Entretien avec Aurélien Barrau (2) : Autour de « Dans quels mondes vivons-nous ? »

Ceci est la deuxième partie d’un entretien dont la première partie se trouve ici.

Réalisme dur

AP : Un matérialiste pourrait tout à fait répondre qu’il vient un moment où les choses sont simplement indécomposables, où on ne peut plus vraiment aller plus loin, où il n’y a aucun sens à aller plus loin (de la même façon qu’il y a une limite physiologique aux records des sportifs). Cette forme de réalisme, est assez répandue en sciences (en biologie, beaucoup, mais aussi en physique, défendue par exemple par Jean Bricmont), elle est d’ailleurs aussi présente en littérature, en art.

Comment te situes-tu par rapport à elle ?

AB : Il est clair que je n’ai aucune sympathie, c’est le moins qu’on puisse dire, pour la position de Jean Bricmont. Il y a quelques mois il y eut un séminaire à l’ENS sur l’ « affaire Sokal » (Alan Sokal est avec Jean Bricmont le co-auteur du célèbre ouvrage « Impostures intellectuelle » qui attaque frontalement la philosophie postmoderne). J’y étais invité et je me suis amusé à un jeu un peu « taquin » : procéder à une (mauvaise) lecture philosophique d’un (très bon) article de physique de Jean Bricmont. Il était alors très facile de montrer (à tort) que l’article n’avait aucun sens et qu’il regorgeait de métaphores incompréhensibles. Autrement dit, il s’agissait pour moi de prendre le contre-pied de la posture de Bricmont : sa lecture « de physicien » d’une certaine philosophie postmoderne conduit naturellement à en souligner l’incohérence mais une lecture philosophique de ses articles scientifique conduirait à la même conclusion. Ce que Jean-Michel Salanskis a montré, de façon plus tempérée et mesurée, à cette même séance.

Bref, je réfute donc sa méthode et ses conclusions.

Cette forme de réalisme que je qualifierais de « naïf » (sans que ce soit péjoratif) me semble doublement contestable. D’une part parce qu’à mon sens rien dans les déploiements scientifiques contemporains ne laisse à croire qu’il est correct. D’autre part parce qu’il me semble constituer un pari qui ne peut qu’être perdu : même s’il était correct, sa tendance naturelle à atrophier les possibles en disqualifierais l’énoncé.

AP : En même temps, naïvement : il y a sans doute de multiples façons de vivre un cancer, mais à la racine de cela, il y a un fait indubitable, qui a lui-même des modes d’expressions indubitables. Il y a peut-être plus d’un monde, mais le sol est dur à creuser… et le réel n’est pas d’abord pour nous en flottement libre.

AB : J’en conviens tout à fait. C’est pourquoi je ne me définirais pas comme « irréaliste ». Il existe bien « quelque chose » qui s’impose à nous. Souvent avec violence. Ce que je récuse n’est évidemment pas cette extériorité ou cette altérité mais l’univocité avec laquelle elle serait définie. Je crois que le réel n’est pas mais qu’il fonctionne. Quand on s’accorde sur une certaine manière de l’interroger, la réponse est inéluctable. Du point de vue médical (et de beaucoup d’autres), les effets d’un cancer sont inéluctables. Pourtant, du point de vue des particules élémentaires, il est tout à fait inoffensif. L’exemple est caricatural. Mais l’idée que j’aimerais développer est que le réel se présente sous la forme d’une « réponse » effectivement non-contractuelle à une multiplicité de manières de l’interroger qui sont, elles, tout à fait contractuelles.

Pluralité, métamorphoses

AP : Ton approche est basée sur une acceptation de la pluralité, mais cette pluralité n’implique pas un chaos pur, une inconsistance générale. Il me semble qu’elle est au contraire appuyée sur l’existence et l’insistance de formes et de structures au sein desquelles elle œuvre, en et par lesquelles elle insiste (d’où, me semble-t-il, tes réserves envers les multiplicités deleuziennes).

Tu montres d’ailleurs bien, dans Dans quels mondes vivons-nous, comment Derrida, en reprenant la problématique platonicienne de la chôra, articule la mise en forme à la déformation, la construction à la déconstruction, dans ce que Nancy nomme la struction (une idée défendue d’une manière par Catherine Malabou avec l’idée de la plasticité). La pluralité, pourrait-on dire, se manifeste comme métamorphisme : le monde est pluriel parce qu’en tant que monde il est matrice de métamorphoses, mais donc aussi, de formes.

AB : La chôra est effectivement un exemple magnifique. Il est, à mon sens, plus que signifiant que Platon ait eu besoin d’y recourir. Toute la trame argumentative du Timée est structurée par une sorte « d’économie conceptuelle ». Il s’agit de trouver une alternative aux grands mythes fondateurs, de dépasser ou révoquer Hésiode et sa Théogonie. Le Timée dévoile à mon sens toute la colonne vertébrale de la pensée rationnelle telle qu’elle s’est déployée depuis lors : recherche de l’Un et de l’Ordre. Pourtant, fort étonnamment, Platon doit recourir à cette étrange entité qui n’en est pas vraiment une : la chôra. Mon hypothèse est justement que la chôra contient en elle-même le principe d’auto-fissuration de l’édifice. Je crois que la double spirale de cet ADN de l’unité et de l’ordre est intrinsèquement fissible.

Ce qui n’est en effet pas hétérogène au très intéressant concept nancéen de « struction » : ce « tout ensemble » que nous n’avons pas encore commencé à penser. Cette déchirure (pour le dire comme Deleuze) ou cette perforation (pour le dire comme Derrida) dans l’horizon des possibles que Catherine Malabou revisite en effet avec beaucoup de finesse.

Le possible et la contingence

AP : La cosmologie rejoint selon toi une question qui me paraît le nœud central de la philosophie contemporaine : celle de la contingence, et du nouage de la contingence à la question du possible. Cette question est non seulement posée, mais articulée dans son intelligibilité propre par différents penseurs (avec des outils différents) : par Richir, par Nancy, par Meillassoux… Cette problématique prolonge et déplace elle-même une approche ancienne cherchant à appréhender, pour simplifier, la relation de l’être à son paraître : en questionnant la passibilité des choses aux choses, la co-constitution du monde et du sujet chez Levinas, etc.

Je résume. Comment le possible peut-il co-exister avec le possible de manière à former un tout, et de cette façon, en quelque sorte, se limiter ? Comment le possible peut-il être autre chose que prolifération, mais comment cette prolifération se lie aux possibles distincts. Le possible doit d’une certaine manière se poser pour être possible, de sorte qu’un ensemble de tous les possibles est une sorte de contradiction transcendantale 1. Déjà chez Schelling (et d’une autre façon chez Hegel) l’absolu ne s’ouvre qu’en rebondissant sur l’opacité originelle d’une contingence. Le possible présuppose la pluralité.

Ce qui est vraiment intéressant, c’est la façon dont tu montres que la cosmologie contemporaine est amenée par son développement à rencontrer la même question – à faire quelque chose de la contingence, à la comprendre comme un moment de son sens.

AB : Merci. Je pense en effet que cette rencontre de la physique avec la contingence est très signifiante. En fait, cela remonte, dans le champ de la physique théorique, au concept de « brisure spontanée » de symétrie. C’est une belle idée qui permet de comprendre comment un état initial très symétrique (et donc très « pauvre ») peut engendrer un état final asymétrique. Un crayon posé sur sa pointe est symétrique par rotation autour de son axe, tant du point de vue de l’objet lui-même que de celui des forces auxquelles il est soumis (gravitation et réaction de la table). Pourtant, quand on le lâche, il tombe et s’immobilise suivant une seule direction particulière : il a brisé la symétrie. Revisitées à l’aune de ce principe, les lois fondamentales réapparaissent donc comme de simples paramètres environnementaux. Autrement dit : elles ont une histoire ! Elles auraient pu être autres. La contingence vient s’inviter au cœur même de la nécessité. Je pense que nous n’avons pas encore véritablement pris la mesure de cette évolution qui pourrait être nommée révolution !

Les analyses de Meillassoux que tu évoques sont incontestablement très intéressantes, très fines et très bienvenues. Son point de vue est très fertile et c’est un philosophe avec qui il faudra compter. Mais je ne partage pas ses thèses, en particulier celles développées dans Après la finitude et je profite de cette occasion pour exposer quelques objections :

– il est, pour lui, nécessaire de renouer avec une portée absolutoire de la pensée dans notre époque où le divorce entre copernicianisme scientifique et ptolémaïsme philosophique serait devenu abyssale. En ce qui me concerne, partisan d’un renoncement radical à toute forme d’absolutisation (suivant le contexte, on pourrait m’appeler relativiste, relationniste, sceptique, perspectiviste, etc. – sans que cela induise le moindre laxisme ou nihilisme), j’ai l’impression absolument opposée quant à la pensée dominante contemporaine. Je crois que la philosophie d’aujourd’hui se contente essentiellement d’entériner la science comme unique forme de pensée valide et comme seul discours « vrai » possible. Ce n’était pas le cas chez Wittgenstein, ce qu’il souligne, et j’en conviens. Mais enfin, chez les philosophes analytiques contemporains, disons depuis 1950, c’est presque l’unique manière de voir. Comme le rappelait, par exemple, Putnam dans l’introduction de son petit livre Renewing Philosophy, la philosophie analytique considère essentiellement que la science décrit le monde « en soi ». Ou plutôt, le « vrai monde ». Certes, il y a des exceptions mais elles sont rares (et décriées : qui ferait aujourd’hui une thèse sur Goodman ou Rorty ? Bien trop dangereux !). Le paradigme, me semble-t-il, suivrait plutôt Williams (conception absolue du monde) ou Fodor (primat de la pensée scientifique). La philosophie anglo-saxonne s’intéresse aux conditions de possibilité et aux conséquences des énoncés scientifiques. Mais, à mon sens, n’en questionne pratiquement pas la portée ou la légitimité ontique. Et si l’on regarde du côté continental, à part la (trop) courte parenthèse post-moderne ou poststructuraliste, je ne vois guère qu’un large positivisme ambiant. Bouveresse et ses collègues se sont empressés, avec l’aide Sokal donc, de refermer la porte des « impostures postmodernes ».

– je ne suis pas du tout convaincu qu’il n’y aurait plus aucun intérêt, comme il le dit, à produire des énoncés ancestraux s’ils ne valaient que par l’universalité de leurs vérifications. Quand on supplante, aujourd’hui, dans les approches de gravitation quantique non perturbatives, le Big Bounce au Big Bang (les effets de géométrie répulsive remplacent la singularité usuelle de la relativité générale), je ne vois pas ce qui permettrait de penser qu’il s’agirait d’une « détermination du mesuré ». Et, surtout, je ne vois pas pourquoi la démarche perdrait son intérêt et son élégance s’il n’en était pas ainsi. J’aime profondément la physique et la cosmologie, je m’en émerveille quotidiennement, mais il ne me viendrait pas à l’esprit de les penser en lien avec une forme quelconque d’absoluité (je ne parle pas qu’en fait – évidemment les théories seront remplacées – mais même en droit).

– le rationnel est souvent évoqué chez Meillassoux. Ne faudrait-il pas le définir ? C’est une banalité, j’en conviens, mais j’aurais tendance à rétorquer qu’on nomme « rationnelle » la pensée dominante de son époque (ou pire : la pensée qui a notre préférence). Ne serait-ce pas une détermination, justement, très relative ?

– le fanatisme comme effet de la critique (une des thèses du livre)… Ce n’est pas évident ! Le fanatique ne se pense pas du tout de cette façon. Et, quand bien même il y aurait effectivement relation de cause à effet (qui ne me semble pas établi), n’est-ce pas introduire un argument heuristique, voire praxique, dans une démonstration ontologique ? Qu’une forme de pensée ait – éventuellement – conduit à un mode d’être qui ne nous satisfait pas plaide-t-il en sa défaveur épistémique ? N’y a-t-il pas ici mélange des genres argumentatifs ?

– je ne comprends le problème de l’ancestralité tel qu’il le pose. D’abord à cause de l’importance donnée au temps, en référant souvent au temps « physique ». Mais ce temps physique est précisément une grandeur extrêmement construite ! Il n’a plus rien à voir avec son acception galiléenne. Il me semble beaucoup trop « objectivé » dans son argumentaire. Une supernova qui exploserait dans la galaxie d’Andromède pourrait être –stricto sensu– un évènement passé pour un observateur terrestre (au sens de la relativité restreinte) et un évènement futur pour un autre observateur (en mouvement), exactement au même point que le premier ! Pire : un même évènement lointain peut être dans le passé d’un observateur et retourner dans le… futur (!) du même observateur (pour peu qu’il ait un mouvement accéléré, et suivant la convention d’Einstein-Poincaré) ! Le problème de « l’archifossile » cosmologique posé par Meillassoux ne me semble donc pas clairement posé au sein même des termes scientifiques usuels. Mais il y a pire. En relativité générale, l’invariance par difféomorphisme impose, strictement, de renoncer au temps. Il n’y a pas de temps possible dans la théorie. Et en gravitation quantique, on commence à voir le temps comme une illusion associée à notre méconnaissance des degrés de liberté microscopiques. Difficile, donc, de fonder une argumentation sur le temps « scientifique »… La science ne sait pas ce qu’est le temps. Mais quand bien même on s’entendrait sur un certain concept de temps, je ne pense pas qu’il y ait, au niveau philosophique, contradiction entre un énoncé ancestral et le non-absolutisme. Je suis convaincu que les grandeurs physiques sont construites et humaines, ce qui ne m’empêche pas de considérer que, dans le monde physique (que je vois comme particulier et non absolu) quelque chose perdure. Schématiquement, je peux penser le temps comme une « invention » physique qui donne lieu à un monde parfaitement cohérent où il y a eu des étoiles avant les premiers hommes, tout en considérant que ce monde n’est qu’un parmi d’autres et que, suivant d’autre constructions, les temps n’a aucun sens et les planètes pré-humaines n’existent pas. Quelque chose qui s’apparenterait aux mondes multiples de Cassirer.

– ayant des difficultés à me convaincre qu’il y a difficulté, j’ai naturellement du mal à comprendre exactement comment les mathématiques interviennent dans le raisonnement (la filiation badiousienne, bien sur) au titre de solution. Meillassoux donne beaucoup d’arguments et d’exemples saisissant mais je ne parviens pas à m’empêcher de penser que 1) il n’est pas assuré du tout que quelque chose perdure « absolument » et que 2) un fa dièse qui n’a rien de mathématique et perdure pourtant tout autant qu’un triangle.

– un point de vocabulaire. Je trouve étrange qu’il nomme modernité le « corrélationnisme » (et tout ce qui va avec selon lui : montée des fanatismes, perte de rationalité, etc.). La modernité, n’est-ce pas plutôt, au contraire, la croyance au progrès, à la « connaissance » qui fonctionne par accumulation, à la civilisation qu’on va apporter aux colonisés ? Peu importe, il suffit de définir ses mots. Mais au sens, par exemple, d’Isabelle Stengers ou de Bruno Latour, la modernité c’est un peu l’inverse.

– j’en viens à ces lois qui semblent stables alors que le Chaos devrait les faire varier constamment (le problème de Hume). D’abord, je ne suis pas convaincu qu’il y ait problème. Je ne vois aucune absoluité à ces lois. Suivant certains modes d’être-au-monde tout varie effectivement sans cesse, suivant d’autres -qui accordent conventionnellement crédit aux mathématiques- tel n’est pas le cas. Rien n’empêche de considérer qu’on observe la régularité qu’on a décidé d’y mettre. Même au sein de la science, une même situation peut être vue comme régulière ou changeante suivant la manière de décrire les choses. A la dernière séance du séminaire d’Elie During et Alexis de Saint-Ours de l’an passé, Marc Lachièze-Rey déclarait « rien de plus variable que les lois physiques » ! Mais admettons un instant qu’il y a effectivement un problème. N’y a-t-il pas une autre solution possible que celle proposée par Meillassoux ? Je pense à un argument plus simple, un argument « anthropique » (au sens de Brandon Carter, pas du tout, évidemment, au sens « Intelligent Design » ou vision théologico-téléologique !). Voici ce que je pourrais proposer (en gardant comme lui un concept de temps objectif que je réfute pourtant) : tout a varié, dans le passé et tout variera, dans le futur. Mais lorsque les intervalles entre les variations sont brefs, les structures complexes et adaptatives n’ont pas le temps de se développer. Comme, dans la sérié aléatoire, il y nécessairement des passages de stabilité (puisque, précisément, c’est un des modes possibles de la variation), nous nous trouverions dans l’un de ceux-ci. Et ça n’aurait rien d’étonnant ni d’arbitraire ! Ca serait juste dû au fait que nous ne pouvons pas nous trouver à un autre moment (exactement comme il n’y a rien d’étonnant à ce que le temps qui nous sépare du Big Bang soit de l’ordre de l’échelle de la constante cosmologique : bien avant, c’est trop tôt pour que la chimie du carbone se soit assez développée, bien après il n’y a plus d’étoile). N’est-ce pas une solution plus simple que l’appel au transfini cantorien ? Evidemment, c’est une question très générale mais chez Badiou déjà le rôle des mathématiques me semble très surdéterminé.

– oublions ces réserves et replaçons-nous dans son schème de pensée. Là encore, je ne comprends pas bien pourquoi une solution apparaît si le Tout est impensable. Finalement, qu’on ne puisse pas quantifier la ribambelle d’infinis cantoriens ne joue-t-il pas « à contre » ? Dès la « partition » (je parle de façon très lâche ici) initiale, la probabilité de notre monde est déjà nulle puisqu’associée à un sous-espace de mesure nulle. Et ça empire finalement à chaque méta-strate. Il me semble donc que les choses ne semblent aller mieux que parce qu’elles deviennent… infiniment catastrophique !

– il est souligné que la science l’ « aurait découverte » (la synchronicité). Avec un brin d’ironie je dirais que la physique relativiste a justement montré que le concept de synchronicité était vide. J’ai bien compris que tel n’était pas le point important dans l’argument. Ce qui me gêne n’est pas vraiment cela mais qu’il pose à nouveau cette découverte, dans toute son autonomie. L’hypothèse est tenable, j’en conviens. Mais l’autre hypothèse (que la science soit une construction) l’est encore tout autant à ce stade. A mon sens, la science n’a découvert cela que parce que les modes de la pensée scientifique ne pouvaient rien trouver d’autre ! De la même façon que les modes de la pensée mythique ne pouvait effectivement, par construction, pas y mener…

Je dois préciser d’une part que ces réserves n’amoindrissent en rien l’importance et la pertinence de la pensée de Meillassoux et, d’autre part, qu’il a d’ores et déjà répondu à certains de ces arguments. Mais je ne veux pas aller plus avant ici.

AP : J’en profite pour rebondir sur la question de ton relativisme. Là où celui-ci me semble problématique, c’est qu’il y a en lui quelque chose que je trouve un peu idéaliste. La racine du relativisme actif est la revendication d’un autre rapport au monde (ou disons, au faire-mondes dans le monde). En cela, il suppose une position extrêmement exigeante, tendue. Car s’il y a une infinité infinie de mondes se faisant dans le monde, on ne les fait pas arbitrairement, n’importe comment. Leurs fils nous guident depuis le « grand dehors », pour prendre les mots de Deleuze. Ou pour revenir à Kant : l’expérience de la beauté manifeste la possibilité de l’objectivité là où celle-ci n’est pas donnée. Le relativisme est ainsi tout le contraire de la paresse : il s’agit d’assumer que rien n’enferme a priori la réalité du réel pour se rendre disponible à ces formes de proliférations, devenir une sorte de foyer de résonances et de rencontre.

Mais je me demande s’il n’y a pas là un oubli d’une dimension essentielle de notre finitude, à savoir, une sorte de paresse ontologique. Là encore, c’est quelque chose que Derrida me semble réactiver de façon intéressante – contre Deleuze – avec l’idée de la supplémentation et de la logique de la supplémentation, très prégnantes pour la conception de la rationalité – originairement investie d’une dimension prothétique. Il n’y aurait pas même de pensée sans les processus qui nous soulagent d’une partie de son poids, l’extériorisent, l’immobilisent en la rendant objective, mesurable, balisent notre chemin et définissent un horizon de pertinence dans lequel nous pouvons nous mouvoir.

Autrement dit, de facto, dans le monde tel que nous l’habitons contingentement, le relativisme me semble voué à se dissoudre. Qui plus est, le réel pour nous est d’abord un champ de forces, de luttes, une compétition pour l’existence, pour la valeur. Les mondes ou propositions de mondes sont de facto mises en compétition. Cette compétition est exacerbée par un système économique et politique qui transforme cette lutte en marché. Dans de telles conditions, la position fondatrice du relativisme « a priori, je dois pas décider qu’une chose vaut plus qu’une autre parce que l’étalon n’est pas donné » revire en position de fait « tout vaut tout », et l’effort, le mouvement, sont annihilées dans leurs conditions de possibilité mêmes.

Dans notre réel : il y a plus d’articles écrits que de places dans les revues, plus de candidats que de financements, etc. Je sais bien que tu ne défends pas le « les goûts et les couleurs ne se discutent pas », mais le relativisme me pose toujours question – surtout aux sens politiques et économiques – dans la mesure où il y a quelque chose à conquérir, et qu’on ne peut assurer que depuis une sorte de zone franche. Il y a quelque chose comme des conditions de possibilité minimales de pluralité des mondes… et cela implique justement l’attention à la rationalité standard, dans tout ce qu’elle peut avoir de pauvre, de décevant, de borné…

Sinon, bien sûr, on peut aussi être nietzschéen, s’attacher à faire exister avec le plus d’intensité possible les mondes qui nous ont séduit, que l’on porte en soi, qui nous grandissent.

AB : Florian, tu viens d’exposer avec beaucoup plus de talent et de précision les risques, limites et paradoxes de la posture relativiste que je n’aurais su le faire ! Je n’ai donc presque rien à ajouter. Je voudrais juste donner un exemple d’actualité. La récente campagne présidentielle m’a conduit à prendre position. Certains m’ont demandé comment un relativiste pouvait donc s’engager ! Comme tu l’as souligné, je crois que c’est non seulement cohérent mais même nécessaire. C’est justement parce que j’ai conscience de ce que mes convictions sont construites, contingentes – et donc fragiles – que je suis enclin à me battre pour les défendre. S’il s’agissait d’une vérité intrinsèque, il suffirait d’attendre la révélation… Tout au contraire, quand on accepte que nos idées sont relatives à des circonstances, à des lieux, à des temps et à une histoire, il devient vitalement nécessaire de s’engager pour elles parce qu’inéluctablement d’autres ne les partageront pas. En ce sens, et comme tu le dis, le relativisme est l’ennemi de la paresse. Un relativiste paresseux pourrait devenir un laxiste-nihiliste de la pire espèce !

Création scientifique

AP : J’aimerais enfin t’interroger sur ta propre démarche et ton propre parcours, sur plusieurs plans. En particulier sur la façon dont se nouent chez toi physique, poésie, philosophie, musique. Ce nœud est-il là depuis le début de ton parcours ? Comment as-tu été amené à la cosmologie – quelles questions, quelles rencontres, quels détours ? Et comment ces dimensions se combinent-elles à présent dans ton approche ?

AB : Je ne crois justement pas que tout cela se « noue » comme tu le suggères. J’aime laisser à ces « manières de faire des mondes » une certaine autonomie. Bien sur, il y a interpénétration. Mais je me refuse à voir la poésie comme une « source d’inspiration » ou la musique comme un « divertissement » pour le physicien (ce qui n’est évidemment pas ce que tu suggérais). J’aime l’idée que ces différents univers se déploient suivant des modes et des axes variés, souvent incommensurables.

Enfant, j’étais passionné par la biologie. Je le suis toujours. Pas la biologie moléculaire ou la biophysique. Plutôt par l’éthologie, l’étude des comportements animaux. La réification animale à laquelle nous nous sommes livrés me scandalise absolument. Il y a tant à découvrir dans cette proxime-altérité animale. Un peu plus tard j’ai découvert la physique. Je crois que ce qui m’a immédiatement fasciné (même si je ne le pensais évidemment pas alors en ces termes), c’est la tension qui s’y déploie. En un sens, le physicien jouit d’une liberté quasi démiurgique dans sa manière d’inventer-décrire le monde ! Mais, par ailleurs, il est aux prises avec l’altérité. Il est toujours en position d’être surpris pas l’inattendu. C’est cet inconfort que j’aime infiniment.

Zeitgeist

AP : Une dernière remarque – plus qu’une question – liée à ce qu’on découvre sur ta page Facebook. C’est assez singulier : s’y rencontrent des artistes, des philosophes, des scientifiques, des écrivains, des militants politiques, comme s’il y avait une résonance, quelque chose comme le sentiment d’une figure implicite de la pensée passant des uns aux autres malgré leurs différents champs. Est-ce que, selon toi, on peut espérer, peut-être par l’impulsion de la cosmologie, une nouvelle interpénétration, une nouvelle inter-fécondation des sciences, des arts, de la philosophie ? Ou tout du moins – un nouveau mode d’inter-fécondation ?

AB : On peut l’espérer ! Mais, dans le champ philosophique, je n’ai pas beaucoup d’espoir à court terme. L’institution est si… pesante et conservatrice. D’une part parce qu’en France la philosophie se confond de plus en plus avec l’histoire de la philosophie, ce que je trouve regrettable. L’histoire de la philosophie est une discipline hautement respectable mais elle ne devrait pas supplanter la pensée en mouvement. D’autre part parce que l’importance donnée à certains diplômes – en l’occurrence à l’agrégation qui est un exercice extrêmement scolaire – ne me semble pas être de nature à susciter des postures originales et créatrices. Je trouve même cela assez suicidaire. Derrida fut malmené par l’institution en son temps. Je pense qu’aujourd’hui il ne pourrait tout simplement pas exister. Pour ce qui est des arts, c’est autre chose. Je crois que là, tout est possible – il n’y a pas de mainmise universitaire. Je crois même que cette intrication est d’ores et déjà en cours. Hybridations et boutures en devenir.

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  1. Il y a un texte très éclairant de Marc Richir à ce sujet. Le concept de totalité, écrit Richir, est une illusion transcendantale de la pensée et cette illusion est phénoménologique : elle procède de la pensée aux prises avec son propre phénomène. « (…) comme si, donc, en se phénoménalisant à elle-même dans un rythme transcendantal, la pensée ne pouvait s’empêcher de projeter l’ombre de ce rythme dans une structure abstraite et de créer par là un effet d’horizon nécessaire à son exercice même en régime mathématique (…)» Méditation Phénoménologique IV, (p. 103-104)
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