Henri du Buit : le petit Boutang des philosophes

Ancien élève et disciple de Pierre Boutang, Henri Du Buit a fait paraître l’année dernière Le petit Boutang des philosophes dans la collection Les Provinciales. Cette introduction bienvenue se présente comme un « manuel pour commencer », invitant le lecteur à goûter la richesse d’une pensée baroque soucieuse d’unir le politique à la métaphysique par le « couloir oblique » de la poésie.

Si Stéphane Giocanti s’est essentiellement arrêté sur la biographie de Boutang 1, tout le mérite de Du Buit est de revenir sur la métaphysique aussi exigeante que vigoureuse d’un être toute sa vie fidèle à Charles Maurras au risque de reprocher à Bernanos, non sans affection, son absence de discipline.

À l’encontre des lectures fantaisistes qui séparent le Boutang métaphysicien du Boutang politique, où il y aurait, comme avec Céline, un Boutang bipolaire, le maurrassien et le poète, le fourvoiement politique et le refuge dans les idées pures, tout le mérite de cette pédagogique introduction est de rappeler combien la métaphysique ne se pense pas d’abord sans un corps, un corps royal si l’on suit l’auteur de La Fontaine politique pour qui « un peu de muscles ne nuit pas à la métaphysique qui les oublie parfois. » 2

Il n’est donc en rien anodin de voir Boutang convoquer l’ethnologie pour appuyer sa théorie du pouvoir ; il ne faut pas s’étonner de rencontrer des références comme Pierre Clastres ou Sahlins l’instant d’un développement, ce qui montre à l’évidence que Boutang n’était pas qu’un « littéraire » ; il avait le souci du fait comme en témoigne son attention à l’anthropologie. En cela reste-t-il fidèle, aussi, au geste aristotélicien.

Le sujet est à l’évidence un corps chez Boutang – ce qui l’amène d’ailleurs à saluer les apports de Merleau-Ponty – au point que Rémi Soulié nous confie de son maître et ami qu’il incarnait la figure du géant, « corps rabelaisien et philosophe platonicien » 3 ; un tel tempérament nous renvoie directement à l’étymologie de philo-sophie : sagesse, certes, de la racine sav-, contenue encore dans sav-eur ou sav-ant, tant, il est vrai, Boutang joignait l’ardeur du bon vivant à la rigueur conceptuelle ; Boutang était entier, tout à la fois « physique et métaphysique » 4, à l’abri des précieux ridicules qui, sous couvert d’érudition, viennent à manquer cruellement de saveur, c’est-à-dire, en définitive, d’un sens plénier de la paternité, d’une vivifiante authenticité.

En notre tyrannie des fils à maman, il est très facile d’être contre Maurras. À l’encontre du tic esthétisant qui se plaît à jouer avec les mots en se réfugiant dans les querelles de vocabulaire, il est bien plus intéressant de comprendre l’attachement de Boutang envers son maître, signe d’une reconnaissance filiale, aujourd’hui impossible car impensable, en un temps où la figure paternelle a été émasculée sans cérémonie.

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S’il est vrai que son nom reste difficile à évoquer, même quand il ne s’agit que d’approcher son système, on a souvent réduit Maurras à son action politique… pour oublier qu’il se voulait avant tout poète ; il faut rappeler que son engagement politique obéit aussi à un combat esthétique lancé contre le romantisme, se posant en défenseur de la tradition du classicisme français avec une apologie si enthousiaste que Benda en vint à le qualifier de « romantique de la raison » 5.

Critique du romantisme

Dans son journal, Rémi Soulié souligne à juste titre que le classicisme maurrassien a empêché bien des jeunes intellectuels de céder au romantisme fasciste ; Boutang reprend à nouveaux frais cette immunité en associant volontiers le romantisme au libéralisme, ce meilleur des mondes où tout circule et où tout coule à l’image de la société liquide étudiée par Bauman. Fort d’un tel diagnostic, Boutang conclut que l’une des conséquences directes du romantisme est la perte du père avec, en guise d’issue fatale, la fin du politique.

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C’est pourquoi il s’élève farouchement contre une lecture hégéliano-kojévienne qui prêterait au Concept des qualités qu’il n’a pas, en particulier dans son éventuelle réalisation par la fin du politique et la fin de l’histoire. En éprouvant la « philosophie de la mort » 6 de Hegel qu’il va jusqu’à rapprocher de Sade en raison de son incapacité de comprendre le désir humain, il ne faut pas oublier que Boutang remonte pas à pas à la source du romantisme ; s’il rencontre Hegel 7 sur son chemin, c’est bel et bien avec Rousseau que tout commence. En lecteur attentif de Philonenko (La pensée du malheur chez Rousseau), il identifie le vicaire savoyard à la matrice du romantisme. Toute cette religiosité, en somme, que Philippe Muray avait recoupée sous le nom d’occulto-progressisme dans son maître-essai, Le XIXe siècle à travers les âges, Boutang la retrouve en désignant le romantisme d’abord par son rejet de la forme, l’in-forme laissant place au difforme et à l’épouvante qui en résulte, sans oublier l’épanouissement dans le progrès.

La paternité comme cogito

En sublimant le politique, par le concept, l’esthétique ou la technique, les utopies romantiques – l’autre nom de la barbarie intérieure analysée par Jean-François Mattéi 8–, se heurtent à un corps et à une naissance, « principe réel de connaissance » 9.

L’étymologie du mot « nation » ne lui ayant pas échappé, Boutang voit dans la politique « le vrai domaine de la maïeutique » 10 où la paternité, avec son corps-propre, constitue le nous de la relation. Conscient que « la nature du pouvoir est de sauver » 11, la tradition et tout « ce qui naît » manifestent, selon lui, leur existence politique dans la royauté d’une façon si franche que « la politique monarchiste ne peut être séparée de l’ontologie ; elle s’articule forcément sur la métaphysique 12. »

Si « la condamnation du ‘‘romantisme’’ est déjà dans les Évangiles » selon le récit de la Passion qui nous ramène, en définitive, à la question du parricide 13, il revient au christianisme d’assumer un sens de la généalogie afin que le mystère de la filiation soit incorporé radicalement par la grâce 14.

Boutang défend donc la transcendance en tant que transdescendance, notion qu’il doit à Jean Wahl et surtout aux Pères orientaux. Christianisme et paternité sont ici indissociables, d’où l’unité féconde entre politique et transcendance vivifiée par la poésie : « Nous remodeler et rehausser en poésie, et, par conséquent en politique 15. » Il rejoint ainsi son maître Maurras qui écrivait déjà dans sa préface de La Musique intérieure que « Poésie est théologie… Ontologie serait peut-être le vrai nom, car la poésie porte surtout vers les racines de la connaissance de l’être. »

La poésie comme prière

En donnant à vivre le secret de l’être, la poésie emprunte le chemin oblique qui se souvient de la parole et vient résumer l’écriture, elle-même véritable cause, selon Boutang, de la maladie romantique qui croit remplacer le Verbe par l’aliénation dans le verbe. 16

La poésie est ici prière, philosophie en acte, vie du « présent-vivant » exploré dans son Ontologie du secret, consacrant une action des origines. Sous l’influence de son ancien professeur et ami, Henri du Buit est bien inspiré ‘‘d’écrire’’ : « On n’écrit pas à Dieu, on lui parle. » 17

On comprend mieux pourquoi l’auteur revient sur certaines approches abusives de la biographie de Stéphane Giocanti, en corrigeant l’idée tendancieuse selon laquelle Boutang se complairait à avancer masqué, notamment avec ce supposé hermétisme qui lui serait indissociable. Au contraire, l’hermétisme fait sens chez Boutang et lui évite le simulacre de la théâtrocratie; mieux, il nous donne à penser un en deçà des mots que seule la prière peut consacrer avec la poésie. Nul iconoclasme chez ce gourmand de Dieu. Sans jouer les esthètes, Boutang offre une ontologie du secret en tant que louange à la paternité divine ; Le Purgatoire, par exemple, loin d’être un roman autobiographique qui entend se purifier l’âme, rejoint plutôt les préoccupations dantesques autour du péché originel, telle une apocalypse du désir.

Et peut-être cette manifestation est-elle tout entière au cœur de la transcendance du souverain, incarnée dans la figure du Prince chrétien qui s’exerce « hors de portée et à ras de terre » comme l’écrivait Huysmans, sans quoi pas de liberté possible. En ce sens la dialectique du pouvoir que Boutang constitue grâce au mixte du Philèbe rejoint-elle tout à fait l’entre-deux dramatique pascalien jusqu’à la médiation intime élaborée par René Girard 18 : le modèle souverain est à la fois suffisamment lointain pour éviter les occasions de violence, suffisamment incarné et passeur pour être aimé, sans être pour autant un fantoche trop accessible à l’image de nos « présidents normaux ».

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Regards croisés

  1. Stéphane Giocanti, Pierre Boutang, Flammarion, Paris, 2016.
  2. Henri Du Buit, Le petit boutang des philosophes, Les Provinciales, Paris, 2016, p.7.
  3. Rémi Soulié, Pour saluer Pierre Boutang, Pierre-Guillaume de Roux, Paris, 2016.
  4. Rémi Soulié, entretien du 19 janvier 2017 avec http://www.europemaxima.com/boutang-cetait-physique-et-metaphysique-entretien-avec-remi-soulie/
  5. Cf. Antoine Compagnon, Les antimodernes, Gallimard, Paris, 2005, p.303.
  6. Citant Kojève, Henri Du Buit, Le petit boutang des philosophes, Les Provinciales, Paris, 2016, p.39.
  7. À la suite de Claude Bruaire, Boutang relie Hegel à la pensée de Luther. Cf. Pierre Boutang, Maurras, la destinée et l’œuvre, Plon, Paris, 1984, p.282.
  8. Jean-François Mattéi, La barbarie intérieure. Essai sur l’immonde moderne, PUF, Paris, 1999.
  9. Henri Du Buit, Le petit boutang des philosophes, Les Provinciales, Paris, 2016, p.33.
  10. Pierre Boutang, La Politique, la politique considérée comme souci, Les Provinciales, 2014, p.39.
  11. Pierre Boutang, Reprendre le pouvoir, Les Provinciales, Paris, 2016, p.37.
  12. Rémi Soulié, « Le cas Boutang » in Boutang cent ans 1916 – 2016, La nouvelle Revue universelle, numéro 45, Paris, été 2016, p.45.
  13. Pierre Boutang, Maurras, la destinée et l’œuvre, Plon, Paris, 1984, p.287.
  14. Henri Du Buit, Le petit boutang des philosophes, Les Provinciales, Paris, 2016, p.34.
  15. Cité par Henri du Buit, Ibid., p.88.
  16. Ibid., p.40.
  17. Ibid., p.63.
  18. René Girard, Achever Clausewitz, Carnets Nord, Paris, 2011.
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Attentif aux recompositions du religieux et à ses déclinaisons gnostiques dans le paysage culturel contemporain, Jérémy-Marie Pichon s’inscrit dans l’héritage de René Girard, de Claude Tresmontant et de Maurice Blondel pour développer une lecture anthropo-théologique de la sécularisation.
Membre des Amis de Maurice Blondel et de l’Association Recherches Mimétiques, il travaille également une thèse de Littérature à Paris IV Sorbonne (La pensée baroque d’Honoré de Balzac dans la Comédie Humaine).
Diplômé de Sciences-Po Aix et titulaire d’un Master 2 de Philosophie à Paris IV Sorbonne (La question de la Création dans la pensée de Saint Thomas d’Aquin, une lecture de Claude Tresmontant), il enseigne la philosophie de la religion et l’anthropologie au séminaire d’Aix-en-Provence et à l’ISFEC Jean Cassien de Marseille (Master Sciences de l’éducation et Anthropologie de la religion).