîtrait se livrer tactiquement à des concessions pour mieux faire triompher ses thèses.

L’acharnement thérapeutique ou plus exactement – l’auteur est soucieux des mots – l’obstination déraisonnable. Tout le monde accordera que c’est le rôle du soin que de préserver et de conserver la vie ; toutefois, ils sont nombreux ceux qui ajoutent qu’il ne faut pas pousser ce principe trop loin. Comment déterminer ce point au-delà duquel on va trop loin ? En introduisant la notion morale de personne. « Ce n’est pas la vie qui doit être préservée, organe par organe, c’est la personne humaine » (p. 131). En sacralisant la vie, et en donnant la preuve qu’on peut la faire durer malgré le caractère mortel de l’affection qui frappe le patient, l’acharnement thérapeutique peut au bout du compte attenter à la personne et lui manquer de respect. Il faut, il est vrai, pour prouver cela, introduire une considération métaphysique : l’homme est un être fini, qui se sait mortel ; la mort fait partie de sa nature alors que la maladie est un accident de sa vie. D’où le principe éthique supérieur qui commande de ne point infliger des traitements qui sont des artifices et dont on sait qu’ils sont inutiles ou disproportionnés : l’existence physique de l’individu ne peut s’obtenir au prix de son intégrité morale.

L’euthanasie, la bonne mort, serait-elle une forme (paradoxale) du soin, porté à son extrême dans le « bien mourir » ? Mais « Faire mourir délibérément une personne n’est pas la même chose qu’en prendre soin jusqu’à son terme » (p. 214). Assez habilement, Jacques Ricot prend la question d’une manière quasi wittgensteinienne : la position des partisans de l’euthanasie reposerait sur des confusions de mots ou des incertitudes verbales qu’il suffirait de lever. Jusqu’à la fin du XIXème siècle, par l’euthanasie, on entend la mort douce, celle qui permet de mourir comme l’empereur Auguste dans les bras de la femme aimée – image de ce que peuvent être les soins palliatifs. Ce n’est que très récemment que le mot euthanasie dit « le fait d’être supprimé par un tiers ». Et c’est par la superposition et la confusion du sens ancien et du sens contemporain que, dans le discours des partisans de l’euthanasie, l’idée bienveillante de la mort « douce » se confond avec l’idée, somme toute violente, de l’acte létal commis par un autre : l’homicide par compassion. Ce qui est ainsi engagé, c’est le sens qu’il faut donner au mot humanité. L’humanité exige quatre choses : l’interdiction du meurtre, le respect de la liberté, le sentiment de compassion, et la préservation de ce qu’elle emporte d’absolu. La suite de l’argument de Jacques Ricot qui reprend ces quatre points est de montrer que les partisans de l’euthanasie ne parviennent pas à valider les quatre significations.

III. Qu’est-ce que l’humanité ?

Dans le détail, négocié pas à pas, le propos a la force, et la faiblesse, de l’évidence morale qui soutient les raisons invoquées. Non pas qu’on puisse faire l’économie d’une pareille évidence car elle est indispensable à la pratique du soin, mais parce qu’elle s’avère être remarquablement plastique et parfois plus éloquente que démonstrative. Mais la construction générale de l’argument est fort suggestive. On peut la résumer, en la prolongeant quelque peu, dans les termes suivants. Ni l’interdit du meurtre ni la liberté (ou l’autonomie) ni la bienfaisance ne peuvent être pensés comme des absolus. Le seul principe absolu, c’est l’humanité. Mais qu’est-ce que l’humanité pour être ainsi posée en principe absolu ? Aussi bien le partisan de l’euthanasie que le défenseur des soins palliatifs font appel à la maxime : mourir dans la dignité. Or il faut distinguer entre la dignité-décence retenue par le défenseur de l’euthanasie ou du suicide assisté, toujours relative à une appréciation (fidélité à soi, conformité à une image sociale, etc.), et la dignité qui se fonde dans l’humanité de l’homme, la seule qui ait une valeur absolue, parce qu’elle est proprement ontologique. C’est cette dernière que défend le partisan des soins palliatifs. Elle ne saurait être placée sous condition ; elle est libre de toute restriction empirique (par exemple, cette restriction qu’introduirait la prise en compte de l’état particulier de la personne en fin de vie). L’humanité n’est pas une propriété que l’on aurait ou que l’on n’aurait pas ; à ce compte, un patient frappé de démence serait un sous-homme. Elle n’est pas davantage la nature humaine qu’auraient en partage tous les hommes. L’humanité est le principe premier de l’éthique. En elle est énoncé un devoir, celui, pour parler comme Kant, de traiter l’homme toujours comme une fin et jamais comme un moyen. L’humanité d’un homme, c’est l’universalité du devoir de tout homme envers tout homme. De ce devoir, notre conscience morale nous instruit immédiatement ; il jouit donc de l’évidence morale attachée à tout devoir. Mais quand nous énonçons ce devoir, nous disons non seulement que nous devons considérer tout homme comme un absolu, mais aussi que tout homme est un absolu. La valeur est ainsi ontologisée. Mais comment établit-on ce fait ontologique ? C’est un fait. À quoi l’on pourrait objecter que prendre conscience de son devoir de traiter tout autre homme comme une valeur est une chose, mais que dire : l’homme est une valeur absolue, en est une autre. Et communément, nous entendons bien que l’homme doit être pour nous, dans toutes nos actions, une valeur absolue, parce qu’il est une valeur absolue, ontologiquement. En vérité, on ne peut absolutiser la valeur qu’en l’ontologisant dans l’évidence d’une reconnaissance première : je reconnais d’emblée un homme comme étant un homme, quel que soit son état de dégradation s’il est en fin de vie. Et c’est sur un pareil fondement qu’on peut bâtir la communauté humaine.

La valeur de l’homme absolutisée dans le fait de l’homme pour l’homme, l’évidence axiologique requalifée en évidence ontologique, la superposition de « c’est un homme » à « je dois le traiter comme un homme », voilà l’opération première de ce qu’on appelle : l’humanisme. Le bon livre de Jacques Ricot s’inscrit dans la tradition humaniste, une tradition puissante et éloquente. Peut-être, en vérité, a-t-on besoin de sa force d’évidence lorsqu’on a à affronter cette question, qui n’est pas que théorique, de la fin de la vie.

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  1. Jacques Ricot, Penser la fin de vie, Presses de EHESP, 2017
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