Bernard Bourgeois : Penser l’histoire du présent. Avec Hegel

Hegel peut-il encore faire l’objet d’une approche autre qu’historique ? L’analyse hégélienne de l’histoire peut-elle servir à rendre intelligible notre situation présente ? Autrement dit, avons-nous encore une inscription historique dont la pensée hégélienne pourrait rendre compte ? A rebours d’un certain nombre de clichés hérités entre autres de la lecture si problématique initiée par Francis Fukuyama, et exposée dans La fin de l’histoire et le dernier homme1, Bernard Bourgeois ambitionne dans un court ouvrage2, reprenant quelque six articles, d’établir que l’histoire au sens hégélien n’est pas une chose extérieure à soi dans laquelle on pourrait être ou ne pas être mais, bien plutôt, un certain rapport de la conscience au monde, ou, plus précisément encore, un rapport conscient de l’ordre de la libération propre à l’esprit objectif.

Posant que nous vivons dans une époque où règnerait l’Etat-Nation en sa vérité accomplie, Bourgeois peut ainsi épouser la thèse hégélienne devenue effective : « En vérité, il faut le répéter, Hegel entend par fin de l’histoire l’achèvement de celle-ci en tant que prise de conscience par l’humanité des conditions objectives de sa libération, leur réalisation générale mobilisant la longue histoire empirique à venir. »3

Dès lors, il n’est plus possible de dire que nous serions sortis de l’histoire au sens où nous aurions quitté définitivement une objectivité dont nous ne dépendrions plus au motif que notre horizon ne serait plus celui de la conflictualité mais celui de la démocratie universelle ; dans un dialogue serré avec Fukuyama, B. Bourgeois montre bien plutôt que l’approche hégélienne de l’histoire par laquelle la conscience de soi d’un peuple se réalise, demeure toujours aussi féconde, pour penser aussi bien la brûlante actualité du terrorisme que celle de l’émergence du sociétal ou de l’écologie.

Très dense, l’ouvrage présente le double mérite de ressaisir en de remarquables formules l’approche hégélienne de l’histoire mais aussi, et peut-être même encore davantage, de montrer comment s’engendre concrètement le sens historique hégélien à partir de l’analyse des faits : loin d’en rester à un travail d’historien de la philosophie, B. Bourgeois utilise Hegel pour rendre compte de la complexité du temps présent, tout en prouvant le caractère opératoire de la conceptualité hégélienne, le tout formant une démarche pour le moins inhabituelle et, au sens strict, inactuelle, qui pourra dérouter bon nombre de lecteurs.

A : L’individualisme et l’émergence du sociétal

Le premier élément que définit B. Bourgeois est l’objet que permet de penser Hegel dans le temps présent ; or, contre toute attente, l’auteur affirme que celui-ci nous permet de penser aussi bien l’individualisme associé à l’émergence du sociétal que la question du terrorisme dans son rapport à l’État-Nation. Cela peut surprendre dans la mesure où ce sont là deux phénomènes étrangers à l’époque hégélienne, mais B. Bourgeois montre, de manière fort convaincante, que l’analyse hégélienne, ayant décrit le sens de tout type d’événements possibles, peut rendre compte des deux processus historiques cités.

Le sociétal, tout d’abord, fait l’objet de l’analyse qui, à nos yeux, paraît la plus convaincante de l’ouvrage. A partir d’une réflexion sur la liberté hégélienne, B. Bourgeois montre en effet que celle-ci doit être pensée comme étant un Soi, donc comme étant l’identité à soi de la différence ; cela revient à dire que la liberté hégélienne est une totalité et non une juxtaposition interactive d’individus. En d’autres termes, la liberté hégélienne s’accomplit lorsque le même se retrouve dans la différence, alors que le sociétal pose l’irréductibilité de la différence au même, exaltant ainsi la particularité devant l’horizon ultime d’une totalité alors structurellement factice.

De là découle toute une discussion avec Axel Honneth sur le rapport entre la société civile et l’État. Du point de vue hégélien, l’ensemble de la Sittlichkeit comprend trois moments, depuis la famille jusqu’à l’État, en passant par la société civile. Or, l’État apparaît comme ce par quoi l’esprit objectif se réalise pleinement, donc ce par quoi il devient concret au sens hégélien du terme. « Comme la famille, la société civile est, pour Hegel, une forme contradictoire, ce qui signifie tout simplement qu’en elle la Sittlichkeit n’existe pas encore sous une forme complètement développée ou effective : pour cela il faudra qu’elle parvienne à son ultime détermination, à sa destination, qui est l’État. »4 Il en découle que la société civile n’est qu’une image inversée de l’État, où la particularité de l’individu se trouve exaltée, chacun courant après ses intérêts particuliers, affirmant donc sa différence d’avec tous les autres.

C’est la raison pour laquelle Hegel critique si volontiers la confusion de la société civile et de l’État qui, unilatéralement, revient à croire que la volonté subjective rend compte de la totalité de la vie publique et sociale.

« Si l’État, écrit Hegel, est confondu avec la société civile et si sa destination est située dans la sécurité et la protection de sa propriété et de la liberté personnelle, l’intérêt des individus singuliers comme tels est alors la fin dernière en vue de laquelle ils sont réunis, et il s’ensuit également que c’est quelque chose qui relève du bon plaisir que d’être membre de l’État. – Or celui-ci a un tout autre rapport à l’individu ; attendu qu’il est esprit objectif, l’individu n’a lui-même d’objectivité, de vérité et d’éthicité que s’il en est membre. »5

Hegel expose ainsi l’idée suivante : l’individualité de l’individu ne saurait épuiser le sens de ce dernier dans le cadre politique. Au contraire, c’est le fait d’être membre de cette forme ultime de socialité qu’est l’État qui fait de l’individu un être réellement social ; cela implique que, contrairement à l’ordre d’exposition, l’État précède la société civile au sens où c’est l’appartenance à l’État qui conditionne la socialité réelle de l’individu. Hegel parle d’ailleurs de cette totalité étatique comme d’un « point de départ »6 de la vie sociale, et non comme un point d’arrivée, ce qui revient à ne pas faire du contrat social la base de la socialité.

De cette analyse hégélienne, que B. Bourgeois reprend à son compte, découle une certaine approche du social ; l’esprit social n’est pas une collection ni une juxtaposition d’individus, de différences, artificiellement réunies par le contrat ; il est ce qui est logiquement conditionné par une totalité préexistante, à partir de laquelle seule la différence des intérêts particuliers prend tout son sens. Or, remarque Bourgeois, la pensée sociétale est justement celle qui fait abstraction de la précédence logique de l’État pour absolutiser l’intersubjectivité comme si cette dernière constituait le dernier mot de la vie sociale.

Dans cette optique, B. Bourgeois propose une réfutation du point de vue de l’esprit et de la lettre hégéliens des thèses d’Axel Honneth ; si ce dernier a bien montré l’existence nécessaire de la liberté juridique et de la liberté morale, il a en revanche scindé artificiellement, selon Bourgeois, la lettre hégélienne de son esprit, et est parvenu à une thèse insoutenable, toujours du point de vue hégélien. Honneth pense en effet l’éthicité comme étant l’intersubjectivité et réduit la réconciliation à la reconnaissance où s’épuise l’interaction des individus. « L’esprit objectif est pour lui essentiellement intersubjectif, et c’est pourquoi il préfère l’appeler l’esprit social. Je récuse une telle « socialisation » de la pensée hégélienne. »7 Cela contrevient à la lettre de la pensée hégélienne puisque le social n’est, chez elle, que le niveau médian de l’éthicité, celui de la société civile, donc le niveau d’une éthicité extérieure à soi, différente de soi.

Or, du point de vue hégélien toujours, il est contradictoire de séparer la lettre de l’esprit ; l’infidélité à la lettre revient à rompre avec le sens général de la pensée hégélienne. C’est pourquoi, B. Bourgeois montre qu’Honneth se trompe en croyant rester fidèle à ce dernier alors même qu’il s’est nettement écarté du sens littéral :

« en revanche, je trouve contraire à la lettre et à l’esprit du hégélianisme de les justifier éthiquement comme ce qui peut et doit nier la stabilité de la communauté éthique, et donc de faire s’affirmer l’éthicité par sa négation pré-éthique. Comme si l’éthicité devait, pour Hegel, se ressourcer sans cesse dans les subjectivités en simple interaction, alors qu’elle est pour lui le cadre totalisant assurant substantiellement dans l’être leur jeu sans cela précaire. »8

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On voit par cette analyse que le propos de Bernard Bourgeois est double quant à la question de l’émergence du sociétal
1) Il s’agit d’abord de rendre compte en termes hégéliens de cet affranchissement du social à l’égard de l’État, et donc de cette impasse où le social prétendrait demeurer social en-dehors du fondement qui en ferait justement un lien de nature sociale ; le social ne se fonde pas en lui-même, la société civile n’est pas société par la grâce de ses membres, voilà le sens du propos hégélien, la société civile n’étant donc société que par l’État, forme ultime de la socialité par laquelle seule la société civile est société civile. En d’autres termes, l’intersubjectivité ne saurait miraculeusement se transformer en milieu social, le rapport entre individus ne devenant pas autre chose qu’un simple rapport entre particularités en l’absence de l’État. « C’est pourquoi les projets, et essais, actuellement exaltés, de dynamisation civile-publique de l’institution politique dont il vient d’être question, par l’insertion en elle de pratiques proprement sociales, elles-mêmes dynamisées par l’intersubjectivité sociétale, ne peuvent représenter l’effectivité fondatrice nouvelle du monde contemporain avéré. »9

2) Mais à côté de cette analyse du sociétal émerge une réflexion sur l’histoire de la philosophie et la manière de se rapporter à un auteur ; Bourgeois, nous le savons, ne considère pas que l’on pourrait mieux comprendre un philosophe qu’il ne s’est lui-même compris, à moins de considérer que ledit philosophe serait aveugle à ses propres présupposés. Il en découle que distinguer la lettre de l’esprit d’une pensée – particulièrement du hégélianisme – en vue d’actualiser voire d’améliorer celle-ci conduit également à une impasse ; un auteur est une lui-même une totalité dont on ne peut abstraire un élément au détriment des autres. De ce fait, le concret fonde l’abstrait chez Hegel comme ce dont le développement conditionne son propre accomplissement. Ne pas voir que l’État fonde la société, la réconciliation la reconnaissance, c’est renverser Hegel de telle sorte qu’on ne puisse plus s’en réclamer. L’esprit ne peut pas être séparé de la lettre, et les entreprises néo-hégéliennes de l’école d’Honneth ou d’autres apparaissent ainsi comme une double erreur, tant au regard de la compréhension de Hegel qu’au regard du propos lui-même qui absolutise ce qui n’est qu’un moment abstrait.

B : Terreur et terrorisme

Si l’on comprend ainsi par quel biais B. Bourgeois trouve chez Hegel de quoi penser l’autonomisation de la société civile – le sociétalisme –, on peut être plus circonspect, en tout cas de prime abord, à l’égard de la possibilité de rendre compte du terrorisme de manière hégélienne. Pourtant, le terrorisme musulman auquel le monde entier est aujourd’hui confronté peut trouver un écho chez Hegel dans la double analyse de la Terreur et de l’islam ; certes, dans le propos hégélien, ces deux éléments ne sont (presque) pas liés, mais il n’en demeure pas moins que l’interprète s’autorise une mise en relation afin de rendre intelligible le sens historique de ce qui nous arrive.

Ainsi, d’une part, Hegel n’a-t-il pas ignoré le terrorisme comme tel ; il y voit l’expression du fanatisme, lequel réside dans la confusion du religieux et du politique. Il l’analyse d’abord comme étant l’œuvre de la Terreur issue de la Révolution française, et en expose les motifs dans le chapitre VI de la Phénoménologie de l’esprit. La Terreur est, d’une certaine manière, l’inversion du sociétalisme : si celui-ci absolutisait la différence et la particularité, celle-là est une négation de la particularité comme différence qu’il convient de supprimer physiquement. En-soi, le moment de la terreur est une conscience de soi qui « anéantit en elle toute différence et toute subsistance de la différence. Voilà ce comme quoi elle est à soi-même l’ob-jet ; la terreur de la mort est l’intuition de cette essence négative qui est la sienne. »10

Ici se révèle donc l’enjeu de l’individualité et de son éradication, restituée de manière dense par B. Bourgeois :

« Car l’affirmation humaine objective immédiate, donc à travers un Soi natif singulier (une volonté individuelle) du Soi de l’être universel (la volonté générale), nie nécessairement l’être (alors rival) des (autres) Soi singuliers dans la terreur suspectant à juste titre ceux-ci de rester égoïstement fixés à leur individualité. »11

Le point crucial est, une fois encore, celui du rapport à l’histoire : celle-ci n’est pas, pour la Terreur, le théâtre d’un sens continu, rationnel, c’est-à-dire le théâtre d’un sens dont la raison peut rendre compte, mais elle est au contraire ce qui contient des ruptures, des brisures ; la Terreur veut en finir avec un certain type de monde, donc introduire la rupture radicale en plein cœur de l’histoire afin de régénérer l’humanité et de donner à cette dernière l’extension nécessaire dont les phénomènes historiques l’ont justement privée. Cela présuppose une conception de l’humanité à la fois extérieure à ce que l’histoire en a présenté et en même temps immanente à celle-ci puisque devant se révéler en elle, à la faveur de la rupture en question. Ainsi, dans une page qui rappelle les analyses de Lucien Jaume[cf. Lucien Jaume, Le religieux et le politique dans la Révolution française, PUF, 2015 et notre recension à [cette adresse [/efn_note], et toujours à partir de Hegel, B. Bourgeois peut écrire ces quelques lignes :

« Le terrorisme n’est pas simplement dans l’histoire comme ce qui est hors d’elle, mais il se pense lui-même comme tel, dans la mesure où il veut rompre avec une histoire dont la nécessité est celle d’une humanité qui n’est pas vraiment elle-même, ce qu’elle doit être, c’est-à-dire vraiment libre en tant qu’elle serait chez soi dans l’être vraiment tel (l’humanité dans son essence, humaine ou/et divine). – Ainsi les révolutionnaires français rejettent l’histoire en sa continuité traditionnelle d’inégalité et d’injustice : le monde où elle s’est déployée n’a pu être créé par un Dieu bon, donc un vrai Dieu. La Révolution se veut, en revanche, la seconde création du monde, la bonne, car pleinement humaine, l’homme n’étant lui-même qu’en se hissant héroïquement au-dessus de lui-même en sa liberté ; celle-ci affirme son pouvoir absolu face à la prétendue nécessité historique, qui n’est que la violence arbitraire traditionnellement exacerbée par les privilégiés contre le peuple et à laquelle le volontarisme révolutionnaire doit opposer sa juste violence. »12

Comment dès lors relier cette analyse générale du Terrorisme où la « juste violence » vient éradiquer réellement l’individualité ne correspondant pas à l’homme nouveau tel que conçu extérieurement à l’histoire mais devant se réaliser en elle, avec la question de l’islam ? Il se trouve que Hegel, au moins une fois, propose un lien entre Terreur et islam, dans les Leçons sur la philosophie de l’histoire (p. 796 dans l’édition allemande). Le lien est effectué à partir de la dimension anhistorique de l’islam qui, en tant que telle, rejoint la Terreur comme surgissement d’une rupture : la terreur annihile la réalité pour l’homme la plus réelle, celle de l’homme au nom de l’idéal absolu nié par cette réalité, celui de la « vertu ». Le religieux se fait politique et le politique religieux pour créer une unité qui demeure fictive.

Qu’est-ce à dire ? Bourgeois, selon la perspective que lui impose sa problématique, montre que pour Hegel l’islam n’est pas apparu à la faveur d’un processus historique mais, au contraire, comme une rupture s’extrayant de l’histoire.

« L’islam est dans l’histoire le surgissement en sa forme, non historique, d’un contenu qui est lui-même la négation de l’histoire et de son élément ou milieu essentiel, à savoir du politique comme totalité déterminée – ou rationalité réelle – de la coexistence objective des hommes. »13

Anhistorique, l’islam apparaît comme infra politique, puisque non constitué par la totalité concrète ou rationnelle ; il en découle, selon Bourgeois, que la notion d’État islamique est contradictoire car elle affirme comme étant la totalité concrète ou rationnelle l’identité religieuse musulmane abstraite qui unit l’identité indifférenciée, donc universelle, des hommes.

Bref, et c’est peut-être le point le plus intéressant, « la conscience terroriste ne vit pas le temps comme une histoire, une série d’événements liés par un sens. »14

C : Objections et réponses

On pourrait évidemment reprocher à Bernard Bourgeois une certaine indifférence à l’égard de l’empiricité et à l’égard de la complexité de la naissance de l’islam ; on pourrait également juger « dépassée » la lecture hégélienne de l’islam autant que de la Terreur révolutionnaire, tant et si bien qu’il serait absurde d’encore s’y référer. Mais encore faudrait-il analyser ce que signifierait « dépassé » en ce contexte, et rendre précisément compte de ce que prétendent faire autant Hegel que Bourgeois : rappelons que la philosophie en son sens plénier ne s’occupe pas de l’histoire empirique – au sens où elle n’en fait pas son objet – mais du sens de l’histoire, à savoir qu’elle rend raison d’événements eux-mêmes rationnels, c’est-à-dire dotés d’un sens pour la raison. L’histoire des historiens n’est pas l’histoire des philosophes, et l’on peut se demander si, de ce point de vue rationnel, cela a justement un sens de qualifier une analyse de « dépassée ».

Mais, pourrait-on rétorquer, n’est-ce pas là immuniser le discours philosophique contre une certaine factualité, historique ou autre, ledit discours philosophique s’autorisant d’un jugement de surplomb indifférent aux faits ? A mieux y regarder, il apparaît que le discours hégélien n’est ni indifférent ni contraire aux faits, mais bien plutôt attentif au sens de ces derniers : ainsi, si le terrorisme peut recevoir pour nous un sens, alors il doit prendre la forme qu’il prend aujourd’hui, c’est-à-dire la forme d’un refus du moment historique tel qu’il est en vue d’un homme autre qu’il n’est, non structuré par une forme politique particulière. La vraie question est donc celle de la détermination du sens de ce qui se montre dans un acte qualifié de terroriste, bien plus que celle de la description de ses infinies variantes empiriques. Le sens, dans l’optique hégélienne est toujours l’identification d’une différence.

Ne risque-t-on pas alors d’accuser Hegel et B. Bourgeois d’une « essentialisation » de l’islam en son versant terroriste ? Assurément non, car Hegel et B. Bourgeois ne prétendent pas tant donner l’essence comme telle de l’islam qu’ils ne visent à décrire un certain rapport de négation à l’histoire qui rencontre celui de la Terreur, mais qui ne s’y réduit aucunement. En d’autres termes, B. Bourgeois retrouve une question brûlante de l’actualité en interrogeant le sens d’un terrorisme musulman – ou islamique ou islamiste –, et en sondant les points de jonction entre ces deux phénomènes qui ont en commun d’être à la fois extra et infra-politiques. Notons par ailleurs que l’un des intérêts fondamentaux de cette approche est de penser l’islam autrement qu’en sa forme religieuse, de telle manière que cela soit éclairant dans l’optique historico-politique qui préoccupe l’auteur.

D : Discussion de la thèse de l’auteur

Nous avons présenté le sociétalisme et la Terreur de manière abstraite, comme deux formes séparées et isolées du monde présent ; or, en réalité, B. Bourgeois les pense ensemble, comme deux « pathologies » du monde contemporain, tirant ce dernier vers deux abstractions qui, toutes deux, se ramènent d’ailleurs à une incapacité à se rapporter au politique en son sens rationnel. Malgré ces deux réalités, B. Bourgeois juge que le monde contemporain, et singulièrement en raison du terrorisme, confirme le bien-fondé des analyses hégéliennes de l’État rationnel, horizon indépassable du politique.

L’État-Nation, note ce dernier, est revenu à la mode après les attentats. « Bien loin, donc, que l’histoire effective des hommes ait vérifié l’idée post- et anti-hégélienne, socialiste puis sociétaliste, qu’ils s’en faisaient, elle vient de vérifier, une fois de plus, la philosophie hégélienne de l’histoire du monde. »15

Nous vivrions alors dans un monde en trompe-l’œil où, d’un côté, l’individu semblerait s’affranchir de l’État alors qu’il demeurerait tributaire de ce dernier en sa forme sociale et où, de l’autre, le terrorisme semblant s’installer au niveau mondial, inviterait à dépasser l’État-Nation pour trouver une réponse concertée à ce dernier, alors même que l’État-Nation reviendrait consciemment en grâce pour agir de manière régalienne et combattre l’ennemi. « Je crois, écrit B. Bourgeois, que le monde socio-politique actuel est, pour l’essentiel, et en son état le plus avancé, en train de réaliser le modèle hégélien, qui demeure, en ce sens, normatif pour lui. »16

On aurait ainsi un État-Nation assez fort pour libérer en lui de lui une société civile reposant sur les initiatives individuelles qui animent une économie dont les effets négatifs sont tempérés par la solidarité sociale. Le social reste soumis au politique. « C’est pourquoi les projets, et essais, actuellement exaltés, de dynamisation civile-publique de l’institution politique dont il vient d’être question, par l’insertion en elle de pratiques proprement sociales, elles-mêmes dynamisées par l’intersubjectivité sociétale, ne peuvent représenter l’effectivité fondatrice nouvelle du monde contemporain avéré. »17

Mais qu’est-ce que signifie l’idée d’un monde actuel conforme à celui que Hegel aurait décrit comme « vrai » ? « L’existence socio-politique actuelle réalise bien la double exigence de l’individualisation (différenciation) et de l’universalisation (identification) croissantes et, en leur tension, conjointes (identification), qui, chez Hegel, définit la raison, identité de l’identité et de la différence. »18 Plus concrètement, la société civile actuelle est celle de l’individualisme (droits de l’homme), de l’universalisme (mondialisation du marché) de sorte que le cosmopolitisme soit socio-économique et non politique.

De telles affirmations sont, pour le moins, discutables. Qu’il y ait une tension entre, d’un côté, un individualisme croissant et, de l’autre, une mondialisation économique croissante, donc une tension entre une particularité différenciée et une universalité uniformisante, chacun en conviendra ; mais que cette tension soit effectivement résolue par l’État, voilà qui est problématique. Qu’un élan populaire se soit tourné vers ce dernier après les attentats, n’est-ce pas justement dans une perspective individualiste, celle que critique Hegel, où l’État se trouve réduit à une fonction de protection régalienne, réclamée par des volontés particulières apeurées ? L’État nous semble aujourd’hui bien davantage apparaître comme cette entité qui doit la protection et la sécurité à des individus que comme l’élément fondamental de la socialité, tel que le décrivait Hegel.

Par ailleurs, il nous semble que B. Bourgeois minore considérablement les entités supranationales, de l’Union européenne à l’ONU, en passant par l’OTAN et les institutions financières mondiales, au motif que, factuellement, demeurent des désaccords au sein de ces différentes institutions. Pas de « pensée finalisée » pour l’Union européenne – ce qui est contestable –, ou encore « nations pas même toutes alliées »19 au sein de l’ONU : voilà autant d’éléments permettant de prouver le caractère indépassable de l’État-Nation en son sens hégélien, caractère indépassable n’excluant pourtant pas une collaboration mondiale des États. Cet argument est très problématique, y compris d’un point de vue hégélien, car il n’est pas certain qu’un désaccord annihile ou neutralise l’union, ce sans quoi on ne voit pas bien comment un État-Nation, théâtre de désaccords internes, serait lui-même unifié.

Prenons un exemple lié à l’objet même de l’ouvrage de B. Bourgeois, à savoir le terrorisme ; est-ce véritablement l’État-Nation qui « répond » à ce problème ? Il est vrai que la lutte contre le terrorisme demeure en partie une compétence nationale ; mais il n’en reste pas moins que les paramètres fondamentaux sont essentiellement européens : les frontières et les contrôles éventuels dépendent de Schengen, les mandats d’arrêts sont émis au niveau européen, tandis que le système ECRIS ou encore le fonds de sécurité intérieure constituent des éléments désormais incontournables de la réponse effective aux actes terroristes ; il faudrait ajouter à cela divers dispositifs, de l’ECBG à Airpol, qui, dans les faits, transfèrent la défense et la coordination de cette dernière à l’Union européenne. Ainsi, que le peuple se tourne vers son État n’implique absolument pas que ce dernier soit celui par lequel adviendra la réponse.

Un autre élément nous paraît minoré, à savoir l’identité des acteurs de la société civile ; Hegel identifie la dimension marchande de la société civile, et semble voir en cette dernière le triomphe d’un sujet économiquement défini. A cet égard, nous posons un regret, à savoir la question du rapport entre les États-Nations et un certain type de sujets économiques, à savoir les agents financiers. Ne devrait-on pas, pour penser l’État aujourd’hui, interroger le rapport de ce dernier aux institutions financières privées, via le problème des dettes d’État, connaissant une inflation constante depuis les années 1980 ?

Conclusion

Ce petit ouvrage présente, nonobstant les réserves de notre dernière partie, bien des mérites. Tout d’abord, il clarifie un certain nombre d’analyses hégéliennes – présentées, certes, selon une certaine densité –, tant sur le plan de l’histoire que sur celui du politique. La concrétude de l’État conditionnant en amont la société civile comme société est remarquablement exposée, dans le cadre de la discussion avec Honneth. Par ailleurs, la ressaisie du terrorisme ou du sociétalisme actuels par la conceptualité hégélienne éclaire assurément notre époque, et témoigne du même geste de la fécondité de la pensée hégélienne quant à l’intelligibilité du sens de l’effectif.

Comme souvent, le problème empirique revient toutefois de manière lancinante dans bon nombre d’analyses ; Hegel n’est pas indifférent aux faits, et nul plus que lui ne chercha par exemple à penser l’Idée du beau à partir d’une connaissance encyclopédique de l’Art. Mais il n’en demeure pas moins que la volonté de présenter la situation contemporaine comme étant l’accomplissement « vrai » de l’esprit objectif conserve une dimension problématique par la minoration empirique de certains traits de notre époque, liée à la volonté de présenter l’État-Nation comme la forme effective du politique. Témoigne de cette difficulté, par exemple, l’immense ambiguïté juridique quant à la hiérarchie des normes : innombrables sont les débats autour de la hiérarchie entre droit international et Constitution française, dont la relation est loin d’être univoque. On pourrait donc regretter que B. Bourgeois, à certains moments, surjoue l’univocité du sens de ce qu’il étudie, au détriment d’une équivocité bien effective, et menaçant peut-être la thèse de l’auteur.

De manière plus personnelle, nous pourrions considérer que notre réserve fondamentale ne tient nullement à l’utilisation hégélienne des textes destinés à interpréter le présent mais, bien plutôt, au fait que B. Bourgeois semble considérer que le politique doit se manifester à une échelle donnée ; ainsi, lorsqu’il montre qu’il n’y a pas de cosmopolitisme de nature politique, mais seulement économico-sociale, ou que l’État islamique n’est en réalité pas politique, il a sans doute raison : mais nous ne pensons pas que ce soit là un argument permettant d’en déduire que le politique demeure à l’échelle de l’État-Nation. Autrement dit, l’inexistence de rapports politiques à l’échelle mondiale (1) n’implique aucunement leur maintien à l’échelle nationale (2) ; or, tout se passe dans l’ouvrage comme si le fait de prouver (1) impliquait la certitude d’obtenir (2), ce qui nous semble hautement contestable ; la « société liquide » dont parle Zygmunt Bauman décrit bien plutôt une « évaporation » du politique que, peut-être, Hegel nous permet de penser, non pas au sens où l’effectivité actuelle accomplirait l’État rationnel mais au sens où la description hégélienne de l’État rationnel permettrait de comprendre la perte dont souffre la société liquide.

Nonobstant ces réserves, nous redisons la fécondité de cet ouvrage qui force à penser contre bien des clichés – sur Hegel lui-même, sur la notion de Terreur, sur l’individualisme et la liberté – et qui, malgré une certaine densité, propose des perspectives rares, puissantes et subtiles. Certes, bien des lecteurs déploreront sans doute l’adhésion inconditionnelle de B. Bourgeois à la pensée hégélienne, et y verront une forme de dogmatisme ; ce serait passer à côté de l’essentiel, à savoir disposer d’outils d’analyse qui se proposent de penser des phénomènes à partir d’autre chose qu’eux-mêmes : le social se trouve ainsi restitué à partir du fondement de toute socialité qu’est l’État, de même que la Terreur se trouve ramenée à la question de l’Histoire qui lui donne sens. Ce n’est pas le moindre des mérites de l’ouvrage que de rappeler que, dans la perspective hégélienne, chaque phénomène se trouve fondé en autre chose que lui-même, et que rien ne serait plus trompeur que de rendre compte d’un domaine de la conscience donné par lui-même.

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  1. Francis Fukuyama, La fin de l’histoire et le dernier homme, Paris, Flammarion, coll. Champs, 2009
  2. Bernard Bourgeois, Penser l’histoire du présent. Avec Hegel, Paris, Vrin, 2017
  3. Ibid., p. 8
  4. Jean-Pierre Lefebvre et Pierre Macherey, Hegel et la société, Paris, PUF, 1987, p. 23
  5. Hegel, Principes de la philosophie du droit, § 258, remarque, Traduction Kervégan, Paris, PUF, coll. Quadrige, 2013, p. 417
  6. Ibid.
  7. Penser l’histoire du présent, op. cit., p. 63
  8. Ibid., p. 63
  9. Ibid., p. 69
  10. Hegel, Phénoménologie de l’esprit, chapitre VI, Traduction Bourgeois, Paris, Vrin, 2006, p. 503
  11. Penser l’histoire du présent, op. cit., p. 46
  12. Ibid., p. 51
  13. Ibid., p. 29-30
  14. Ibid., p. 51
  15. Ibid., p. 15
  16. Ibid., p. 68
  17. Ibid., p. 69
  18. Ibid., p. 116
  19. Ibid., p. 119
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Ancien élève de l’ENS Lyon, agrégé et docteur en Philosophie, Thibaut Gress est professeur de Philosophie en Première Supérieure au lycée Blomet. Spécialiste de Descartes, il a publié Apprendre à philosopher avec Descartes (Ellipses), Descartes et la précarité du monde (CNRS-Editions), Descartes, admiration et sensibilité (PUF), Leçons sur les Méditations Métaphysiques (Ellipses) ainsi que le Dictionnaire Descartes (Ellipses). Il a également dirigé un collectif, Cheminer avec Descartes (Classiques Garnier). Il est par ailleurs l’auteur d’une étude de philosophie de l’art consacrée à la peinture renaissante italienne, L’œil et l’intelligible (Kimé), et a publié avec Paul Mirault une histoire des intelligences extraterrestres en philosophie, La philosophie au risque de l’intelligence extraterrestre (Vrin). Enfin, il a publié six volumes de balades philosophiques sur les traces des philosophes à Paris, Balades philosophiques (Ipagine).