Guillaume Tonning : Nietzsche. Une philosophie de l’épreuve

C’est un ouvrage dense et percutant que Guillaume Tonning a publié chez Ellipses (collection « aimer les philosophes »), sous le titre Nietzsche. Une philosophie de l’épreuve1. Se voulant accessible et pédagogue, cette introduction à la pensée du philosophe allemand a le bon goût d’être accompagnée d’une vingtaine d’extraits de textes – assurément des écrits centraux du corpus nietzschéen –, et d’un « vocabulaire » définissant de façon aussi claire que succincte les concepts fondamentaux de la pensée de Nietzsche. Si le choix de recourir aux traductions d’Henri Albert, passablement datées, a de quoi étonner, l’auteur s’en explique néanmoins brièvement dans son « avertissement » au lecteur, assurant que « quelques ajustements suffisent à corriger leur précision ». Le résultat est un ouvrage pertinent, qui pourra aussi bien intéresser le novice que séduire le spécialiste, tant la clarté fait ici corps avec une rigueur certaine, heureusement dulcifiée par une prose touchante.

L’ouvrage débute par une question déroutante : « qui donc retirera à Nietzsche ses trop lourdes moustaches ? » (p. 8) ! Il s’agit en fait de nous mettre en garde contre le risque d’être fasciné par un philosophe trop souvent caricaturé. Mais puisque derrière ce masque se cachent encore d’autres déguisements, inutile de tenter de le retirer, de s’attarder sur la vie du penseur ou sa « supposée psychologie ». Tonning veut plutôt « écrire un livre qui sonne juste ». Ce qui ne l’empêche cependant pas, notons-le incidemment, de relayer cette histoire à la vraisemblance contestable selon laquelle l’effondrement de Turin aurait débuté lorsque Nietzsche se serait écroulé à terre après avoir embrassé un cheval battu par son cocher. Resituant « Nietzsche dans ses meilleures années » (p. 10), celles qui succèdent à la révélation de l’Eternel Retour en 1881, Tonning choisit de privilégier les écrits de 1881 à 1889, puisque c’est durant cette période que le génie « atteint à sa véritable grandeur philosophique », en élaborant ses concepts les plus fondamentaux (« Volonté de puissance » et « Eternel Retour »). Après s’être expliqué sur les raisons de son recours aux fragments posthumes, expédient assurément légitime et nécessaire, Tonning précise le rapport de Nietzsche à son « contexte culturel », soulignant la difficulté qu’il y a à cerner exactement « ce que Nietzsche doit à ses devanciers », attendu que le philosophe emprunte moins qu’il n’« assimile » et « incorpore » (p. 11). L’essentiel est de retenir ici que, par le biais de Schopenhauer, Nietzsche hérite surtout d’une critique du kantisme dont il essaiera de tirer les dernières conséquences.

Chapitre 1 : « Hiérarchie et contradiction »

Le premier chapitre (« Hiérarchie et contradiction ») insiste sur la cohérence d’une philosophie qui, pour être anticonformiste, n’en demeure pas moins rigoureuse et nuancée : « sa force réside dans la mobilité des positions et des niveaux » (p. 19). Plutôt qu’une philosophie contradictoire, Nietzsche propose une « philosophie de la contradiction », qui médite avec une force inégalée « la nature de la contradiction » et la comprend « comme unité profonde, ou simple différence de degré entre des termes intégrables ». Le corpus nietzschéen déploie la contradiction comme manière fondamentale d’exister et de penser et la conçoit comme le moyen privilégié d’atteindre la liberté de l’esprit. En somme, la contradiction est une méthode, un « chemin de pensée et de vie » (p. 20). Là où une lecture empressée et peu attentive voit de l’incohérence, la vigilance et la patience découvrent que la notion de hiérarchie, conçue comme englobement du contraire, peut offrir « une clef de lecture de l’œuvre entière ». Nietzsche pense un homme total, panoramique, qui affirme en lui-même « le caractère profondément contradictoire de l’existence » (p. 23). Puisque « chaque procède de son contraire » (par exemple la vérité procède de l’ignorance), les supposées antinomies cachent des degrés et des rangs, des transitions subtiles, de simples variations.

Dans cette perspective, il est possible à la fois de célébrer la contradiction tout en demeurant rigoureusement cohérent ! Accepter les contradictions, c’est rechercher une adversité, considérée comme la condition d’une pensée plus intense. Si Nietzsche oppose forts et faibles, maladie et santé, courage et lâcheté, etc., reste que la hiérarchie les rassemble, puisqu’elle assigne à chacun un rang déterminé, ce qui n’est possible que parce que les termes opposés sont profondément homogènes. La force dominante ne détruit pas la force dominée et leur maintien est la condition de tout accroissement de puissance. Le schéma d’opposition binaire ne sert pas un dualisme ontologique, mais à comprendre un « dynamisme interne sur le modèle privilégié de la lutte » (p. 27). La méthode de Nietzsche consiste en une « conversion du regard », un art du « renversement des perspectives » permettant d’envisager la santé du point de vue de la maladie et inversement.

Chapitre 2 : « Les trois sens de la volonté de puissance »

Lorsqu’il présente les différentes significations de l’expression « volonté de puissance », Tonning indique à juste titre que, contrairement à une idée répandue, « le détournement national-socialiste des thèmes nietzschéens » (p. 33) doit peu à la sœur de Nietzsche, qui pour mieux promouvoir l’œuvre de ce dernier a au contraire minimisé à sa façon l’importance des écrits susceptibles d’être récupérés par l’antisémitisme. Par la suite, Tonning clarifie le statut de l’ouvrage que Nietzsche projetait d’intituler La Volonté de puissance et précise la notion philosophique de volonté de puissance, en insistant sur la pluralité de forces qu’elle désigne et sur le fait que la volonté n’est pas une faculté libre.

Chapitre 3 : « L’économie de la volonté de puissance »

Le troisième chapitre déploie la richesse de signification de la métaphore de la volonté de puissance, en rappelant que Nietzsche emprunte à Johannes Gustav Vogt l’idée de consacrer la force comme essence du monde. Une bonne raison de souligner que, « loin de penser seul, [Nietzsche] affine sa réflexion au fil des lectures et des polémiques intimes avec les principaux savants de son temps » (p. 44). Tonning rappelle que durant la seconde moitié du XIXè siècle, le darwinisme domine la réflexion naturaliste et que c’est en s’appuyant notamment sur l’idée d’une lutte pour l’existence que Nietzsche forge sa critique de l’idéalisme et impose le corps comme « fil conducteur ». Mais plus l’hypothèse de la volonté de puissance s’affirme, plus les critiques que le philosophe adresse à Darwin se font acerbes. Ce sont en particulier les concepts d’utilité et de finalité qui sont attaqués, non sans une certaine liberté dans l’interprétation du darwinisme !

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Tonning ne s’attarde pas sur cette liberté, qui peut néanmoins nous conduire à nous interroger sur la probité de Nietzsche dans sa propre lecture du texte de Darwin : « la sélection naturelle, résume Tonning, peut-être conçue comme une optimisation c’est-à-dire comme le choix de ce qui est bon pour une espèce. Mais selon quel critère ? Commenter déterminer l’utile ou l’inutile, le favorable et le défavorable ? » (p. 47). Or il nous apparaît important d’indiquer que, pour Darwin comme pour la biologie contemporaine, toute structure du vivant n’est pas optimale : chacune résulte d’un compromis avec toutes les autres ; et elle est tout le temps remise en cause par des changements de l’environnement ; de plus certaines structures créent des problèmes. La bipédie, par exemple, nécessite un apprentissage : on ne peut pas tenir debout très longtemps et la meilleure bipédie est celle des ptéropodes et des oiseaux. Sans parler du clitoris de la hyène tachetée femelle, cet organe péniforme qui représente un fardeau pour l’espèce… 2. Pour Darwin, l’idée que la nature serait bien faite n’est évidemment qu’un simple jugement de valeur ! Les objections de Nietzsche à l’égard de Darwin évoquent « la faculté d’adaptation à un climat » (Généalogie de la morale, première dissertation) et reprochent au scientifique d’avoir fait de l’adaptation « le critère de la sélection » (p. 48) ; mais pour Darwin l’adaptation n’est pas une « faculté » ni une cause, plutôt un résultat de la sélection ! Il n’est pas aisé de comprendre en quel sens Darwin aurait considéré le bon ou l’utile comme des valeurs « en soi », car pour le naturaliste, les variations apparaissent sans augurer de leur caractère avantageux ou désavantageux et ce n’est qu’ensuite que les mécanismes de la sélection entraînent un tri parmi ces variations. Certes, celles-ci n’apparaissent pas par hasard 3 ; mais ce sont tout de même des processus contingents qui, en se superposant les uns aux autres, créent des variations qui, avec les générations, pourront être retransmises puis sélectionnées ou non (la variation propose, la sélection dispose). Selon Nietzsche, Darwin a tort de privilégier l’adaptation et donc la survie au détriment de la libre expression de la puissance, parce que « la cause originelle d’une chose » ne serait pas « son utilité finale, son emploi effectif, son classement dans l’ensemble d’un système des causes finales » (Généalogie de la morale, II, 12). Le philosophe insiste alors sur l’idée que ce ne serait pas l’utilité d’un organe qui expliquerait son apparition, mais la création de formes « inutiles et souvent handicapantes » (p. 48). L’utilité serait simplement le signe qu’une volonté de puissance dominatrice a transformé une volonté de puissance dominée. Mais comme on l’a dit, le darwinisme reconnaît ce caractère désavantageux ! Pour cette théorie, l’apparition des variations qui seront ensuite sélectionnées est indépendante du milieu et l’adéquation entre la forme d’un organe et sa fonction est le fruit de la sélection naturelle, sans en être le but.

Tonning passe rapidement sur les rapports pourtant complexes de Nietzsche à Darwin, l’un empruntant à l’autre l’idée de physiocratie, de règne du hasard et de cosmodicée, contre la théocratie, la téléologie et la théodicée. Il n’aurait cependant pas été inutile d’indiquer que les deux penseurs ont en commun de naturaliser l’homme, de faire de la conscience une production de la vie et de l’esprit une fonction du corps, d’admettre un devenir aléatoire et chaotique, enfin d’expliquer la morale par la vie et de lui assigner une origine naturelle. Reste que les objections du philosophe à l’égard d’une des théories scientifiques les plus marquantes de l’histoire des sciences de la vie ont de quoi dérouter. Elles semblent révéler leurs limites face à ce fait insigne que la sélection a vraisemblablement une portée proprement universelle, puisqu’elle paraît s’appliquer aussi bien aux vivants, qu’aux agents artificiels, au monde chimique et jusqu’aux plus grandes formations de l’univers ! 4 De ce point de vue, la vie n’est qu’un particulier de la sélection, mais pour Nietzsche elle n’est qu’un cas particulier de la volonté de puissance : « il n’y a pas de monde inorganique » écrit le philosophe 5 après Schopenhauer, pour marquer l’homogénéité de la réalité, qui est intégralement volonté de puissance. Le moustachu ajoute à la force physique la pulsion créatrice, non par raisonnement métaphysique, mais parce que la volonté de puissance peut être considérée aussi bien de l’extérieur, dans sa manifestation protéiforme et insaisissable, que de l’intérieur, dans son principe. Si l’apparence est bien la seule réalité, alors la volonté de puissance est à la fois le nom de l’être en général et « l’essence la plus intime de l’être » 6 La force possède une dimension affective, puisque toute mise en rapport des forces suppose l’action à distance, l’attraction ou l’attirance. Si Nietzsche continue de faire référence à l’être et à l’essence, il ne rabat pourtant pas l’étant en tant que tel sur le sujet humain, contrairement à ce que pense Heidegger : « le sujet, l’ego, la conscience et l’homme lui-même perdent chez lui toute valeur » (p. 53). La phénoménalité n’est que force, donc affectivité et, partant, effectivité. En somme, l’être est activité et passivité. Si ontologie nietzschéenne il y a, c’est une « ontologie de la relation », selon l’expression de Pierre Montebello. Lorsque Tonning indique que le devenir lui-même échappe désormais à sa conception métaphysique traditionnelle, dès lors qu’il est envisagé comme agir, il aurait pu tout aussi bien dire qu’il est remplacé par l’idée de processus. Et si c’est à juste titre qu’il préfère parler d’« ontologie de l’épreuve plutôt que de la relation » (p. 54), peut-être aurait-il été judicieux de souligner que chez Nietzsche c’est surtout de désontologisation de la réalité qu’il est question.

Chapitre 4 : « Volonté de puissance et interprétation. »

L’expression « ontologie de l’épreuve » sert à marquer le passage « de l’être à l’exercice » (p. 55), à la lutte et à l’appropriation. Dans cette démarche, la volonté de puissance apparaît « aveugle et sourde à toute altérité » (p. 56) – une indifférence qui participe d’un « projet anti-kantien » consistant à « biologiser le sujet transcendantal », attendu que la volonté de puissance implique l’identification du différent à soi-même. Mais n’est-ce pas aussi bien retourner au Je pense kantien, sujet logique caractérisé par son insensibilité ? Pour Nietzsche, le vivant et l’inorganique s’ouvrent à l’altérité par la sensation, qui est précédée par et fondée sur l’interprétation et qui est un phénomène moral, dans la mesure où elle engage nos valeurs. Tel est donc le paradoxe d’une « épreuve active » (p. 57) qu’accueillir une excitation extérieure revient à se l’approprier et à lui imposer une forme. En somme, l’interprétation est l’essence de la volonté de puissance, de sorte qu’il n’y a pas d’objectivité possible ni de faits existants en eux-mêmes, sans pour autant qu’il faille célébrer le subjectivisme, puisque dire que « tout est subjectif » est encore une interprétation et que le sujet n’est pas un donné mais un construit. Même si les affects ne sont pas des choses, ce sont eux qui interprètent, car ils ne sont autre que la volonté de puissance elle-même :

« processus plutôt qu’atomes, ils sont moins le support de l’interprétation que le lieu où elle se compose et se recompose […] La volonté de puissance est l’interprète tout autant que l’interprété selon qu’elle est conçue activement ou passivement comme force dominante ou dominée » (pp. 60-61).

Et Tonning d’insister ensuite sur le lien de la sensation au passé, à « un temps vécu dont la mémoire tient les archives » (p. 60), elle qui rend possible la vie, la hiérarchie et la connaissance. C’est en effet la mémoire qui distingue le vivant et de l’inorganique, ce dernier étant privé de passé. Dans l’inorganique, la synthèse des forces, l’administration des éléments faibles est plus complète, ce qui signifie également que l’inorganique est incapable d’accumuler de la puissance. Ici les forces sont moins hiérarchisées et leur configuration plus stable, mais également moins puissante et moins riche. Dans l’inorganique est encore lié et non spécialisé ce qui dans la vie sera différencié, séparé et développé.

Chapitre 5 : « Le problème de la connaissance »

Le cinquième chapitre aborde le problème de la connaissance en rapprochant Nietzsche des sophistes, avec lesquels il partage le projet d’inverser le platonisme. La suite précise le rapport entre la connaissance et le connu, qui est une relation d’interprétation, une « saisie perspectiviste » (p. 68), qui dépend de notre de puissance et sert à son accroissement. De ce point de vue, la vérité est à la fois une modalité de l’erreur (un ensemble d’illusions nécessaires à la survie d’un certain type d’homme) et une modalité du courage, lequel s’arrête précisément là où nous reconnaissons certaines vérités. C’est bien la peur, en effet, qui nous pousse à connaître, à vouloir faire des découvertes, le connu étant source de réconfort et d’apaisement. Mais si « la connaissance est craintive en tant que conservatoire », elle est également « courageuse en tant que conquérante » (p. 75) : le courage de la vérité, l’audace qui pousse à aller vers le danger de l’inconnu est le critère de la hiérarchisation des existences. La connaissance craintive n’est en fait qu’une différenciation de la connaissance courageuse : la peur procède du courage, autrement dit elle est l’exception dont il est la règle, l’homme étant un animal aventurier, l’incarnation d’une volonté d’explorer et de dominer. C’est seulement lorsque la recherche de conservation prend le pas sur la conquête que la volonté de puissance prend la forme de l’inquiétude. La connaissance et l’interprétation ne sont donc pas d’abord identification du différent à l’identique : loin d’être innée ou première, la peur est acquise et seconde et ce n’est que lorsque la puissance s’effondre que le nouveau est rapporté à l’ancien et l’inconnu au connu.

Tonning disculpe ensuite Nietzsche de l’accusation de solipsisme : même si sentir signifie toujours interpréter et connaître falsifier, le commerce avec l’extériorité est tout de même possible. Pour le comprendre, il faut résoudre cette fascinante « antinomie de la connaissance » (p. 76), en vertu de laquelle l’interprétation semble s’exercer sur une excitation qui la précède, sans quoi elle ne serait interprétation de rien, cependant que cette préséance de l’excitation paraît impossible, l’excitation n’étant apparemment rien avant d’être interprétée… Si Tonning présente cette difficulté de manière concise et passablement obscure, il aurait été possible de la clarifier en insistant davantage sur ce qu’il y a d’étonnant à affirmer, comme Nietzsche, que l’interprétation n’interprète pas quelque chose qui la précède (la puissance donne forme et sens en interprétant) tout en faisant valoir les droits du texte de la réalité lui-même contre certaines interprétations jugées malhonnêtes et en prônant le sens des faits, lesquels devraient n’être pas faussés par l’interprétation, mais déchiffrés de façon appropriée. Quel type d’existence accorder à ces faits ? N’existent-ils qu’idéalement, ce qui ferait de Nietzsche une sorte de post-kantien ? Ou bien le texte de la réalité est-il éternel, fondamental, antérieur aux interprétations, ce qui ferait de Nietzsche un ontologue-métaphysicien ? C’est le problème abordé notamment par le paragraphe 22 de Par-delà bien et mal, qui oppose l’interprétation falsifiante (qui refuse a priori ce que la nature pourrait avoir d’absurde et chaotique) au savoir déchiffrer. Mais Nietzsche semble soutenir que les deux interprétations interprètent le même texte ! Comment donc parler d’un même texte ? Le paragraphe 22 célèbre les vertus d’une interprétation qui comprend que tout est interprétation et se comprend elle-même comme telle – l’interprété n’étant finalement sans doute que la volonté de créer du sens et la conscience que tout sens est créé. L’interprétation ferait-elle donc exister les faits ? Sans être elle-même un fait ? Mais que pourrait-elle être à part un fait ? Pour Nietzsche, le monde, dont « le caractère général » est « de toute éternité chaos » – n’a pas d’existence antérieure aux interprétations : il est éternel sans être originel. Mais cette affirmation elle-même et tout le discours de Nietzsche à cet égard semblent n’être qu’un mythe – un mythe désontologisant. Or n’est-ce pas aussi absurde que de dire : l’absolument originaire est un chaos qui n’existe pas ? Il faut sans doute entendre ici que le chaos n’est qu’un mot révélant que tout est mot. Absurdité manifeste de la philosophie de Nietzsche, ou ultime tentative du langage pour révéler le caractère créé et hypothétique du sens ? Soit le discours de Nietzsche n’a aucun sens, soit il est possible de concilier son incohérence apparente avec sa tentative de déconstruire le sens. Nietzsche construirait-il un domaine original de sens, qui ne serait absurde que pour le sens commun, un domaine qui n’aurait donc pas le même type de signification que celui du langage ordinaire ? Tel semble en effet être le propre d’un discours qui tente de dire et dédire simultanément. C’est à se demander si la déconstruction du langage peut vraiment être sensée, et si les termes « interprétation » ou « volonté de puissance » recouvrent un mode d’« existence » susceptible d’être exprimé. 7 Sans doute cette difficulté s’éclaire-t-elle grandement lorsque nous gardons à l’esprit que Nietzsche identifie la réalité à l’apparence. Pour lui, l’idée d’être est une fiction née de la négation de la variété découverte dans l’expérience, un moyen d’échapper au caractère complexe et changeant de la réalité, laquelle est le résultat d’un processus interprétatif et n’existe donc pas en elle-même : elle n’est que l’ensemble des processus pulsionnels et interprétatifs divers et changeants. L’apparence n’est pas phénomène, apparition ou manifestation de quelque chose d’autre qu’elle-même, elle ne livre pas non plus des faits et elle n’a pas un statut objectif : elle est le produit d’une activité d’interprétation, l’expression d’une perspective particulière, conditionnée par des affects et des pulsions. Si tout est un (tout est volonté de puissance), il n’y a pas en dehors du sensible un référent objectif qui pourrait fournir un fondement absolu, de sorte qu’il n’y a pas d’étalon de partage entre le réel et l’illusoire ou l’imaginaire, pas plus qu’il n’y a de constituants ultimes de la réalité qui pourraient être saisis de façon objective, même si ce rêve que nous appelons la « vie » obéit tout de même à une logique rigoureuse.

Pour ce qui concerne Tonning, celui-ci résout la difficulté en comprenant « l’agir et le pâtir comme co-constitutifs de la structure affective de l’événement » (p. 77). Puisque l’objectivité est impossible, le pâtir ne nous ouvre pas le monde et ne permet pas de recevoir un donné brut extérieur tel qu’il serait en lui-même. Au lieu de parler d’excitation, mieux vaut donc envisager une altération, une « désorganisation des hiérarchies affectées par la joute des forces, l’augmentation ou la diminution de puissance qu’elle implique ». L’épreuve au cœur de la philosophie de Nietzsche n’est pas accueil de l’altérité, mais « devenir-autre ». Loin d’être à l’extérieur de nous, l’altérité s’inscrit à l’intérieur de nous. Lorsque Nietzsche semble faire l’éloge du renfermement et de l’invariance, il nous met en garde contre le danger d’une exposition à une ambiance qui nous serait nuisible, et non pas contre toute exposition en général. Dans des conditions favorables, il est possible de donner et de recevoir. Lorsque la connaissance, c’est-à-dire l’ouverture à l’extériorité, est active, elle est don : « de même que la vérité est création plutôt que découverte, elle devient donation plutôt que réception » (p. 78).

Chapitre 6 : « Le problème de la morale »

Le sixième chapitre étudie la morale depuis la volonté de puissance dont elle surgit. Pour Nietzsche, explorer la morale implique d’évaluer et de légiférer, c’est-à-dire d’abord de déterminer la valeur des morales pour ensuite cerner la culture aristocratique susceptible de favoriser l’apparition de l’homme nouveau. Nietzsche hiérarchise les morales, ce qui exige de considérer leurs désaccords, mais également de saisir que leur différence n’est pas de nature, mais de degré. Ainsi l’opposition entre le sentiment aristocratique de la distance et l’instinct grégaire est sous-tendu par le « monisme ontologique » de la volonté de puissance (p. 81). Tonning a donc raison de renvoyer l’interprétation de Gilles Deleuze, fondée sur l’opposition entre l’actif et le réactif, à ses propres limites. Jamais l’activité ne peut être rendue négative : la réactivité n’est qu’une activité de second ordre, la « différenciation d’un contraire » qui n’en continue pas moins de l’envelopper. Si les forces peuvent en venir à s’inhiber, c’est qu’une force dominée ne peut que réagir aux injonctions de la force qui la domine, de sorte que sa passivité est moins apathie que contrariété. La capitulation des forces n’est jamais totale, mais la faiblesse de ces dernières les conduit à se regrouper et à s’allier pour vaincre un maître trop puissant, ce qui revient à gaspiller leur énergie. Être obsédé par l’ennemi, vivre dans le ressentiment, c’est donc se priver de liberté, quand les forts sont au contraire des « créateurs spontanés » (p. 83). Ce qui caractérise les maîtres, c’est plus précisément un mépris dépourvu de ressentiment, une sorte d’indifférence qui est active, dans la mesure où « elle ne réagit pas et n’a pas besoin de se justifier » (p. 85). Le fort se distingue par le « pathos de la distance », par sa capacité à distinguer, donc à se distinguer, ainsi que par son courage, lequel est le moyen privilégié par lequel la volonté de puissance s’accomplit. En définitive, chaque relation de force relève d’une « hiérarchie de l’activité » dont Tonning propose un « tableau récapitulatif » (p. 89) fort éclairant : l’activité se révèle susceptible d’avoir en premier lieu (i) un mode actif, qui peut prendre la forme de la conquête ou celle de la domination, qu’il s’agisse de domination par le commandement ou de domination par l’organisation, et en second lieu (ii) un mode passif, qui peut lui aussi prendre la forme de la domination par l’organisation, mais qui peut également apparaître comme dépendance, qu’il s’agisse de résistance ou de soumission.

Chapitre 7 : « Le chemin qui monte » et chapitre 8 : « L’épreuve du nihilisme »

La suite précise quel est selon Nietzsche le summum de la puissance, qui consiste moins à atteindre une certaine quantité de puissance qu’à choisir le chemin ascendant, c’est-à-dire à être actif et courageux, le courage étant exultation et débordement de puissance (« exubérance », Uber-muth), autant qu’encouragement adressé aux forces attenantes, que ce soit par l’exhortation ou par le rire (p. 97). Au couple rire-courage s’oppose le couple honte-crainte, que Tonning analyse en détail, avant d’indiquer en quel sens le maximum de la puissance correspond à un corps sans organe. Les derniers chapitres se concentrent sur le nihilisme, la mort de Dieu et l’éternel retour. Précisant la nature du nihilisme (chapitre 8, « l’épreuve du nihilisme »), l’auteur souligne d’abord son caractère pathologique, puis en cerne l’origine, à savoir « la croyance aux catégories de la raison »8, autrement dit l’erreur initiale qui a conduit à croire à des valeurs bancales, telles que la finalité, l’unité et l’être. C’est donc la logique falsificatrice et, partant, la volonté de puissance organisatrice elle-même qui est la source première du nihilisme. Pour approfondir son enquête, Tonning montre en quel sens la pitié est « égoïste et dépressive » (p. 107) en s’appuyant sur l’analyse d’une figure du nihilisme, le Smerdiakov des Frères Karamazov écrit par Dostoïevski. Compatir, c’est en effet se défendre et se venger, puisque la souffrance d’autrui nous blesse en nous rappelant notre propre impuissance. De ce point de vue, la compassion est un signe de fatigue : elle indique que nous sommes incapables de supporter et de vouloir la douleur. Bref : si la pitié est liée au nihilisme, c’est qu’elle marque l’incapacité à créer et affirmer des formes nouvelles. On comprend dès lors que le nihiliste soit obsédé par l’égalisation, puisqu’elle est la condition dans laquelle aucune force supérieure n’impose son ordre. Certes identifier revient à dominer les forces rivales pour les reconduire à soi, ce qui est une marque de santé et de force, mais l’identification est associée à la faiblesse dans la mesure où elle témoigne d’un renoncement à affronter le devenir : elle est une façon de nier le chaos, de vouloir désespérément l’indistinction et, en ce sens, de rechercher la mort. Quand le nihilisme négatif ou passif envisage le trépas avec soulagement ou indifférence, le nihilisme positif ou actif est au contraire orienté vers la vie. Au demeurant, la mort de Dieu n’a pas entièrement dissipé la conception théologique du cosmos, qui voit en ce dernier de la finalité, de l’ordre, des lois, etc., et qui nous empêche de comprendre que tout est volonté de puissance.

Chapitre 9 : « L’inversion du platonisme »

Nous comprenons désormais que le nihilisme est « le moment ambivalent (actif ou passif) de dévalorisation des valeurs suprêmes, dont le fondement est à trouver dans la valorisation elle-même, c’est-à-dire dans la foi caractéristique du christianisme et du platonisme » (p. 115). Dans ces conditions, mieux vaut prendre le parti de la terre plutôt que celui du ciel, autrement dit inverser le platonisme. Le but est alors de vivre dans l’apparence, loin de l’être, qui nous est insupportable, et « de se sentir en unité, écrit Nietzsche, avec le monde des phénomènes en général », jusqu’à s’engloutir dans le phénomène. Tel est en effet « le plaisir suprême » et le propre du génie. Nietzsche ne fait donc pas ici de l’apparent le véritablement étant, contrairement à ce qu’a pu penser Heidegger : il détermine une orientation, un chemin qui éloigne de l’être pour conduire aux phénomènes. Qu’il critique le christianisme, le platonisme européen ou la doctrine du Vedanta, Nietzsche s’en prend à chaque fois à la croyance au « monde vrai » et à la vérité existant en soi. Tel est le sens du « combat contre Platon », c’est-à-dire contre celui qui est à l’origine d’une erreur dont le christianisme n’est que la forme populaire – l’erreur idéaliste qui conduira au nihilisme. A ce sujet, il doit être clair que le terme « platonisme » désigne tous les dogmatismes, tandis que la figure de Platon recouvre « une fiction philologico-philosophique » (p. 119). Platon est le nom d’un concept et d’un topos, « un véritable lieu commun » : la croyance au vrai. Il est surtout le foyer exemplaire d’un combat entre la Grèce (« le bel instinct grec devenu tyrannique ») et Socrate (« la rationalité comme « contre-tyran » (la raison jusqu’à l’absurde) », p. 120). Platon n’est donc pas seulement « un pont vers la croix », mais aussi « un pont vers Dionysos », c’est-à-dire une « promesse dionysiaque » qui représente « l’autre de Nietzsche ». En ce sens, c’est par l’intermédiaire de Platon qu’il est possible d’accéder à Dionysos. Et Tonning d’expliquer ensuite en quoi consiste le dionysien : la réconciliation de l’homme et de la terre, la communion de l’individu avec le tout. L’auteur indique à juste titre que Nietzsche reste ici tributaire de Schopenhauer et, pourrions-nous ajouter incidemment, de l’Inde également. Rappelons en effet que Schopenhauer avait eu l’intelligence de remarquer que « nous ne faisons qu’un avec le monde » et que « chacun est lui-même le monde entier, le microcosme »9. Pour notre part, nous n’insisterons jamais assez sur ce fait insigne que les spiritualités et les philosophies les plus marquantes de l’histoire de la pensée ont ceci en commun qu’elles ont généralement associé le but et l’apogée de l’existence humaine à l’unité, ou plutôt à la non-dualité, du sujet et de l’objet, de l’homme et de la nature, de la conscience et du monde, marquant ainsi la supériorité du « monisme » bien compris (c’est-à-dire compris comme non-dualisme) sur toute pensée dualisante. Pour Nietzsche, le refus de la contradiction exprime la crainte d’esprits trop faibles pour supporter l’affrontement des contraires, attendu qu’il est possible que l’être soit en lui-même parfaitement contradictoire (cf. La Volonté de puissance, trad. G. Bianquis, I, livre I, § 115). De sorte qu’il faut se libérer du principe de non contradiction pour faire surgir le surhomme, en acquiesçant au devenir contradictoire10. D’un point de vue psychologique et phénoménologique, la non-dualité signifie soit l’absence d’opposition entre sujet et objet de la connaissance, soit la fin de l’activité discriminatrice de la conscience, l’indétermination11 Il semble que, si la non-dualité peut prendre un sens logique et phénoménologique, c’est avant tout parce qu’elle est valide au plan ontologique, où le monisme se révèle particulièrement pertinent. La dualité de l’apparence et de la réalité vacille, en effet, dès que nous comprenons d’une part qu’il n’y a pas d’apparence sans réalité (l’apparence est apparence de quelque chose, voire apparition) ni de réalité sans apparence (sans quoi il serait impossible de démontrer que cette réalité est effectivement présente et actuelle)12 Mais sur ce plan, la non-dualité la plus remarquable est sans doute celle qui unit le moi et le monde, comme c’est le cas dans le monisme schopenhauerien de la « Volonté » et le monisme nietzschéen de la « volonté de puissance », mais également dans le « monisme neutre » d’Ernst Mach13. Enfin, sans le concept de non-dualité il serait vraisemblablement impossible de comprendre à la fois l’accord et la profondeur des spiritualités authentiques. Il suffit d’un brin de perspicacité pour découvrir que c’est bien de l’unité de l’homme et du monde qui fait le fond des expériences mystiques et religieuses les plus remarquables d’hier et d’aujourd’hui14 Pour Nietzsche, l’erreur de Platon a précisément été de substituer « un dualisme délétère au monisme de la volonté de puissance » (p. 122). Le dualisme constitue au fond l’essence de la métaphysique « comme modalité du penser si bien que [sic.] comme histoire », puisque la métaphysique consiste à fonder la phénoménalité sur un principe qui en serait distinct, ce qui conduit à séparer le sensible de l’intelligible, le phénoménal du nouménal, dans l’oubli total du monisme de la volonté de puissance.

Le neuvième chapitre s’achève par l’étude de la temporalité selon laquelle se déploie la volonté de puissance, autrement dit par l’éternel retour. Tonning remarque alors avec pertinence que l’éternel retour ne renvoie pas à « un enchaînement de jours et d’heures sur le modèle du passage de l’antérieur au postérieur », car la croyance à la succession tient à l’une de nos erreurs les plus profondes, à savoir l’illusion de la causalité, à laquelle nous succombons lorsque nous inversons le temps, imaginant la cause d’un fait une fois celui-ci survenu. Le « monde extérieur » n’est pas cause de son effet sur nous, il est au contraire le résultat d’une interprétation. En réalité, nous sommes nous-mêmes « cause de l’effet improprement tenu pour cause d’un effet sur nous… » (p. 124). C’est de façon simultanée que l’énergie se concentre ici et se déconcentre là-bas, de sorte que tout arrive en même temps et qu’il est impossible de séparer le temps de la cause du temps de l’effet. L’éternel retour permet justement de comprendre le devenir sans recourir à la succession, puisqu’il rend l’instant infiniment identique à lui-même, ce qui lui confère sa consistance.

Chapitre 10 : « Vers le corps supérieur »

Incorporer la pensée du retour, c’est se naturaliser soi-même, ce qui ne veut pas dire régresser, mais dépasser la logique organique en réorganisant les forces qui composent notre corps. Alors que l’homme jusqu’à présent connaissait pour vivre, il s’agit désormais de vivre pour connaître, d’exercer la « passion de la connaissance » en multipliant les perspectives interprétatives – non pas pour connaître plus objectivement, mais pour connaître davantage, de façon réfléchie, en saisissant tous les horizons. La mort de Dieu est la condition de ce « poly-perspectivisme », qui rend plus libre. L’individu peut alors incorporer la doctrine du retour et transvaluer sa mémoire, c’est-à-dire changer son rapport au passé, ce qui permet de produire un corps supérieur. La danse est le signe de cette transvaluation, qui consiste à « modifier la liaison entre les forces constitutives du corps » (p. 132), qui sont autant d’erreurs incorporées et solidaires les unes des autres. Ne danse que le corps qui approche ce qu’il doit devenir, donc qui a incorporé des vérités nombreuses et douloureuses. Pour préciser comment les forces du corps échappent à la mémoire qui tend à les pétrifier, il faut penser l’héritage et le comprendre comme reproduction, comme redoublement et maintien de l’identité. C’est ici le modèle de la reproduction sexuée qui permet de penser la création de nouveauté et l’accès à l’éternité, à une éternité physique qui n’est ni la survie, ni le fruit d’une tentative de se préserver de la mort, ni la recherche d’un salut spirituel, mais une façon de dire oui à la vie. Plus que la reproduction sexuée, c’est la sexualité elle-même qui permet de penser la génération autrement que comme simple reconduction du même. La sexualité a en effet en commun avec l’art d’être le signe d’un surplus de force, l’artiste étant une nature sexuée, dont l’« impulsion sexuelle, intimement corrélée à l’afflux de sa puissance, détermine sa création » (pp. 135-6). Le même mécanisme est en cause dans la fécondité et dans la force procréatrice. In summa, la procréation organique et la procréation artistique sont un seul et même enfantement. Ce qui accomplit l’artiste, c’est le don, l’épanchement, l’effusion d’une puissance surabondante. Mais il ne suffit pas d’être procréateur, il faut également être fécondable, être capable d’incorporer de terribles vérités. De plus le nouvel être que nous enfantons lorsque nous nous recréons nous-mêmes doit savoir hériter du passé, c’est-à-dire le transvaluer pour en faire une richesse plutôt qu’une dette

Conclusion : « Le corps du père »

Entre la créativité (l’être père), la fécondité (l’être-mère) et la capacité d’hériter (l’être-fils), la primauté revient à la créativité : pour devenir enfant, le père doit devenir mère ou, pour le dire autrement, Ariane n’est qu’une différenciation de Dionysos. C’est dire qu’il faut affronter la douleur, consentir à la désorganisation des affects, ce qui rend possible l’émergence d’un corps supérieur, par transfiguration. La conclusion de Tonning s’achève par la dénonciation du « malentendu à propos de l’eugénisme nietzschéen » : le penseur de l’élevage critique le « fantasme de la race » et tente bien plutôt de déterminer une forme de vie (un « type »). La sélection visée par la grande politique a le but louable de substituer l’élévation de l’homme au dressage chrétien.

Au terme de cette lecture aussi riche que complexe, le corpus de Nietzsche s’en trouve heureusement clarifié, sans simplification préjudiciable. Certes la volonté d’embrasser une vaste part, pour ne pas dire la totalité, de la pensée nietzschéenne, conduit à un propos particulièrement dense et concis qui, pour être percutant, n’en est pas moins parfois quelque peu difficile à suivre. Cette exigence de concision et peut-être aussi le recours à un style recherché, à une écriture suffisamment travaillée pour « coller » à la profondeur de la pensée nietzschéenne – ne facilite pas toujours la lecture et peut parfois donner l’impression d’un discours controuvé, pour ne pas dire alambiqué. Parvenir à brasser la plupart des thèmes fondamentaux de la philosophie de Nietzsche dans un ordre éclairant n’en demeure pas moins une véritable prouesse et Tonning a brillamment relevé ce défi. Par ailleurs, nous ne regretterons pas l’absence de perspective critique dans un ouvrage qui demeure fidèle à sa tâche d’introduire à la pensée nietzschéenne et de préparer le lecteur à sa réception. En définitive, la Philosophie de l’épreuve est un ouvrage dont personne ne ressortira tout à fait indemne, car chacun pourra y trouver de quoi s’enrichir par la fréquentation d’une pensée dont Tonning restitue admirablement la cohérence et la profondeur.

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  1. Guillaume Tonning, Nietzsche. Une philosophie de l’épreuve, Paris, Ellipses, 2016
  2. La hyène accouche par le clitoris, mais comme le cordon ombilical est trop court pour le trajet que doit accomplir le fœtus qui doit sortir, le placenta se décolle avant le fœtus ; beaucoup de fœtus meurent parce qu’ils ne reçoivent pas d’oxygène lors de cette progression. Cette structure est le résultat d’un élément sélectionné à un autre niveau : la démographie fait qu’il y a une grande compétition sur les carcasses – compétition qui dépend en partie du rang de la femelle, acquis par son agressivité. La femelle transmet son rang à sa fille et c’est l’agressivité qui est sélectionnée chez la femelle. Le placenta contient une enzyme qui transforme les hormones femelles (les œstrogènes) en hormone mâle (la testostérone). Le fœtus subit, à causes de cette enzyme, des taux de testostérone équivalant à ceux d’un mâle adulte. Donc les petits naissent hyperagressifs, avec des dents déjà formées, et s’entretuent très tôt (jusqu’à ce qu’il n’en reste qu’un ou deux). La testostérone masculinise les femelles, qui ressemblent à des mâles de l’extérieur
  3. Darwin le hasard est ce qu’on ne parvient pas à expliquer et que, de ce point de vue, il n’existe pas : chaque étape est conditionnée par l’étape précédente, le vivant est altéré en permanence et les formes qui persistent sont des formes fonctionnelles, qui font leur preuve.
  4. La sélection agit sur n’importe quel système capable de duplications et de reproduction, de sorte que si la vie existait ailleurs, elle évoluerait pour les mêmes raisons (variation et sélection). Comme le rappelle Pascal Picq dans Lucy et l’Obscurantisme, la sélection agit sur des agents artificiels autoreproducteurs (modélisés par ordinateur), indépendamment de leur composition matérielle et de leur histoire. Depuis que Melvin Calvin a proposé dans les années 60 de transposer au monde non-vivant l’évolution par sélection naturelle dans le monde du vivant (cf. Melvin Calvin, Chemical Evolution : Molecular Evolution Towards the Origin of Living Systems on the Earth and Elsewhere, 1969), l’idée d’une universalité de la sélection naturelle est apparue de plus en plus pertinente. En particulier Addy Pross a montré que le darwinisme pouvait s’étendre au monde chimique (cf. Addy Pross, What is Life ? How Chemistry Becomes Biology, 2012). Tout se passe comme si l’évolution biologique émergeait d’un principe physico-chimique plus profond, lié à l’équilibre cinétique dynamique (Cf. Manfred Eigen, Steps Towards Life : A perspective on Evolution, 1992). Grâce à Ilya Prigogine, nous savons désormais que la matière peut s’auto-organiser. Et l’organisation du vivant ne contredit en rien l’augmentation de l’entropie de l’Univers, puisque le vivant (tant qu’il est vivant) n’est pas en équilibre avec l’environnement et donc pas susceptible de se désorganiser. Retenons qu’il y a sélection partout où il y a variation, reproduction et héritabilité. De sorte qu’une population de systèmes autoreproducteurs (lorsqu’il y a parfois des erreurs dans les copies) évolue par sélection naturelle. Sur tous ces points, voir Christophe Malaterre, Louis d’ Hendecourt et Patrick Forterre, De l’inerte au vivant : une enquête scientifique et philosophique.
  5. Fragments Posthumes, 1885, 34 [247].
  6. Fragments Posthumes, 1888, 14 [80].
  7. Sur ce sujet, nous avons suivi le raisonnement livré par Monique Dixsaut le 20 octobre 2006 lors du colloque « « L’art de bien lire », Nietzsche et la philologie ».
  8. Fragments Posthumes, 1887-1888, 11 [98].
  9. Cf. Schopenhauer, Le Monde comme Volonté et comme Représentation, III, § 40 et 29
  10. D’un point de vue purement logique, Aristote avait déjà indiqué les limites du principe de non-contradiction (cf. Aristote, De Interpretatione, 9), ensuite remarquablement soulignées par Hegel, pour lequel l’opposition créée par l’entendement, qui tente ensuite vainement de la supprimer, est en réalité toujours déjà résorbée (cf. Hegel, Introduction à l’esthétique, chapitre 1, 2).
  11. C’est en ce sens que Rousseau évoque une expérience à la faveur de laquelle il lui a semblé remplir de son existence tous les objets qu’il apercevait et n’avoir « nulle notion distincte de [son] individu » (cf. Rousseau, Rêveries du promeneur solitaire, Deuxième promenade). Si cette expérience est possible, c’est sans doute que fondamentalement l’esprit n’est pas différent de son contenu, comme le souligne Hume (« Ce ne sont que les perceptions successives qui constituent l’esprit », Hume, Traité de la nature humaine, Livre I, IV, 7). William James ne dira pas autre chose : « lorsqu’elle est isolée, il n’y a pas de séparation spontanée de l’expérience entre la conscience et ce « de » quoi il y a conscience » (cf. William James, « La conscience existe-t-elle ? », 1904). De là une psychologie sans âme (« psychology without soul »), reprise de l’Histoire du matérialisme de Friedrich Lange.

    La phénoménologie quant à elle souligne la non-dualité du vécu et de son contenu : « il n’y a pas de différence, écrit Husserl, entre le contenu vécu ou conscient et le vécu lui-même. » (cf. Husserl, Logische Untersuchungen. Zweiter Band : Untersuchungen zur Phänomenologie und Theorie der Erkenntnis). Pour la phénoménologie, la distinction de l’apparition et de l’apparaissant n’est qu’un effet de l’intentionnalité. Et si Husserl distingue encore l’apparition de celui à qui cela apparait, pour le phénoménologue « le sujet n’est pas quelque chose qui existe d’abord et qui se rapporte à l’objet ensuite : le rapport de sujet à objet constitue le phénomène véritablement premier », comme le remarque Emmanuel Levinas (La théorie de l’intuition dans la phénoménologie de Husserl), qui a tenté pour sa part de dépasser les dualités du même et de l’autre, de l’a priori et de l’a posteriori, ou encore de l’activité et de la passivité. Merleau-Ponty est également un éminent partisan de la non-dualité, considérant qu’« objectif et subjectif sont reconnus comme deux ordres construits hâtivement à l’intérieur d’une expérience totale » (cf. Merleau-Ponty, Le Visible et l’Invisible). Le philosophe ne cesse d’insister sur « le lien natal de moi qui perçois et de ce que je perçois » (ibidem). Il n’en va pas autrement du sujet pensant et de l’objet pensé, dont Aristote avait déjà remarqué l’unité :

    « c’est sur une certaine ressemblance et affinité entre le sujet et l’objet que la connaissance repose », écrit le Stagirite, fidèle au principe empédocléen selon lequel le semblable est connu par le semblable. On comprend dès lors qu’il affirme que « l’intelligence est [en puissance] identique aux intelligibles […]. En effet, dans le cas des réalités immatérielles, il y a identité entre le sujet pensant et l’objet pensé ». De ce point de vue, il y a une « intelligence capable de devenir toutes choses » (voûs tô panta guinesthaï), « l’âme est, en un sens, tous les êtres (ê psuchê ta onta pôs esti panta ; ἡ ψυχὴ τὰ ὄντα πώς ἐστι πάντα) » (cf. Aristote, Traité de l’âme, Livre III) et « il n’y a pas de différence entre ce qui est pensé et la pensée » (Métaphysique, Λ 9).

    Saint Thomas d’Aquin ne s’y trompera, lui qui répète à son tour que « l’âme est potentiellement tout ce qui est connaissable » et qu’elle « est d’une certaine manière à la fois les sensibles et les intelligibles » (cf. Saint Thomas d’Aquin, Commentaire au traité De l’Âme). C’est donc avec une sagesse autant grecque qu’indienne que renouera Schopenhauer lorsqu’il expliquera que la contemplation est unité du sujet et de l’objet : « la volonté, écrit-il, est une et identique dans l’objet contemplé et dans l’individu […] ; tous deux par suite se confondent ensemble » (cf. Schopenhauer, Le Monde comme Volonté et comme Représentation, Livre III, § 34). A cet égard, le philosophe n’hésite pas à citer les « Oupanishads des Védas » : « C’est moi [la conscience pure] qui suis toutes ces créatures dans leur totalité, et il n’y a pas d’autres êtres en dehors de moi. Il y a là un ravissement qui dépasse notre individualité ; c’est le sentiment du sublime » (ibidem, § 39). Plus synthétique, William James note que « le Penseur, c’est la pensée » (cf. William James, Principles of Psychology, X), non sans rappeler le cogito cartésien, dans lequel le penseur n’est autre que la pensée elle-même.

  12. On comprend dès lors que, dans le droit fil de la pensée nietzschéenne, Sartre opte pour « le monisme du phénomène » et refuse d’opposer au sein de l’existant l’intérieur à l’extérieur, mais aussi l’acte et la puissance, autant que l’être et le paraître : « l’être d’un existant, c’est précisément ce qu’il paraît […]. L’apparence […] est l’essence » (cf. Sartre, L’Être et le Néant).
  13. Ernst Mach ne s’est pas contenté de déduire rationnellement qu’il n’y a pas « de fossé entre corps et sensations, entre intérieur et extérieur, entre monde matériel et monde physique » (cf. Ernst Mach, L’Analyse des sensations , Nîmes, J. Chambon, 1996, p. 20) ; il a également fait l’expérience directe de la non-dualité : « par un beau jour d’été en plein air, écrit-il, le monde m’est soudain apparu comme formant, avec mon propre Moi, une seule masse complexe de sensations, à la seule différence que cette complexité était plus grande dans le Moi » (ibidem, p. 17).
  14. C’est pourquoi Bergson rapportait « l’intuition philosophique » au fait que nous sommes indissolublement liés à « l’essence intime de ce qui est de ce qui se fait », attendu que « la matière et la vie qui remplissent le monde sont aussi bien en nous » (cf. Bergson, « L’intuition philosophique »). A la suite de Spinoza, qui jugeait possible de « sentir et expérimenter que nous sommes éternels », Compte-Sponville nomme « simplicité » ou « expérience de l’unité » cette caractéristique de « l’état mystique » qui consacre « la mise entre parenthèses de la dualité, de l’altérité, de la complexité » (cf. André Comte-Sponville, cité par Djénane Kareh Tager, article de la revue « Actualité des Religions » N°27 de mai 2001). L’Hindouisme disait déjà : « sois […] libre de la dualité » (Chant du Bienheureux ou Bhagavad-Gîtâ), bien avant que Jésus ne déclare : « le Royaume est en vous et hors de vous » ; « le royaume du Père s’étend sur la terre » ; « quand vous vous serez connu, alors vous serez ce qui est connu » ; ou encore : « quand vous verrez l’Unique dans le deux, vous serez Fils de l’homme » (cf. Évangile de Thomas). C’est encore de non-dualité qu’il s’agit lorsque le Christ indique que « si deux font la paix dans cette maison », ils pourront déplacer des montagnes, lorsqu’il nomme la divinité « l’Unique » ou lorsqu’il affirme « Je suis le Tout » (ibidem). Saint Paul résume admirablement ce point : « tous vous ne faites qu’un dans le Christ Jésus » (Bible, Galates, 2, 3, 29) ; « là, il n’est plus question de Grec ou de Juif, de circoncision ou d’incirconcision, de Barbare, de Scythe, d’esclave, d’homme libre ; il y a que le Christ, qui est tout et en tout » (Épître aux Colossiens, 3, 11). Maître Eckhart l’a bien compris : « dans cette divinité […], écrit-il, j’étais moi-même, je me voulais moi-même, je me connaissais moi-même […]. Si je n’étais pas, Dieu ne serait pas non plus » (cf. Maître Eckhardt, Beati pauperes spiritu). Non-dualité toujours dans la philosophie Shâmkya, d’après laquelle l’âme se croit d’abord liée à la Nature, vouée à transmigrée, puis délivrée et autonome, alors qu’en réalité seule la Nature se lie elle-même, subit ces aventures et se délivre. Et c’est sans doute parce qu’il a éprouvé intimement son unité avec la nature que Bertrand Russell écrit : « celui dont l’esprit reflète le monde devient en un sens aussi grand que le monde » (cf. Bertrand Russell, La Conquête du bonheur). Voilà qui n’est pas sans rappeler ces lignes de Plotin : « celui qui voit doit s’être rendu apparenté et semblable à ce qui est vu, pour parvenir à la contemplation » (cf. Plotin, Ennéades, « Du Beau »). Car pour Plotin, l’acte de contempler est son propre objet, le terme « l’Intelligence » désignant précisément cet état d’union sujet-objet, imité par le recueillement de l’âme. On comprend qu’Hegel considère la coïncidence du sujet et de l’objet comme le « savoir absolu », en vertu duquel l’Absolu prend conscience de lui-même par l’intermédiaire de l’esprit humain.
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