Gabriel Rockhill : Contre-histoire du temps présent

Philosophe franco-américain, professeur associé de philosophie à l’université Villanova, et directeur de l’atelier de théorie critique au Collège International de Philosophie, Gabriel Rockhill est à la fois héritier de la théorie critique, proche de la pensée de Jacques Rancière, dont il a traduit plusieurs livres, et de celle de Cornelius Castoriadis. Il a notamment publié Radical History and the Politics of Art1, un ouvrage imprégné de théorie critique portant sur le lien entre art et politique, et Logique de l’histoire : pour une analytique des pratiques philosophiques 2. Dans cet essai intitulé Contre-histoire du Temps Présent, Rockhill nous propose un pari très alléchant : déconstruire l’idée même du présent au singulier, afin de mettre au jour les grands schèmes prétendant cerner le sens de l’histoire. Il insiste pour cela sur la pluralité des dimensions de l’histoire (temps, espace, société). Le but de ses analyses, qu’il qualifie d’ « intempestives », est, en rendant manifeste la contingence d’une définition épocale du présent, de dégager un espace pour des ordres historiques nouveaux, n’appartenant pas à une vision consensuelle du monde. Pourtant, il nous semble que le projet critique soit un peu trop ambitieux pour le format choisi, si bien que l’auteur finit par tomber dans les pièges qu’il s’est efforcé de dénoncer.

1 – La reprise d’une méthode de type pragmatiste

L’objectif de Rockhill est le suivant : critiquer une naturalisation indue de prescriptions normatives perçues comme de simples descriptions de la réalité, afin de nous libérer du carcan d’un temps présent déshistoricisé. Pour ce faire, le point de départ de l’auteur consiste en une analyse du langage, avec un constat initial : « il n’existe aucun consensus sur la définition précise et la datation exacte de la prétendue mondialisation » 3. Autrement dit, à l’unité du mot, ne correspond aucune chose unique. Cette dissymétrie est, selon lui, la conséquence de notre ethnocentrisme, qui, en réduisant l’espace à « une seule spatialité plus ou moins homogène » 4, et le temps à notre présent, empêche de percevoir l’hétérogénéité des phénomènes. Pour étayer cette idée, il en appelle à des données tant quantitatives (statistiques prouvant l’inégalité spatiale de l’accès à Internet ou de pratiques démocratiques réelles) que qualitatives (extraits de récits de voyage ou de discours philosophiques d’époques variées).

Seulement, il ne s’agit pas de dire que la réalité précède le nom, ou que le nom n’est pas adéquat à la chose : il n’est par exemple « pas question de choisir entre mondialisation comme mot et mondialisation comme chose » 5, mais de montrer que « la notion de mondialisation émerge dans des pratiques liées à une schématisation spécifique du monde » 6. Autrement dit, la vérité des concepts ne doit pas être jugée à l’aune de leur correspondance à la réalité, mais par rapport aux conséquences dont ils découlent et qu’ils entraînent. Il ne faut s’intéresser à ces concepts qu’en tant qu’ils sont des « praxi-concepts », des notions linguistiques constituées par des pratiques antérieures qui déterminent leur usage ultérieur.

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Une telle démarche, de type pragmatiste, permet à Rockhill d’analyser les trois objets qui, réunis, formeraient la vision courante du temps présent, et auxquels il consacre à chaque fois un chapitre : la mondialisation, l’ère technologique, et la démocratie. Ces trois objets ont selon lui pour point commun d’avoir été adoubés comme des réalités indéniables de notre âge. Chacun s’emploie soit à les décrier, soit à les porter aux nues ; soit à les prendre pour acquis, soit à les dénoncer comme des illusions au service des puissants. Or, leur analyse approfondie démontre la nécessité de dépasser ces alternatives binaires : comme « idées-force », il faut analyser ces objets en tant qu’ils participent d’une vision du monde au prisme de laquelle nous interprétons toutes nos actions. Par exemple, la croyance dans une ère technologique nous fait interpréter toutes les innovations comme des progrès de « la » technique, et accomplissant l’ordre historique dans lequel nous évoluons ; cette croyance nous fait accomplir des actions qui, parce qu’elles la prennent comme prémisse, tendent à la confirmer. C’est de ce caractère performatif que l’auteur veut nous rendre conscients, afin de nous libérer de notre vision du monde paradoxalement aveuglante.

Dans cette perspective, il est étonnant de constater qu’aucun des représentants du pragmatisme n’est nommé dans l’ouvrage. A l’appui de sa thèse, Rockhill se contente de reprendre le concept sartrien de « pratico-inerte » afin de montrer que « loin d’être une forme transcendante, la vérité est un site de luttes sociales » 7. Pourtant, ce sont les pragmatistes qui ont, en premier et le mieux, tiré toutes les conséquences du nominalisme. John Dewey, en particulier, en remplaçant l’alternative binaire mot/ chose par le schéma circulaire cause-effet-cause, réalisait déjà, dans son essai de 1927 Le Public et ses Problèmes, ce que Rockhill prétend faire ici, à savoir une réhistoricisation des concepts, un dépassement des alternatives binaires, et l’institution d’une méthode d’analyse nouvelle applicable à la politique. Ce passage sous silence est selon nous symptomatique d’une certaine liberté prise par l’auteur vis-à-vis de ses sources et références, au profit d’une insistance sur l’actualité de son propos ; mais, en masquant les précédents, il entretient, et ce un peu artificiellement, l’illusion de sa nouveauté.

2 – La notion d’imaginaire politique : une visée critique

Au sein de cette démarche deweyenne, le problème commun à la mondialisation, à l’ère technologique et à la démocratie, consiste en ce qu’ils ne font qu’entériner un statu quo dominé par les inégalités, la soumission et les rapports de force. En effet, en vertu de l’illusion linguistique, qui fait croire qu’à chacun des concepts correspond une chose, ceux-ci s’imposent comme des évidences factuelles. Ces concepts façonnent l’imaginaire collectif, que Rockhill définit comme une « vision du monde ancrée dans le sens pratique des acteurs » 8, et au seul prisme duquel les phénomènes deviennent intelligibles. Même ceux qui rejettent ouvertement l’idéologie néolibérale « s’inscrivent souvent […] dans l’imaginaire politique de la mondialisation » 9. En ce sens, l’imaginaire politique, dans sa prétention à tout englober, est plus large que la simple idéologie.

Rockhill réalise sur ce point une analyse assez convaincante de ce qu’il considère comme l’absorption des principes du marxisme vulgaire (encore simple idéologie) par la mondialisation : le déterminisme technico-économique, réducteur, réapparaît dans l’idée d’un marché tout-puissant ; on voit resurgir la conception téléologique de l’Histoire dans un processus capitaliste invinciblement tourné vers la liberté du libre-échange ; quant au caractère organique de cette conception, on le retrouve dans la naturalisation de la technologie moderne et du néolibéralisme. Or, alors que l’idéologie marxiste était falsifiable, et falsifiée, par les faits, la mondialisation, le progrès technologique, et la démocratie, parce que ce sont eux qui pour nous ouvrent le monde, ne sont jamais remis en question. Il est ici intéressant de noter les relents herméneutiques qui habitent le texte, et qui demeurent, eux aussi, implicites.

Les praxi-concepts, du fait de cette hégémonie, ont pour effet de faire accepter l’injustice, au lieu d’inciter au changement. Le chapitre sur la mondialisation, en particulier, montre bien le danger lié à l’imposition d’une réalité capitaliste à laquelle nul ne peut échapper, et symbolisée par l’effrayant mot d’ordre thatchérien : « TINA – There Is No Alternative ». D’une part, elle déresponsabilise les acteurs économiques, et d’autre part, elle encourage la passivité des citoyens devant leur destin. Si la chute du mur de Berlin a signé l’échec du communisme, la crise des subprimes aurait dû sonner le glas du capitalisme, si le sens commun imprégné de l’imaginaire de la mondialisation n’en avait fait la preuve du caractère encore imparfait de la mondialisation. Un tel imaginaire, carte maîtresse de l’ordre établi, a donc joué le rôle d’un rempart contre la révolte et la remise en question.

C’est en raison de ce danger avéré que Rockhill, héritier de la théorie critique, tente de mettre en œuvre un « historicisme radical » 10, c’est à dire de réhistoriciser les concepts, afin de rendre manifeste leur caractère contingent. Il reprend en cela le point de départ de son livre Logique de l’histoire : pour une analytique des pratiques philosophiques, où il affirmait déjà que « la philosophie n’existe pas. Il n’y a que des pratiques historiques dotées du nom de ‘philosophie’ à divers moments de l’histoire »11. Pour cela, il puise librement ses arguments chez Marx, Castoriadis, Marcuse, Karl Polanyi, ainsi que dans l’histoire, la politique et même la littérature. Il s’agit d’aller en tout au-delà de l’alternative entre phobie et philie, entre déterminer et être déterminé. La technologie, par exemple, n’est ni instrument ni moteur de l’histoire, parce qu’elle « n’existe pas en soi […] il n’y a que des phénomènes ‘technologiques’ » 12. De la démocratie, « concept-valeur » fonctionnant comme un étendard censé rallier à lui chacun d’entre nous dans un grand consensus, il faut également faire l’archéologie : elle n’est pas une entité en soi, et il est nécessaire de rappeler que les valeurs qui y sont rattachées ont considérablement varié en fonction des conjonctures culturelles – à l’appui, l’auteur effectue une recension de ses différents théoriciens à travers les âges, des Grecs à nos jours. Selon lui, cette généalogie est cruciale, car, en concevant la démocratie comme un bloc monolithique, il nous est impossible de faire effort vers de nouvelles pratiques démocratiques. Ce n’est donc qu’en renonçant à l’unité de ces concepts, qui ne peut être effective qu’au prix de leur exactitude, que l’on saura s’émanciper des oeillères qu’ils infligent à nos réflexions pratiques.

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3 – Une disproportion entre l’ambition du projet et les moyens de sa mise en œuvre

Le propos est clair et bien articulé. La visée critique, si elle n’est pas nouvelle, est intéressante. La mention de divers courants de l’école de pensée américaine concernant la mondialisation (globalists, sceptics, transformationalists ou hyperglobalizers), est par exemple très éclairante pour un lecteur peu au courant de ces distinctions ; les analyses empruntées à des théories économiques, habilement résumées, sont très compréhensibles, et donnent envie d’en lire plus. Seulement, l’essai pèche sur plusieurs points. D’abord, alors que l’auteur est de longue date un détracteur de l’imaginaire colonial, et qu’il critique ici encore l’ethnocentrisme et le manque de prise de distance des occidentaux, il ne cherche aucunement à puiser ses exemples hors de l’Europe et des Etats-Unis : chez quelqu’un qui affirme la nécessité de mettre en valeur la pluralité historique et géographique des formes de technologies, des pratiques démocratiques ou des systèmes économiques, il est étonnant de constater que l’unique référence à l’Afrique consiste à souligner la faiblesse de son taux d’accès à Internet 13, et que la seule mention d’autres systèmes de pensées consiste en une anecdotique mention de « sociétés pratiquant l’animisme ou le panthéisme » 14. De données qualitatives non issues de pays d’Europe ou d’Amérique du Nord, il n’y en a pas trace. On peut pourtant douter qu’une contre-histoire puisse faire l’économie de contre-exemples et de contre-pieds.

Ensuite, et c’est plus important, il existe une disproportion entre l’ambition du projet et ce qu’il accomplit vraiment, en particulier à partir du dernier chapitre, de loin le plus long, consacré à la démocratie. Il semble que Rockhill renonce alors à montrer comment fonctionnent les « praxiconcepts » qu’il dénonce, et consacre toute son énergie à montrer qu’ils sont inadéquats à décrire la réalité. Il n’est plus question de décrire l’efficience dont ils sont dotés pour encadrer nos modes de raisonnement et obstruer des voies nouvelles, mais simplement de montrer qu’ils ne collent pas au réel. Ainsi, pour analyser l’ambivalence de la démocratie, l’auteur prend l’exemple des Etats-Unis, et remotive des analyses éculées sur l’inadéquation entre le but avoué des institutions de l’État de droit et une pratique démocratique quasi inexistante chez les citoyens, au moyen d’une cascade de faits jugés significatifs (dans le désordre : Guantanamo, la désertion des urnes, le défaut d’éducation politique des masses, Snowden, etc.). De qui a parcouru un livre tel que Le Public Fantôme, de Walter Lippman, écrit en 1925, et pourtant à peine mieux considéré qu’un pamphlet, un tel déferlement n’approfondit en rien la réflexion. Ce faisant, Rockhill ne parvient pas à éviter l’écueil qu’il dénonçait, consistant à opposer le mot et la chose. Au sortir du chapitre sur la démocratie, on comprend bien que cette dernière est inaboutie, mais on peine à voir en quoi nous ne gagnerions rien à son avènement : donc, restés persuadés de son caractère unifié et à-venir, nous restons prisonniers de l’imaginaire politique avec lequel Rockhill veut rompre. La critique, si elle est efficace pour nous convaincre que la démocratie n’est pas sans pratiques démocratiques, et, en ce sens, pour nous inciter à agir, ne parvient pas à « reconfigurer l’actuel processus de fabrication collective d’un cosmos » 15.

Enfin, la répétition lancinante de la nécessité qu’il y a à « ouvrir » ou à « reconfigurer le champ des possibles », montre bien que Rockhill, en échouant à la reconnaître comme telle, a du mal à se défaire d’une certaine rhétorique journalistique. Qui n’a pas lu cent fois, sous la plume des folliculaires, de telles injonctions, parfois réarrangées en des appels à « changer de paradigme » ? Le pari d’une prise en vue « intempestive », c’est à dire à la fois inopportune, importune, et dyschronique, de l’actuel, se heurte à la faiblesse des outils dont l’auteur dispose pour atteindre son but critique. Nietzsche, de qui l’auteur s’inspire manifestement, avait dû le caractère inactuel de ses considérations à une réinvention du langage ; Rockhill, s’il veut mener à bien le projet, par ailleurs nécessaire et intéressant, qu’il propose ici, devra lui aussi trouver un moyen d’écrire original, à la hauteur du caractère inouï qu’il prétend donner à sa parole. Cela exigerait sans doute un format différent, plus long et plus dense, lui permettant d’analyser en profondeur la façon dont l’imaginaire politique dominant, véhiculé par les médias et le langage ordinaire, bride nos velléités libertaires. Ce livre serait passionnant et fondateur ; celui-ci, certes intéressant, en reste à la surface.

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Regards croisés

  1. Gabriel Rockhill, Radical History and the Politics of Art, New York, Columbia University Press, 2014, 288 pages
  2. Gabriel Rockhill, Logique de l’histoire : pour une analytique des pratiques philosophiques, Paris, Hermann, 2010, 536 pages
  3. Gabriel Rockhill, Contre-histoire du temps présent, Paris, CNRS Editions, 2017, p.28
  4. Ibid, p. 30
  5. Ibid, p.34
  6. Ibid, p.34
  7. Ibid, p.76
  8. Ibid, p.56
  9. Ibid, p.58
  10. Ibid, p.102
  11. Gabriel Rockhill, Logique de l’histoire : pour une analytique des pratiques philosophiques, Paris, Hermann, 2010, p12
  12. Gabriel Rockhill, Contre-histoire du temps présent, Paris, CNRS Editions, 2017, p.85
  13. Ibid, p.28
  14. Ibid, p.60
  15. Ibid, p.14
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Juliette Monvoisin est ancienne élève de l'Ecole Normale Supérieure de Lyon et agrégée de philosophie. Après avoir travaillé sur des enjeux liés à la démocratie délibérative et à la justice sociale, elle réalise à présent un doctorat sous la direction de Magali Bessone (Paris 1 - Panthéon Sorbonne) sur l'obligation spéciale du politique à l'égard des non-membres de la communauté. Ses recherches se concentrent sur la philosophie de l'immigration, la justice globale et la philosophie du droit