Christophe Erismann : L’homme commun

Christophe Erismann est un historien de la pensée, professeur à l’université de Lausanne où il enseigne la philosophie médiévale. Il est l’auteur de nombreux articles consacrés à l’histoire de la métaphysique et à la réception médiévale de la logique aristotélicienne. Son premier ouvrage, L’homme commun, paru en octobre 2011 chez Vrin dans la collection « Sic et Non » d’Alain de Libera1, est la reprise de son travail de thèse, dirigé par ce dernier en cotutelle entre l’Université de Lausanne et L’EPHE. Sous-titré « La genèse du réalisme ontologique durant le haut Moyen Âge », l’ouvrage présente l’originalité de mêler deux héritages distincts et assumés dans l’étude d’une période qui reste encore largement inexplorée. D’une part celui de John Marenbon, qui a rédigé la préface du livre et qui a centré ses recherches sur l’exploitation de la logique aristotélicienne à une époque (du IXe au XIIe Siècle) que l’on considère comme ayant été en Europe exclusivement platonicienne ; et d’autre part celui d’Alain de Libera, dont l’influence est patente sur la majoration du problème des universaux et le rôle central joué par l’Isagoge de Porphyre dans la genèse de cette querelle.

Cette double paternité a de quoi surprendre et constitue l’une des bonnes surprises du livre qui, dans sa méthode, va se trouver clivé entre un « holisme » modéré (celui de Libera), et une méthode plus directement analytique, capable de reconstruire (c’est là le centre de la thèse d’Erismann) un « réalisme tacite » d’obédience aristotélicienne, en dehors de toute « Querelle » explicite, c’est-à-dire en dehors de toute « dramatisation continentale ». Le cœur de l’ouvrage est ainsi très audacieux car c’est au sein d’une philosophie pourtant éminemment dialectique, celle de Jean Scot Erigène, que l’auteur cherche à isoler un moment réaliste en l’autonomisant en partie vis-à-vis du système où il se situe, n’hésitant pas pour se faire à démembrer, voire à atomiser l’auteur qu’il étudie, afin d’en éprouver les thèses dans une atmosphère de métaphysique analytique contemporaine.

Au-delà de l’étude d’une généalogie de La Querelle à travers les quatre grandes figures dont C. Erismann prétend renouveler le commentaire : Jean Scot Erigène, Anselme de Canterbury, Odon de Cambrai et Guillaume de Champeaux, c’est donc également à La Dispute2 que l’auteur se confronte en cherchant, comme cela semble être la règle aujourd’hui, à établir un pont entre deux traditions divergentes aussi bien dans leurs moyens que dans leurs fins. Qui de mieux qu’un auteur irlandais appelé à la cour de Charles le Chauve au moment de la latinisation de notre héritage grec commun pour mener à bien ce croisement aussi original que risqué ?

A : Thème et thèse de l’ouvrage : la question du réalisme

La thèse cardinale de l’ouvrage de C. Erismann consiste à soutenir que la position qu’il qualifie de « réalisme ontologique » (In re) est issue d’une longue tradition concordiste ou « symphonique » qui n’est ni platonicienne (position idéaliste (qualifié par l’auteur de « réalisme théologique » (p. 59), ou de « réalisme extrême ») qui privilégie les universaux ante Rem), ni strictement aristotélicienne (tendant vers un nominalisme qui privilégie les universaux post rem). Cette position qui est devenue centrale dans le débat métaphysique contemporain à la suite des travaux de David Armstrong, est traditionnellement associée à la « Querelle des universaux » dont l’âge d’or se situe entre le XIIe et le XIVe siècle mais dont l’auteur va chercher les origines en amont, jusque dans une époque passablement délaissée par les études historiographiques : le haut moyen-âge.

C. Erismann reprend ainsi à son compte la thèse d’Alain de Libera qui pose que « Toutes les théories réalistes sont une modulation de la thèse de Porphyre (Isagoge, 6) selon laquelle “par participation à l’espèce plusieurs hommes font un homme”, une expression ambiguë qui légitime d’avance la réduction de la pluralité des hommes à une seule chose, que l’on appellera au choix “chose universelle” ou “homme commun” » (La Querelle des universaux, Paris, 1996, p. 150). « Selon nous, ajoute Erismann, ce constat peut être étendu au-delà de ce que l’on a pris l’habitude d’appeler l’excursus néoplatonicien de l’Isagoge » (L’homme commun, p. 63). Le travail de C. Erismann peut donc se comprendre dans un premier temps comme une extension des recherches d’Alain de Libera, visant à combler un hiatus dans la chronologie de la Querelle établie par ce dernier, hiatus qui occupe plusieurs siècles entre les origines de la Logica Vetus chez Boèce et l’apparition d’une première querelle au début du XIIe siècle, au sein de la réfutation des théories réalistes dans le De Specie d‘Abélard. A ce titre, c’est l’étude sur Erigène qui semble la plus importante de l’ouvrage car, en plus d’occuper la plus grande place et d’être le pivot de ce basculement de Boèce à Abélard, l’auteur souligne que « la formulation que Jean Scot donne du réalisme est la plus complexe de notre corpus » (p. 200).

Pour C. Erismann, même si la théorie néoplatonicienne des trois états de l’universel n’est pas thématisée comme telle chez Erigène, tous les éléments nécessaires à son élaboration sont présents : causes primordiales (ante rem), présence réelle des universaux dans les choses (in re), création conceptuelle de l’universel par abstraction (post rem), le tout pensé en relation à l’arbre de Porphyre, c’est-à-dire en lien avec une scala entis (p. 206-207). Erigène radicaliserait ainsi, selon l’auteur, la lecture porphyrienne des Catégories d’Aristote en interprétant l’ousia comme genus generalissimum (p. 245-246) : « Jean Scot, nous le verrons en détail, est immanentiste en ce qui concerne les universaux, ce qui implique qu’un universel ne peut exister que s’il est instancié » (p. 221).

A partir de ce constat, il n’est donc pas surprenant de voir C. Erismann s’engager dans un commentaire de Jean Scot qui s’inscrit dans la lignée de celui de John Marenbon. Le logicien-historiographe britannique range en effet Jean Scot parmi les commentateurs du Categoriae decem, dont le principal intérêt serait le traitement de la problématique catégoriale dans le premier livre du Periphyseon ; le reste (soit les quatre autres livres de l’ouvrage) ne relevant que d’une théologie apologétique sans rigueur scientifique et se résumant donc à une curiosité historique sans grand intérêt 3.

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C. Erismann rappelle la thèse centrale défendue par Marenbon dans son ouvrage le plus important, From the Circle of Alcuin (Cambridge, 1981) : « Construisant une métaphysique générale, Erigène se dote d’une ontologie à la fois catégoriale et réaliste. Fortement influencé par Porphyre et par la Paraphrasis Themistiana, Jean Scot, s’il ne thématise pas sa théorie en une solution au problème des universaux en tant que problème, délivre néanmoins tous les éléments pour une telle théorie. Il représente le cas par excellence de ce que nous avons appelé le réalisme tacite. Réaliste, son ontologie généreuse l’est indubitablement, et nous le montrerons » (L’homme commun, p. 195). En conclusion de son ouvrage il ajoute : « Nous avons bien affaire à une étape de l’histoire du réalisme aristotélicien ; la réflexion altomédiévale sur la substance est bien une manifestation doctrinale de ce que John Marenbon a nommé l’Early Medieval Aristotelianism » (p. 386).

Le travail de C. Erismann, comme le souligne lui-même John Marenbon dans la préface qu’il a accordée à l’auteur, est donc bien innovant, non pas seulement parce qu’il cherche à retrouver un chemin oublié de Boèce à Guillaume de Champeaux, mais bien parce qu’il jette un pont entre les études historiques « continentales » et les études anglo-saxonnes « analytiques », en tentant de montrer que la méthode développée par Alain de Libéra à la suite de Collingwood et qu’il qualifie de « version faible du holisme des “complexes des questions et réponses” » 4, n’est pas incompatible avec une rigueur scientifique, et permet même au contraire, de dégager une « position métaphysique », plutôt qu’une simple dispute historique particulière, de l’isoler et de la discuter dans le cadre des théories contemporaines.

Cependant, si l’intention de C. Erismann est louable, et peut-être même salutaire, elle se heurte à un problème de taille : en ambitionnant de faire de l’œuvre de Jean Scot le lieu de la démonstration du bien fondé de sa démarche générale, l’auteur s’est attaqué au philosophe le plus intensément systématique du haut moyen-âge. Il ne fait aucun doute que si la méthode du démembrement atomistique fonctionne avec Erigène, elle a de grandes chances d’être valable pour toute philosophie. Seulement voilà, en lisant le travail d’Erismann, il est difficile de s’empêcher de penser que cette méthode ne peut pas fonctionner et qu’elle conduit à une série de contre-sens dévastateurs qui, plus que la limite d’une méthode historiographique, pourrait bien manifester l’échec de l’ensemble d’une attitude philosophique, incapable de se hisser au niveau de ce qui constitue le génie d’un auteur comme Erigène.

B : Le problème de l’« aristotélisme » de Jean Scot Erigène

La thèse défendue par Marenbon et Ersimann qui conduit à « aristotéliser Erigène » semble en effet contestable dans la mesure où elle est contrainte de dissocier le problème des universaux, de la question du statut de la logique et du fondement. Pour comprendre ce point central, nous pouvons commencer par regarder le sort qu’Erismann fait à la question de la Praedicatio in divinis, c’est-à-dire à la question de l’applicabilité de la doctrine des catégories à Dieu. La thèse d’Erismann est, qu’en dépit du caractère unitaire de la vérité, Erigène distingue deux plans distincts du savoir : « On peut reconnaître la validité des catégories pour un champ d’enquête – le monde sensible – et en récuser la pertinence pour un autre – le discours théologique » ((L’homme commun, p. 236). Pour étayer son hypothèse, l’auteur cite un texte d’Erigène qui récuse l’application des catégories à Dieu et en déduit (un peu rapidement) son application au monde sensible, partant de la pétition de principe que ces deux ensembles s’opposent absolument l’un à l’autre, ce qui est loin d’être certain comme nous le verrons plus tard. Ainsi, la conséquence qu’en tire Erismann est que « par rapport au schéma de la quadripartition, les catégories ne sont proprement valables que pour le troisième terme, la nature créée et non créatrice ». Erismann va jusqu’à parler d’une méthode d’analyse propre au monde sensible créé. Cependant, il utilise ici un concept d’analyse qui ne correspond pas à l’analyse telle que la pense Erigène. Or, ce déplacement du sens de l’analyse n’est pas anodin et ne peut pas se réduire à un simple déplacement anachronique du lexique. Nous y voyons bien plutôt un travestissement.

Dans son ouvrage sur les Structures théologiques (Paris, 1963), René Roques montre en effet l’importance de distinguer chez Erigène deux formes de dialectiques : une dialectique « diairétique » à laquelle il appartient de diviser « l’unité des genres les plus universels de haut en bas, jusqu’à ce qu’elle parvienne aux espèces individuelles » (p. 355), et la dialectique analytique qui « part des espèces individuelles et s’oriente vers le haut » (idem). A la première dialectique correspond donc la « procession », et à la seconde un mouvement de conversion ou de « purification » plotinienne. Or, pour Erismann, toute la dialectique se trouve ramenée à la diairétique, ce qui provoque un « oubli » de l’analytique, voire pire, le recouvrement du caractère cathartique de l’analyse par une compréhension moderne (et pour tout dire bolzano-russellienne), de celle-ci.

Lorsque l’auteur écrit : « la dialectique s’occupe de la part ontologique du travail de Jean Scot et non de toute sa réflexion mé-ontologique ou hyperontologique, que décrit la méthode négative » ((L’homme commun, p. 224), il oublie que la méthode négative est elle-même dialectique et s’inscrit dans la tradition de l’analytique platonicienne distincte de la diairétique. Comme le souligne Jean Trouillard : « Cet art de division, qui procède de l’universel au singulier, se complète par celui de l’analyse qui résout les dérivés dans leurs principes et les conduit ainsi à leur pleine signification » 5. Aussi, interpréter la dialectique comme « science de la distinction des genres et des espèces » dans la lignée de Porphyre et Boèce (L’homme commun, p. 231) ou affirmer que « la dialectique est d’abord la science de l’essence » (Ibid., p. 232), n’est-ce pas là proposer une lecture unilatéralement « diairétique » de la dialectique ? Nous ne pouvons qu’être d’accord avec Erismann lorsqu’il souligne que, étudiant le passage de l’Un au multiple sur le modèle de l’arbre de Porphyre, « Jean Scot a toujours Porphyre à l’esprit lorsqu’il traite cette question » (p. 247) ; mais la question est : n’a-t-il que Porphyre à l’esprit ? N’y aurait-il pas aussi et surtout Proclus qui parle continuellement dans le Periphyseon par l’intermédiaire de Denys ?

Certes, l’auteur indique, rapidement, en passant, et en citant Jean Trouillard, que « Erigène adopte la thèse proclienne, puis dionysienne, d’un principe suprême créant par son être même » (p. 212), ce qui le conduit à reconnaître que « Jean Scot va pouvoir développer sa théorie métaphysique, un réalisme fort défendant aussi bien l’existence des universaux ante rem sous forme de causes primordiales ou pensées divines (…) que l’existence des universaux in re » (p. 223). Cependant, il fait de cette dualité l’une des modalités d’un supposé « syncrétisme » d’Erigène qui serait d’ailleurs une preuve de plus de sa filiation avec Porphyre et les thèses concordistes medio-platoniciennes, plutôt que strictement néoplatoniciennes. Mais où est ici le syncrétisme ? Au début de l’ouvrage, Erismann soulignait que le syncrétisme se trouvait exclusivement dans la thèse des universaux in re qui tient le milieu entre Platon (ante rem) et Aristote (post rem) (cf. p. 80, 143 et 202) ; or, maintenant, ce serait dans la juxtaposition de ces différents modes sur une même échelle, dans ce qu’Erismann nomme une « générosité ontologique » « englobant les thèses néoplatoniciennes, Porphyre ainsi qu’Aristote revu par le Themistius de la paraphrasis Themistiana », que nous retrouverions le syncrétisme et la construction symphonique typique d’un projet porphyrien qui trouverait donc en Erigène son plein accomplissement.

La thèse d’Erismann révèle ici toute son ambiguïté : l’œuvre d’Erigène tire-t-elle sa force d’un réalisme ontologique concordiste exclusif des positions réalistes fortes (platonisme stricte) ou à tendance nominaliste (aristotélisme radical) ; ou faut-il maintenir, au prix d’éventuelles contradictions logiques, l’ensemble de ces positions au sein du système de la nature qui excède la seule nature créée ? L’auteur montre à deux moments qu’il a conscience de ce problème. Lorsqu’il souligne que la dialectique est « partage et réunion » (p. 228), et que « Jean Scot insiste souvent pour ne pas détacher la division de la résolution, ni la procession du retour » (p. 230, n. 1). Cependant, la nécessaire division de la résolution et de la procession n’est-elle pas une conséquence logique inévitable lorsque l’on cherche à isoler un réalisme ontologique en en faisant le centre d’une ontologie érigénienne suivant la thèse porphyrienne de l’unité des individus dans l’espèce ?

Le problème de la thèse d’Erismann est donc de mutiler le système mis en place par Erigène. Cela ne se fait peut-être pas avec la condescendance de Marenbon pour la plupart des thèses d’Erigène qu’il juge contraire à la saine scientificité, mais peut-être davantage dans l’optique de sauver Jean Scot, contre la lettre du Periphyseon, d’un ensemble de contradictions qui pourrait lui être fatal. Car, c’est bien là le problème de la thèse opposée à celle d’Erismann et de Marenbon : comment maintenir sans contradiction au sein d’une même œuvre des positions aussi antithétiques que celles qui viennent d’être énumérées ? Nous serions près à reconnaître que cela n’est peut-être pas possible et qu’en majorant la veine Proclio-dionysienne chez Erigène (contre la veine Porphyro-boécienne), nous risquerions de vite voir réapparaître ce que Jean Trouillard nomme les « structures confuses » du néoplatonisme qui, sans que cela comprenne chez ce dernier la moindre once de reproche, nous ouvre à une « raison de la déraison », à une « raison de ce qui dépasse la raison » et à un « irrationnel qui devient à sa façon rationnel » 6.

Afin de mieux comprendre l’abîme infranchissable qui se creuse ici, il est possible de donner un exemple typique de la divergence d’interprétation à laquelle mène le dilemme que nous venons de mettre en place. Lorsque Jean Scot affirme : « L’homme ne possède pas deux substances, mais une, conçue sous deux modes distincts (…) en tant que la substance humaine subsiste dans les causes, la substance humaine, qui s’avère simple et exempte de tous les accidents, échappe à tout entendement créé ; mais en tant que la substance humaine comporte une composition de propriétés quantitatives et qualitatives, et de tous les autres accidents conçus autour d’elle, elle devient accessible à l’entendement » (Periphyseon, 771 A), Erismann comprend qu’en tant que cause primordiale ou pensée divine, l’universel ante rem n’est pas connaissable à l’homme ; il peut tout au plus se le représenter uniquement en s’appuyant sur l’universel in re (L’homme commun, p. 222). A l’inverse, Jean Trouillard commente ce même passage en soulignant que la substance de l’homme peut être comprise dans le Verbe divin ou en elle-même : « Après avoir dit que l’homme doit être considéré sous deux perspectives (dans le Verbe et en lui-même), Jean Scot proclame que selon l’une et l’autre il se découvre incompréhensible dans ses profondeurs, et que c’est en cela qu’il demeure en Dieu » 7.

Alors que pour Trouillard Il n’y a pas deux substances dans l’homme, mais deux perspectives complémentaires sur une seule et même substance, ce qui le conduit à interpréter Erigène dans l’optique d’une théologie négative radicale débouchant sur une théorie de la nescience, Erismann choisit de trancher au cœur de l’exigence néoplatonicienne et ne sauve Jean Scot de la contradiction et de la nuit où toutes les vaches sont noires, qu’au prix de contradictions internes au système qui ne peuvent plus être levées que par l’atomisation de celui-ci et la déjection de tout le fatras mystico-théologique qui vient « encombrer » l’ameublement ontologique du monde. Ainsi, « Les universaux métaphysiques de Jean Scot ne sont pas des universaux séparés, ils existent dans les individus et sont, en ce sens, dépendants d’eux. Même si ce point n’est pas explicité par Jean Scot, il semble correct de parler d’interdépendance ontologique, puisque le maître irlandais admet que l’ousia et ses subdivisions ne subsistent que dans les individus » ((L’homme commun, p. 264).

Cependant, comment cette dernière position peut-elle être compatible avec cette autre thèse centrale de Jean Scot qu’Erismann rappelle pourtant quelques pages plus haut (p. 246) et selon laquelle : « l’ousia n’a d’aucune façon besoin d’un corps pour être car elle subsiste par elle-même ». Cette ousia est bien, selon Erismann lui-même, l’entité la plus universelle que l’on peut concevoir (ce qui n’est même pas certain d’ailleurs dans la mesure où elle pourrait bien elle-même dépendre de Dieu qui est hyperousia). Le seul moyen pour éviter ici la contradiction est donc de considérer comme nulles et non-avenues toutes les thèses strictement néoplatoniciennes de Jean Scot qu’il découvre à travers ses traductions et ses commentaires de Denys. Cela explique selon nous le silence coupable d’Ersimann sur ce qui représente plus des trois quarts du Periphyseon, en particulier les passages liés à la conversion et à ce qu’Erigène lui-même nomme la méthode analytique.

A partir de cet élagage en règle qui insiste de manière quasi exclusive sur le moment de la procession, il n’est plus difficile de poser que « Jean Scot va, à plusieurs reprises, souligner que la réalisation de la scala entis porphyrienne est caractéristique du troisième temps de la quadripartition de la nature, le monde sensible créé, spatio-temporellement déterminé » (p. 217). Ainsi, « La création du monde sensible est bien la réalisation spatio-temporelle matérielle des causes primordiales, qui passe par la création des universaux in re sur le modèle des universaux ante rem » (p. 219). La conséquence principale de cette conception biaisée de la dialectique mène à « soutenir une interprétation in re des textes du corpus de la Logica vetus, c’est-à-dire de prêter aux écrits tels que les Catégories ou l’Isagoge d’être des enseignements sur les choses » (p. 233). Ainsi, aucune réalité créée n’échappe à la catégorisation. La conception de l’objet des catégories est tranchée : elle ne concerne ni les mots, ni les concepts, mais les choses. Il est heureux qu’Erismann ne se soit jamais mis en tête de commenter Hegel avec une telle méthode car, en tronçonnant de cette manière L’Encyclopédie des sciences philosophiques, il aurait réussi à faire avoir une attaque à un russellien, en lui faisant manger des lasagnes à la science de la logique alors que ce dernier pensait tranquillement déguster une bonne pièce de saine scientificité aristotélicienne. La mondialisation des études philosophiques ne nous épargnera donc pas les inconvénients de la pensée en surgelé.

C : Le réalisme de l’immanence et les faisceaux d’universaux

Au-delà de la simple querelle d’historiens, nous souhaiterions montrer néanmoins que ce qui se joue dans la thèse d’Erismann dépasse la mesquinerie des querelles de chapelles altomédiévales en s’inscrivant au cœur du débat le plus contemporain sur la métaphysique. Au-delà de la grande érudition dont fait preuve le chercheur suisse en ce qui concerne l’histoire de la philosophie, la bibliographie impressionnante (près de 60 pages) versée à la fin de l’ouvrage présente également la spécificité de se clore sur un chapitre « Métaphysique et Ontologie contemporaine » qui, s’il est très partiel et incomplet, a le mérite de mettre en évidence quelques options de lecture éclairantes. Nous avons déjà parlé de l’influence de David Armstrong qu’il n’est pas très étonnant de retrouver en première ligne à la fin du chapitre II, lorsqu’il est question de mettre en place un « critère contemporain » afin de distinguer les « thèses cardinales du réalisme ». Là où Anthony Lloyd, dans son ouvrage Form and Universal soutenait que l’universel in re n’est qu’un platonisme déguisé, a back door Platonism (cité par C. Erismann, p. 144), l’auteur semble au contraire soutenir, suivant Armstrong, qu’il est la voie d’accès à un aristotélisme non nominaliste. Ainsi, nous comprenons que le débat dans lequel s’inscrit C. Erismann n’est pas un débat d’arrière garde entre une lecture « théologique » ou une lecture « logiciste » de Jean Scot, car ce débat semble bien clos à ses yeux. L’opposition à Lloyd manifeste bien plutôt un débat d’avant garde sur le statut de la logique et la possibilité, pour une métaphysique contemporaine, d’échapper au relativisme nominaliste.

Dans son article fondateur « Neoplatonic logic and aristotelian logic » 8, Lloyd concluait en soulignant que Porphyre était devenu un casus belli pour les historiens de la logique qui ont eu tendance à l’interpréter, soit rétrospectivement à partir du problème des universaux qu’il contribue à fonder, soit (et c’est la position de Lloyd) de manière plus rigoureusement historiographique, à partir des thèses medio-platoniciennes et de la logique stoïcienne dont il est l’héritier. Dans ce dernier cas, la question de la description de l’individu sensible en tant que « faisceau de propriétés » doit s’interpréter, comme c’est le cas pour Plotin lui même (Ennéades, VI 3, 8), comme un pur platonisme et ceci car, en dépit du fait qu’un particulier doit d’une certaine manière s’entendre alors comme un sujet logique, il ne peut pas pour autant s’interpréter en tant que substance 9. De manière significative, Lloyd va même jusqu’à rapprocher Porphyre de Quine qui aurait livré une version extrêmement raffinée de cette « logique nominaliste », dont le seul critère serait celui de la consistance interne, critère que seule une lecture superficielle des logiciens modernes attribue à Aristote, mais qui est dans son fond néoplatonicienne (Ibid., p. 150). Nous pouvons maintenant comprendre le véritable objectif de C. Erismann qui, dans son interprétation de la théorie des formes substantielles, cherche à éprouver la thèse de Lloyd et s’engage donc, non pas seulement dans la querelle des universaux, mais dans la querelle contemporaine de l’essentialisme.

C. Erismann entre alors dans la partie la plus technique et la plus passionnante de son travail en commençant par dégager les emprunts d’Erigène à la théorie des formes substantielles de Boèce : « S’esquisse ici la solution érigénienne au problème de l’individuation ; Jean Scot adopte (…) le modèle porphyro-boécien d’individuation par faisceau d’accidents » (p. 259). Selon ce modèle, Cicéron est homme par l’espèce, mais il est cet homme-ci par les accidents (p. 265). Ainsi, « L’Erigène n’est pas un partisan du particularisme ontologique. Point chez lui d’accidents individuels, de tropes, mais bien des propriétés universelles qui forment dans le cas de la forme qualitative et quantitative ce que l’on peut appeler en langage contemporain un bundle of universals » (p. 269). Ainsi, la reprise par Erigène de la thèse porphyrienne du corps comme « concours d’accidents », loin de mener à un anti-essentialisme comme le suggère Lloyd, pourrait se comprendre à la lumière d’un « essentialisme sérieux », sans engagement ontologique trop fort, mais surtout sans sombrer, ni dans les contradictions (mystico-théologiques), ni dans un relativisme (logico-holistique).

C’est à ce point que l’on peut détecter toute la subtilité de la thèse de C. Erismann qui, loin de se contenter d’une reprise plate et conventionnelle d’Armstrong qui est devenu, par la force des choses, un passage obligé pour celui qui s’intéresse à la question des universaux, a approfondi sa compréhension des problèmes suscités par le réalisme australien afin d’affiner la théorie qu’il cherche à dégager des textes de l’Erigène. Dans la précédente citation, nous voyons en effet que C. Erismann porte le débat sur le terrain de l’ontologie « tropiste » de DC Williams qui participe d’une ontologie à une seule catégorie considérant l’individu comme un faisceau de tropes plutôt que comme un faisceau d’universaux. En ce sens, Williams (dont il n’est jamais fait mention que de manière allusive et voilée dans l’ouvrage d’Erismann) se trouve en opposition directe avec Jonathan Lowe que l’auteur cite à plusieurs reprises (p. 32, n. 2 et p. 59, n. 1) et qui est, avec Armstrong, le métaphysicien contemporain le mieux représenté dans la bibliographie finale. L’essentialisme « sérieux » que propose Lowe se situe en effet dans la continuité des travaux d’Armstrong pour défendre la nécessité d’éviter deux écueils. Le premier est celui du nominalisme qui pose des universaux post rem et qui a l’inconvénient de mener au relativisme et au scepticisme. Au mieux, il mène à un probabilisme humien qui pose des problèmes épistémologiques importants. A l’opposer, la position platonicienne pose des universaux ante rem. Le problème est alors celui de tout idéalisme critiqué par la philosophie analytique qui refuse une telle transcendance. Cherchant une troisième voie, Armstrong est ainsi l’un des premiers métaphysiciens du XXe siècle à tenter de ramener les universaux sur terre pour les faire séjourner dans les choses. A la différence de Lowe, il n’adopte pas néanmoins une position substantialiste qui implique l’existence problématique de « particuliers nus », pas plus qu’il n’accepte l’existence de faisceaux d’universaux non instanciés (position de DC Williams). Il n’y a que des « particuliers minces » ou « épais » que l’on obtient par soustraction méréologique des universaux.

C’est pour cette raison que, rapporté aux textes de Jean Scot, ce réalisme modéré, en dépit de son efficacité pour réfuter le nominalisme sans tomber dans un réalisme trop coûteux ontologiquement, pose un problème de taille dans la mesure où il refuse explicitement la théorie des « faisceaux » sur laquelle il est pourtant tentant de s’appuyer pour étayer une interprétation « analytique » d’Erigène. C’est là que la finesse de C. Erismann va pouvoir alors s’exprimer. Car, loin d’en rester à une lecture armstrongienne d’Erigène, il fait du philosophe irlandais le modèle d’une convergence possible de la théorie substantialiste de Lowe et d’une théorie des « faisceaux » non inféodée à une ontologie tropiste. Heureuse providence, la nature aristotélicienne ayant horreur du vide, une telle théorie existe déjà et a (re)trouvé des développements dans l’ontologie méréologique de Peter Simons. Ce dernier reconnaît en effet le caractère attractif de la théorie des faisceaux, en particulier car elle promet une « ontologie mono-catégorielle » 10, tout en refusant le « nominalisme méréologique » auquel conduirait, au sein de ce particularisme extrême, l’absence de substance.

C. Erismann souligne d’ailleurs qu’il n’y a pas plus de partition méréologique dans l’ontologie réaliste érigénienne qu’il n’y a de trope : Erigène « pense le déploiement processif plus comme une multiplication que comme une division. Processio id est multiplicatio, écrit-il souvent ; car défendant la pleine réalisation de l’universel dans chacune de ses subdivisions, Jean Scot écarte vigoureusement le modèle de la partition méréologique » (p. 250). Nous voilà rassurés. Cette affirmation d’une présence totale, indivise et simultanée s’oppose absolument à celle d’une hiérarchie dégressive ce qui permet à l’auteur d’affirmer que « l’unicité de l’ousia comprise en son sens fort débouche sur une unité ontologique du créé ». Là encore n’est-ce pas faire passer en force un monisme, alors qu’il semble évident qu’il existe une dualité dans le système de Jean Scot entre la substance créée et l’Un suressentiel ? C’est la thèse de Maurice de Wulf selon laquelle « Scot n’est pas un moniste car il tient que la substance de Dieu et les substances créées ne sont pas identiques ». Erismann entend cette objection, mais, selon lui, elle n’empêche pas de poser un monisme de Scot qui peut simplement ne résider que dans « l’affirmation de l’unicité de l’ousia pour l’ensemble du créé » (p. 280).

D : Le néoplatonisme et l’Universel Faisceau

Ainsi, nous comprenons que le débat dépasse largement le cadre classique des études médiévales et cherche tout autant à discuter de la cohérence de positions « dans l’absolu », abstraction faite des conditions particulières de leur émission. Cette enquête a probablement la vertu de pouvoir apaiser les tensions au sein de l’université suisse en enterrant définitivement la hache de guerre entre l ‘école de Manchester (P. Simons, B. Smith & K. Mulligan) qui a pris avec Kevin Mulligan, (rejoint depuis 2005 par Pascal Engel), ses quartiers à Genève, et les médiévistes locaux qui savent faire acte d’allégeance et montrer qu’au fond ils peuvent ne pas être de mauvais camarades de jeu. En effet, un peu de holisme modéré dans sa version la plus faible ne peut pas faire de mal dans une ontologie catégoriale elle-même très modérée dans son engagement qui prend bien soin de ne froisser personne de respectable ou de rationnel. Cependant, en cherchant à trouver des appuis historiques à une hypothétique phénoménologie analytique, susceptible de faire gagner des parts de marché sur le vieux continent à la rigueur scientifique du réalisme anglo-saxon mondialisé (des îles britanniques à l’Australie, au sein d’une ontologie formelle sur laquelle le soleil ne se couche jamais), les chercheurs devraient redoubler de leur « phronesis » proverbiale en prenant garde de ne pas ouvrir une boîte de Pandore logique où leurs certitudes les mieux ancrées risqueraient bien de ne pas résister longtemps aux systèmes auxquels ils se confrontent.

Car, lorsqu’il est question de rigueur démonstrative, les auteurs néoplatoniciens sont des philosophes difficiles à embrigader sous une bannière moderne quelconque. Nous avons déjà mis en évidence plus haut quelques points à partir desquels il nous semble difficile de souscrire à une « aristotélisation » du Periphyseon. Une telle entreprise ne peut se mener qu’au prix de contradictions internes fâcheuses qui obligent à pratiquer une ablation risquée de la partie « irrationnelle » de Jean Scot (qui est précisément sa philosophie analytique). Mais nous comprenons maintenant, à la lumière des enjeux contemporains, que toute autre lecture se paierait d’un prix plus exorbitant encore : celui d’une cohérence interne, pour ne pas dire d’une consistance, qui devrait pouvoir alors s’affranchir de ses contradictions en proposant un paradigme logique plus large où nous pourrions avoir la désagréable surprise de voir apparaître la logique aristotélicienne comme un simple cas particulier au sein d’un univers périlogique qui la fonderait.

Radicalisant les thèses de Lloyd, John N. Martin de l’université de Cincinnati, a entamé un programme de recherche extrêmement original où il cherche à montrer que l’apport le plus décisif des systèmes néoplatoniciens à l’histoire de la logique n’est pas à chercher, comme le pensent Erismann et Marenbon, dans l’ontologie catégoriale porphyrienne, mais bien plutôt dans la méontologie proclienne. Même s’il reconnaît en conclusion de son article « Proclus on the Logic of the Ineffable » qu’il est difficile de résister à la tentation de rejeter comme simplement invalide la pensée néoplatonicienne en la réduisant à n’être qu’une mystique sans pertinence pour la philosophie analytique et pour la logique 11, il cherche néanmoins à démontrer que l’usage de l’hypernégation (que nous retrouvons aussi chez Erigène), fait partie d’un système logique consistant fondé sur un usage de prédicats scalaires et de leurs négations. Proclus est en effet bien connu pour avoir distingué trois sortes de négations dont aucune n’est clairement aristotélicienne, et qui semblent entrer chacune en contradiction avec les systèmes booléens standards. Cependant, en s’appuyant sur les travaux de Łukasiewicz, et plus encore sur l’algèbre de Kleene à trois valeurs qui lui semble convenir davantage aux logiques scalaires néoplatoniciennes, J.N. Martin montre qu’il est possible d’envisager l’analytique proclienne (dans son acception originelle, c’est-à-dire, comme méthode dialectique dynamique et ascendante 12) comme une structure sémantique linéaire et non-booléenne, mais disposant néanmoins d’un système de déduction naturelle comprenant aussi bien l’ensemble des lois syllogistiques classiques que celles relatives aux négations scalaires.

Sans entrer dans les détails de cette démonstration qui nous amènerait trop loin de notre propos initial, mais que nous livrerons prochainement, nous pouvons pour l’instant nous contenter de remarquer que l’introduction de ce type de logique déviationniste est davantage susceptible de venir enrichir les logiques modales. John Martin, en effet, a bien pris soin, soucieux qu’il doit être de ne pas passer pour un dangereux déconstructionniste, voire pire, un hégélien, d’insister sur la formalisation possible des preuves de consistance des systèmes qu’il étudie. De manière analogue à David Lewis, il s’engage donc dans une philosophie post-quinienne qui, au lieu de bifurquer vers un réalisme modal des mondes possibles, bifurque vers un idéalisme modal méontologique à la fois riche de promesses et ouvert à la discussion. S’il semble compromis d’aboutir en s’engageant dans cette direction sur une théorie des « faisceaux d’universaux » (bundles of universals), nous pourrions bien néanmoins ne pas être en reste en y trouvant une action de groupe valable sur n’importe quel ensemble, c’est-à-dire une loi de composition externe d’un faisceau universel (Universal Bundle), d’où serait déductible les principes de la logique aristotélicienne ainsi que les axiomes de la théorie des ensembles, tout en vérifiant aussi bien les conditions supplémentaires qu’expriment les thèses méontologiques du néoplatonisme.

Ainsi, que Jean Scot Erigène ait défendu, dans une certaine partie de son œuvre, quelques thèses qui, sorties de leur contexte, peuvent vaguement ressembler aux conséquences ontologiques d’une interprétation actuelle et elle-même partielle de l’ontologie formelle a certes un intérêt historiographique considérable, mais qui semble néanmoins un peu faible comparé à l’entreprise qui consiste à donner un fondement à la logique aristotélicienne et permettre ainsi, non pas de jeter un hypothétique pont entre les traditions « analytiques » et « continentales », mais plutôt de dissoudre leurs oppositions au sein d’un paradigme plus fort. Si nous cherchions à atteindre une objectivité impersonnelle au sein d’une lecture de Jean Scot qui serait susceptible de lui rendre une vigueur contemporaine, non comme un simple outil dans des querelles catégoriales, mais comme l’exemple d’un système unifié manifestant un plan consistant de projections de logiques non-aristotéliciennes susceptible de jouer vis-à-vis de la logique un rôle analogue à celui joué au XIXe siècle par les géométries non-euclidiennes, alors nous serions certainement amenés à reconsidérer ce que Jean Scot pose lui-même comme le cœur de son système, le lieu où se manifeste la continuité fondamentale avec Plotin et Proclus, à savoir l’implication réciproque de la procession et de la conversion qui s’engrènent sans s’annuler : « Ainsi s’avançant en toutes choses par degrés il produit toutes choses et devient tout en tous, puis il revient en lui-même en rappelant en soi tous les êtres, et tandis qu’il vient à l’être en tous il ne cesse d’être au-dessus de tous » (Erigène, Periphyseon III, 683 ab). La conversion restaure à chaque fois un état antérieur à la procession qui en est la racine permanente, permettant de clore un processus cyclique où il n’est plus possible de distinguer ontologiquement les deux mouvements opposés.

Pour rendre plus clair ce mouvement cyclique où nous comprenons que la division de la nature mène bien à une périphysique, plutôt qu’à une métaphysique, Jean Scot évoque « l’exemple du cercle enveloppant une multitude de rayons considérés comme autant de projections du centre en direction de la circonférence. Plus ces rayons sont proches de leur centre générateur, moins ils sont discernables les uns des autres et de ce centre lui-même. En revanche, plus ils se rapprochent de la circonférence, plus ils s’éloignent les uns des autres et accusent des orientations différentes, sérielles » 13. Dans une telle perspective, l’universel néoplatonicien qu’emploie Erigène ne peut plus s’interpréter au sens de l’abstrait aritotélicien qui est postérieur à l’expérience, mais bien plutôt comme l’idée « a priori » génératrice d’une multiplicité sérielle 14. Ainsi, si l’individu peut bien être appelé un « universel concret » selon le bon mot de Clodomiro Alabanese que rappelle Erismann au terme de son étude sur Erigène ((L’homme commun, p. 282), ce n’est pas au sens où un individu pourrait se ramener à un ensemble d’universaux dans un cadre spatio-temporel donné, mais au sens où elle pourrait désigner, non l’individu particulier que je suis, mais la nature humaine qui englobe, non seulement tous les individus, mais également l’univers entier puisque l’homme est le « laboratoire de toutes les créatures » (Periphyseon V, 893 b).

Conclusion

Au terme de ce trop bref parcours d’une œuvre extrêmement riche, dont nous n’avons pas encore épuisé l’ensemble des ressources puisqu’elle comprend encore trois derniers chapitres (sur Anselme de Canterbury, Odon de Cambrai et Guillaume de Champeaux) qui nous ont semblé moins décisifs, il nous est néanmoins possible de mettre en avant ce qui nous semble la principale force et la principale faiblesse (à nos yeux) de cette thèse. La force est indubitablement le caractère stimulant de l’entreprise qui doit beaucoup au croisement original entre une problématique altomédiévale parfaitement maîtrisée et très bien documentée, et une perspective métaphysique contemporaine qui, si elle aurait gagné à apparaîre de manière plus franche et mieux assumée, a le mérite de mettre en évidence l’importance cruciale du néoplatonisme aujourd’hui.

Qu’on cherche comme Christophe Erismann et John Marenbon à en occulter la partie mystique afin de le rendre plus fréquentable, ou qu’on cherche comme John Martin à démontrer que même dans ses textes en apparence les plus confus, il demeure une rigueur logique d’une force insoupçonnable, le néoplatonisme présente des montages conceptuels audacieux et des structures logiques profondes. S’il est longtemps resté le parent pauvre de la philosophie occidentale, dans la mesure où on a cru à chaque époque pouvoir faire l’économie du caractère contre-intuitif que présente une relativisation de la logique aristotélicienne et de son principe emblématique de contradiction, la multiplication récente des apories métaphysiques, logiques, mathématiques, physiques, biologiques et psychologiques pourrait bien redonner à la cohérence systémique du néoplatonisme une simplicité salutaire qui rendra bientôt nécessaire la reconnaissance du caractère régional et partiel des logiques aristotéliciennes, comme il est aujourd’hui nécessaire de considérer comme régionale et partielle la géométrie euclidienne. Constater la relativité d’une logique n’implique pas une absence absolue de logique, mais simplement l’exigence de penser une logique à la fois complexe et une.

C’est peut-être là qu’est le point faible de l’ouvrage. En cherchant à rendre justice à l’œuvre d’Erigène et à intéresser la communauté des chercheurs à cette œuvre pour laquelle l’auteur semble avoir une passion non feinte, C. Erismann a préféré faire descendre Erigène aux derniers stades de la procession, plutôt que de chercher à convertir la logique en l’élevant au niveau de l’abstraction d’une analytique conséquente. En majorant la lignée porphyro-boécienne dans l’œuvre de Jean Scot, il a recouvert la lignée Proclio-dionysienne sans laquelle il nous semble impossible d’établir la cohérence interne du texte. En un sens, cela ne va pas si mal dans un univers où, comme aime à le rappeler Plotin, « rien n’est loin de rien » ; néanmoins, la mutilation d’un auteur duquel on retire les plus belles pages pour n’en garder que quelques passages sollicités de manière parfois abusive ne peut, une fois le livre refermé, que laisser un goût d’inachevé. Ceci étant dit, nous souhaitons néanmoins sincèrement bonne chance à Christophe Erismann dans la suite de ses recherches dont l’humeur conciliante, concordiste et symphonique, ne pourra pas passer longtemps inaperçue dans le tout petit monde des amis de la sagesse non contradictoire.

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  1. Christophe Erismann, L’homme commun, Vrin, 2011
  2. La Dispute. Une introduction à la philosophie analytique est un ouvrage de Pascal Engel publié en 1997 qui, à la suite des études de Barry Smith et Kévin Mulligan, prend la défense d’une méthode analytique en histoire de la philosophie où il est possible de discuter une thèse particulière d’un auteur pour elle-même, en dehors de toute recontextualisation qui la relativiserait.
  3. Sur ces points cf. l’introduction générale de Francis Bertin au Peryphyseon, in Erigène, De la division de la Nature, Livres I & II, Paris, PUF, 1995, p. 16)
  4. Alain de Libera, L’art des généralités, p. 624
  5. « La notion de “Théophanie” chez Erigène », in Manifestation et révélation, Paris, Beauchesne, 1976, pp. 15-39
  6. Jean Trouillard, La purification plotinienne, Paris, 1955, réédition 2011, pp. 10 et 17.
  7. Jean Trouillard, « La virtus Gnostica selon Jean Scot Erigène », Revue de Théologie et de Philosophie, 115, 1983, p. 353.
  8. Phronesis, vol. 1, n°1, 1955, pp. 58-72 et Vol. 1, n° 2,1956, 146-160.
  9. « Neoplatonic logic and aristotelian logic », II, p. 159
  10. Cf. Peter Simons, « Trois théories tropistes de la substance », in Métaphysique contemporaine, p. 64.
  11. John N. martin, Themes in neoplatonic and aristotelian logic, Ashgate, 2004, p. 77.
  12. Sur ce point, le grand défricheur est sans aucun doute Nicolai Hartmann, cf. Principes philosophiques des mathématiques, Paris, 1969, pp. 233-235.
  13. Cf. Jean Trouillard, « Les puissances divines selon Erigène », Article paru dans Qu’est-ce que Dieu (Philosophie et Théologie), Mélanges Daniel Coppieters de Gibson, Bruxelles, Fac. Univ. Saint-Louis, 1985, pp. 139-152.
  14. Cf. Jean Trouillard, « La virtus Gnostica selon Jean Scot Erigène »
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