Ernst Cassirer : Descartes, doctrine, personnalité, influence

C’est une excellente nouvelle que celle de la publication du tome des œuvres complètes de Cassirer consacré à Descartes. Une traduction fidèle et étonnamment élégante au vu du texte original offre ainsi au lecteur francophone un accès bienvenu à la découverte de la rencontre entre deux esprits philosophiques hors du commun ; c’est en effet bien plus qu’un élargissement du petit opuscule Descartes et la reine Christine de Suède 1 qui se trouve publié, tant les considérations sur le cartésianisme s’y avèrent étendues, diversifiées et pénétrantes. Si les questions historiques demeurent de temps à autre, c’est à une pénétration de l’intimité du cartésianisme que nous convie Cassirer, par des pages dont certaines sont, à n’en pas douter décisives, quant à la compréhension de Descartes et, fait appréciable, infiniment moins prévisibles que ne le sont les interprétations heideggériennes.

Le premier article affronte le sens que reçoit la vérité chez Descartes ; ce dernier, note Cassirer, substitue à la dimension analytique de la vérité sa nature intuitive : on ne peut analyser logiquement la vérité, il ne peut y avoir de celle-ci qu’une « détermination rigoureusement méthodique. » 2 En d’autres termes, la vérité n’est pas le produit d’une analyse, ne procède pas d’une quelconque logicité, mais ne saurait plus être que le résultat rigoureux d’une longue et patiente mise en application de la méthode, de sorte que la vérité se trouve ramenée à la maturation intellectuelle de la mise en œuvre d’un esprit méthodique. La conséquence immédiate d’une telle appréhension de la vérité apparaît aux yeux de Cassirer comme étant celle de l’impossible fragmentation de celle-ci : la vérité est totalité ou n’est pas. La vérité désigne la totalité de la démarche méthodique et non une de ses étapes, étapes trop abstraites eu égard à la vérité comme totalité. Ainsi, « la connaissance de la vérité n’est possible que comme un tout. De ses prémisses jusqu’à ses résultats ultimes les plus complexes, la connaissance doit être construite pas à pas, et tous ces pas doivent à nouveau être inlassablement répétés et toujours mesurés, si nous voulons assurer à nos conclusions une véritable force de conviction. »3. La vérité est donc bien moins résultat que processus, bien moins contenu que méthode, ce qui confère à cette dernière une extraordinaire concordance avec l’esprit humain dont Cassirer saura relever toutes les implications.

Comment doit alors être pensée la vérité scientifique, dans l’économie de la logique cartésienne ? Il nous semble que l’originalité de l’interprétation de Cassirer consiste à partir du problème de la nature de la vérité cartésienne pour en penser les applications physiques : si la vérité est moins résultat que processus de l’esprit, alors la vérité physique ne pourra elle-même provenir que de l’esprit humain, de sorte qu’il faudra assurer la certitude de la science dans une faculté de l’esprit humain. La science physique est, en son fond, identique à l’esprit humain, car la vérité n’est autre que la mise en œuvre processuelle de l’esprit. Ainsi, Descartes « n’est pas le créateur de la science moderne de la nature : Kepler et Galilée l’avaient précédé sur ce terrain. Mais il en est son premier et véritable libérateur : il a répondu à la question de son fondement logique, de son quid juris. C’est avec lui que s’accomplit la véritable synthèse intellectuelle de la mathématique et de la nature ; ce qui n’était chez Platon qu’une simple « analogie » et, conformément à la notion fondamentale du système, devait rester une analogie, est devenu pour Descartes une identité. »4 Il nous semble que cette idée est extrêmement féconde : Descartes n’est pas le premier à penser à mathématiser la nature pour en produire une description adéquate, mais il est le premier à penser l’identité de la mathématique et de la science physique, parce que fondées toutes deux dans l’esprit humain ; la mathématique n’est plus l’outil permettant la physique, elle est bien plutôt le fondement en vérité – dans l’esprit – de la physique.

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Mais cette fondation dans l’esprit humain de la vérité, et l’affranchissement de celle-ci à l’égard du monde, confèrent au sujet une responsabilité infinie : se tromper, donc mettre en péril la vérité, c’est nécessairement commettre plus qu’une erreur : c’est oublier la lente maturation de la vérité, c’est oublier l’aspect processuel de l’esprit, c’est vouloir aller plus vite que la méthode ne le permet. De ce fait, l’erreur procède du vouloir, au sens où l’erreur n’est rien d’autre qu’un affranchissement impatient à l’égard de la méthode. L’erreur n’est donc pas tant d’ordre intellectuel que moral ou éthique, en ce sens qu’elle met en œuvre la volonté qui décide de suivre ou de ne pas suivre les prescriptions de la méthode. « L’erreur n’est pas seulement un manquement logique, c’est aussi un manquement éthique ; elle est à la fois négligence et faute. »5 Il est à noter également que, potentiellement, l’esprit humain doté d’une volonté toujours bonne, pourrait parvenir à une vérité absolue. Ce n’est donc pas la limitation intellectuelle de l’esprit qui égare l’homme, mais bien plutôt l’utilisation volitive qu’il en fait, de sorte que se trouve dédouanée par la même occasion la création divine, qui n’est plus responsable des effets de la finitude humaine. La question de la vérité, et plus particulièrement de l’erreur, revêt ainsi une dimension métaphysique, au sens où l’erreur est un « problème de théodicée : de savoir comment il est possible d’expliquer l’erreur de telle manière qu’elle n’affecte pas Dieu et qu’elle ne repose pas sur une simple imperfection fortuite de sa création. »6

De ce premier article extrêmement dense et fécond, nous pouvons retenir toute la dimension révolutionnaire que Cassirer confère à la notion de vérité cartésienne, en tant qu’elle rompt bien évidemment avec la vérité traditionnelle comme adéquation, mais aussi en tant qu’elle préfigure quelque chose comme la vérité hégélienne, sans toutefois lui être similaire, si bien qu’il serait probablement très utile de comprendre comment Descartes et Hegel sont parvenus à la nécessité de poser la vérité comme totalité d’un processus, sans pour autant que les étapes qui constituent celui-ci ne puissent être assimilées.

L’esprit déductif de Cassirer propose dans le deuxième chapitre de penser le problème de la géométrie à partir de l’unité de la science : partant de ce postulat, Descartes reprocherait à la géométrie euclidienne de séparer de manière excessive les figures dans l’espace. Pour contrer une telle séparation, Descartes rapprocherait la géométrie de l’arithmétique afin d’associer la structure même de la géométrie à la structure numérique. En procédant ainsi, Descartes serait en mesure de rendre raison de la totalité des mathématiques en vertu de la raison elle-même et l’unicité de la raison rendrait possible l’unité de la science.

Mais aussitôt surgit une objection majeure : les thèses – exclusivement épistolaires – de la création des vérités éternelles relègue celles-ci dans un domaine factuel, presque contingent et les soustrait à la raison commune. Comment, dans ces conditions, concilier l’unité de la vérité avec la création des vérités éternelles ? « Le rationnel qui devait représenter la clé de toute connaissance factuelle, n’est-il pas alors lui-même dérivé de quelque chose de simplement factuel dont on ne peut donner la raison et qu’on ne peut justifier ? »7 Il nous faut avouer que la réponse de Cassirer n’est pas forcément convaincante : elle suppose d’une part que Descartes ait eu conscience d’un tel problème, et que, d’autre part, il n’ait pas considéré comme gênante une telle contingence – car plus que de factualité c’est de contingence qu’il s’agit – au fondement de ce dont le sujet peut rendre rationnellement raison. « Ramener la vérité à Dieu écrit Cassirer, signifiait pour lui l’ancrer métaphysiquement dans un être ultime, absolument immuable et absolument univoque. »8 En d’autres termes, la création des vérités éternelles signifierait non pas la mise en péril d’une rationalité fondée sur la contingence, mais bien plutôt l’ancrage dans l’univocité divine de l’unité de la science.

Cette interprétation est-elle satisfaisante ? Il nous semble que l’univocité divine qu’évoque Cassirer ne saurait être pleinement justifiée : si la création des vérités éternelles pose tant de problèmes, c’est bien parce qu’elle se réfère à ce qui n’est pas univoque, donc à la volonté divine. Descartes écrit bien les lignes suivantes : « Que les vérités mathématiques, lesquelles vous nommez éternelles, ont été établies de Dieu et en dépendent entièrement, aussi bien que tout le reste des créatures. C’est, en effet, parler de Dieu comme d’un Jupiter ou Saturne, et l’assujettir au Styx et aux Destinées que de dire que ces vérités sont indépendantes de lui. Ne craignez point, je vous prie, d’assurer et de publier partout que c’est Dieu qui a établi ces lois en la nature, ainsi qu’un roi établit des lois en son royaume. »9. Les vérités éternelles sont tout aussi peu nécessaires que le sont les lois d’un royaume, et tout aussi soumises à la volonté divine, et auraient donc pu être autres parfaitement autres que celles que nous connaissons : comment, dans ces conditions, considérer que la théorie de la création des vérités éternelles permet d’ancrer dans une certaine stabilité et une certaine univocité divines les vérités scientifiques ? Il y a là une difficulté fondamentale, que Cassirer a à la fois soulevée et enfouie : il l’a soulevée en en signalant la radicalité, mais il l’a aussitôt enfouie pour aplanir ce qui pourrait être, chez Descartes, le signe d’une insurmontable difficulté.

La deuxième partie de l’ouvrage est infiniment plus historique, et bien moins spéculative. La première des études regroupées sous le titre « Descartes et son siècle » aborde les rapports de Descartes et Corneille et l’on ne peut ne pas songer au classique Dieu caché de Lucien Goldmann 10, où Goldmann avait interrogé le sens du tragique pascalien en regard de la tragédie cornélienne. Le point de rencontre entre Descartes et Corneille que relève Cassirer, et qui nous semble parfaitement convaincant, réside dans la fermeté de la volonté ou, pour parler en termes cartésiens, dans la fermeté de la résolution. Loin de toute moralisation, les deux auteurs révèlent et magnifient les dilemmes de la volonté, sans affirmer dogmatiquement qu’une solution objective serait préférable ou meilleure qu’une autre, mais en cherchant toutefois à déployer toute la puissance tragique de cette instance humaine, par laquelle Descartes – à la suite de Bernard de Clairvaux – rattache l’homme à Dieu.

La deuxième étude porte sur une tentative de datation de la Recherche de la vérité. L’originalité de Cassirer est d’en faire, non pas un texte de jeunesse comme le veut la doxa – ou le comme le voulait la doxa – mais plutôt une sorte de manuel destiné à la reine Christine de Suède, car c’est la seule période de la vie de Descartes où il a affaire à un élève et un contradicteur. « Ne sommes-nous pas en droit de supposer que la Recherche de la vérité était destinée à Christine comme un ouvrage d’initiation qui devait compléter ses cours individuels ou bien esquisser le plan de ses cours ? »11 Le ton du texte, affirme Cassirer, est celui d’un homme de cour, enjoué et élégant. Ce n’est pas un froid traité technique, mais bien plutôt un manuel de gentilhomme adapté aux contraintes d’un homme de cour.

Le dernier chapitre est constitué par la retraduction du célèbre Descartes et la reine Christine de Suède, que les lecteurs français connaissent bien, et sur lequel il nous paraît inutile de revenir.

Nous ne pouvons donc que rendre un hommage appuyé à la traduction de Philippe Guibert, tout à fait excellente, qui met à la portée des lecteurs français des textes pénétrants consacrés à Descartes par un esprit qui ne l’était pas moins, et qui nous semble inviter à relire Descartes selon des critères probablement plus féconds du double point de vue philosophique et épistémologique que ne le permettaient les récentes études saturées par les problématiques onto-théologiques : loin de l’envahissante ritournelle de « la-place-de-Descartes-dans-la-métaphysique » initiée par Heidegger, Cassirer propose une approche rationnelle, érudite et pénétrante de problèmes clés du cartésianisme, qu’il serait triste de chercher à étouffer par le couvercle de la marmite ontothéologique.

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  1. Ernst Cassirer, Descartes et la reine Christine de Suède, Vrin, 2000
  2. Ernst Cassirer, Descartes, Traduction Philippe Guibert, Cerf, 2008, p. 13
  3. Ibid
  4. Ibid. p. 15
  5. Ibid. p. 25
  6. Ibid.
  7. Ibid. p. 43
  8. Ibid. p. 44
  9. Descartes, lettre à Mersenne du 15 avril 1630, in Descartes, Œuvres philosophiques, Tome I, Edition Alquié, Dunod, 1997, p. 259, sq
  10. Lucien Goldmann, Le Dieu caché, Gallimard, 1959
  11. Cassirer, op. cit., pp. 92-93
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Ancien élève de l’ENS Lyon, agrégé et docteur en Philosophie, Thibaut Gress est professeur de Philosophie en Première Supérieure au lycée Blomet. Spécialiste de Descartes, il a publié Apprendre à philosopher avec Descartes (Ellipses), Descartes et la précarité du monde (CNRS-Editions), Descartes, admiration et sensibilité (PUF), Leçons sur les Méditations Métaphysiques (Ellipses) ainsi que le Dictionnaire Descartes (Ellipses). Il a également dirigé un collectif, Cheminer avec Descartes (Classiques Garnier). Il est par ailleurs l’auteur d’une étude de philosophie de l’art consacrée à la peinture renaissante italienne, L’œil et l’intelligible (Kimé), et a publié avec Paul Mirault une histoire des intelligences extraterrestres en philosophie, La philosophie au risque de l’intelligence extraterrestre (Vrin). Enfin, il a publié six volumes de balades philosophiques sur les traces des philosophes à Paris, Balades philosophiques (Ipagine).