Bac Philo : et si le marronnier cachait la forêt ?

Vous ne l’avez certainement jamais remarqué, mais la télévision nous aide à vivre. Grâce à la lucarne cathodique l’homme moderne, dont la vie n’est plus réglée par le calendrier des fêtes chrétiennes ni par les moments-clés de la vie syndicale (Ah la poésie perdue de l’appel des cotisations dans la salle des profs du LEP Youri Gagarine…), retrouve un certain nombre de repères rassurants et de jalons symboliques. C’est notamment grâce aux « marronniers » ( ces sujets qui reviennent d’années en années, aux mêmes dates ) que la télévision nous donne ainsi de quoi structurer nos vies d’homme, de citoyen, de parent, d’enfant, de cheminot, d’élu local divers droite, de touriste impénitent, etc. Grâce à cette répétition cyclique des mêmes sujets, et du rabâchage vidéo des mêmes images, la télé transforme la vie de l’homme moderne un long fleuve tranquille. Ainsi, la ménagère du XXIème siècle sait que la rentrée scolaire approche car elle voit le sempiternel reportage de TF1 montrant une maman avec son mioche devant le rayon cartables et fournitures de bureau d’un hyper-marché. L’aoûtien sait qu’il est l’heure de partir en vacances car il visionne l’immanquable reportage de France 2 sur le « chassé croisé » des « juillettistes » et des « aoûtiens ». De son côté, le juillettiste comprend alors que la fête est terminée et qu’il doit revenir chez lui. L’amateur de vin a ses sens en éveil, chaque année, en regardant l’éternel reportage de France 3 sur le beaujolais nouveau (avec les images de bistrots à l’ancienne, les mecs qui disent « Je trouve qu’il a un goût de prune… » et ceux qui répondent « Y’en a… »). Chaque année l’homme moderne est saisi des grands débats philosophiques fondamentaux qui structurent en profondeur notre rapport au monde, tels que la controverse du poids du cartable (avec toujours les mêmes images de gosses aux bardas démesurés et de médecins moustachus qui nous parlent de scoliose), ou la querelle du passage de l’heure d’été à l’heure d’hiver (avec les mêmes médecins moustachus qui nous parlent des rythmes de sommeil). L’homme contemporain sait qu’il peut se raccrocher à ces douces répétitions d’images pieuses : l’ouverture de la chasse, la Gay Pride, le lancement de Paris-Plage, l’énième décollage d’une fusée Ariane, l’atterrissage d’une navette spatiale américaine, la misère des sans-abris en hiver (avec en prime une pincée de Don Quichotte télégéniques), la montée des marches au Festival de Cannes, les rave-parties de l’été (avec les jeunes teufeurs torses-nus et les gendarmes à képis), etc. Et parmi ces inévitables marronniers qui envahissent les journaux avec la régularité d’un mouvement Suisse, il y a l’épreuve de philosophie du baccalauréat.

Le baccalauréat, l’un des derniers rites symboliques de passage à l’âge adulte (avec l’abonnement à Vélib’, la première carte bancaire « Visa Gold » et l’achat d’un téléviseur à la diagonale plus impressionnante que celle des parents), donne lieu à deux exquis marronniers : l’effervescence lycéenne autour des « résultats » du bac (avec les candidats en larme – de joie ou de peine, les parents émus, la foule compacte devant les tableaux de résultats, etc.) et le début des hostilités, dès le mois de juin, avec l’épreuve de philosophie.

L’épreuve de philo du bac, c’est un peu la fête des philosophes. On fait pénétrer dans le ronron des journaux télévisés des concepts et des auteurs classiques, on invite même occasionnellement des professeurs de philosophie qui viennent donner leur avis sur les sujets du bac. C’est une journée faste. C’est comme si les plombiers-zingueurs ou les croque-morts avaient leur fête. Leur journée spéciale de célébration festive. Comme la fête des mères ou celle des secrétaires trilingues. Un petit moment de gloire, en somme. Mais l’épreuve de philosophie du baccalauréat est surtout l’occasion, pour les médias, de montrer des jeunes gens tétanisés par la difficulté de l’examen, ou broyés par le doute. Le Parisien titrait à propos de ce rite de passage réputé difficile : « l’épreuve (fait) trembler les candidats ». Ainsi, les médias ont une approche ambivalente de l’événement : d’un côté c’est un particularisme français prestigieux, hérité de Napoléon, et couronnant avec panache le cycle secondaire ; d’un autre côté c’est une épreuve particulièrement difficile dont le niveau d’exigence ne serait plus adapté aux jeunes d’aujourd’hui, les jeunes de la « massification ». D’un côté l’épreuve de philosophie est une fierté française (Xavier Darcos a même déclaré que c’était « un des blocs de granit sur lesquels la République s’est faite » – avec le beaujolais nouveau ?), et d’un autre côté c’est une torture mentale pour les chères petites têtes blondes, qui n’auraient plus les circuits mentaux adaptés à la construction d’une réflexion structurée ou à l’écriture d’une dissertation digne de ce nom. Maryline Baumard va même plus loin dans Le Monde daté du 17 juin, puisqu’elle remet en cause l’épreuve dans son article « La  » reine philo  » a perdu de sa superbe » : « (l’) épreuve de philosophie du baccalauréat (…) garde une image forte mais surannée. La  » philo  » a mal franchi le cap de la massification sociale des études secondaires et celui du XXIe siècle. » Ainsi, les médias se partagent entre fascination et réserve pour une épreuve dont la réputation de difficulté ne serait plus en ligne avec la modernité et qui serait devenue inacceptable en ce qu’elle heurte chaque année d’innocents petits lycéens qui se font symboliquement brutaliser à coups de notes inférieures à la moyenne.

Mais les médias audiovisuels, outre ces débats systématiques sur l’avenir du bac, ont bien compris la puissance de nostalgie de cette épreuve de philo, qui nous renvoie à nos propres angoisses passées ou à celles de nos enfants (pour ceux et celles dont les progénitures ont passé le bac). Les journaux télévisés de 13 h des deux premières chaînes françaises, TF1 et France 2, ont fait chacun leur ouverture sur l’épreuve de philosophie. Malgré une actualité plutôt chargée (mouvements sociaux divers, émeutes dans la Marne, euro 2008 de football, etc.) les deux chaînes ont fait le choix de consacrer un large temps d’antenne à l’événement : plus de 8 minutes en ouverture du journal pour France 2 et plus de 4 minutes pour TF1. Mais les deux chaînes, qui se partagent un auditoire plutôt homogène (composé de beaucoup de retraités…), ne proposent pas exactement la même lecture de l’épreuve.

Jean-Pierre Pernaut, à la tête du journal de 13h de TF1, présente un reportage qui ne s’attarde pas trop sur les sujets soumis à la sagacité du peuple lycéens, mais qui est centré sur la pression psychologique pesant sur les candidats (qui sont stressé, apeurés, tétanisés, angoissés, etc.). Le reportage de Lionel Gendron, tourné à Poitiers autour de lycéens en terminale littéraire, insiste immédiatement sur la crainte des jeunes : « Un matin d’examen le réveil est un objet superflu, le stress suffit à vous sortir du lit… » et commente ainsi la distribution des copies : « C’est parti pour quatre heures de petites angoisses, de solitude et de réflexion… ». A la fin de l’épreuve Lionel Gendron recueille le témoignage d’une jeune candidate, déclarant : « C’est hyper-stressant… », et le reporter nous offre une ravissante séquence très « tournée », très mise en scène, de deux jeunes lycéennes en train de deviser gaiement sur leurs copies respectives : « Ben non pask’ Sartre y’ dit que l’homme est condamné à être libre… ouais bah’ c’est la mauvaise foi quoi… ». Ce sujet est complété, sur TF1, par un second reportage, de Pascal Michel, tout aussi anecdotique, sur l’état d’esprit des parents de candidats, dans la région de Toulouse. Le journaliste en remet une couche anxiogène et évoque la « fébrilité » d’une mère de famille accompagnant sa fille aux épreuves.

Si la rédaction de TF1 a tenu à rendre compte de cet événement de la vie des français, en insistant notamment sur l’angoisse des parents, l’organisation logistique de l’expédition (prendre la voiture, trouver le centre d’examen, éviter le blocus des routiers-sont-sympas, etc.) ; le journal de France 2 va proposer une autre lecture de l’événement, plus attentive au déroulement pratique de l’épreuve (insistant sur le rôle des chefs d’établissement) et aux sujets de philosophie eux-même. Le journal d’Elise Lucet consacre deux fois plus de temps à la question. Le champ sémantique du stress est toujours omniprésent dans le premier reportage, tourné à Lille par Nabila Tabouri, qui suit des lycéens en série S. Comme dans le reportage de TF1, la journaliste nous impose la présence douloureuse d’adolescents à la peau difficile et aux cheveux gras, ricanant bêtement en prononçant des phrases mal construites, comportant par exemple le nom de Schopenhauer, ou bien exprimant leur angoisse existentielle en des termes incompréhensibles à tout homme évolué. Mais ils sont, évidemment, tout aussi attendrissants que ceux de TF1… tout aussi fragiles et comme tombés du nid… On note, cependant, que dans le sujet de France 2, les jeunes-gens ne s’expriment pas seulement sur leur stress, mais défendent aussi leurs approches des sujets. Ce premier sujet est complété par un reportage plus généraliste sur l’histoire du baccalauréat, et sur les chiffres-clés de cet examen (nombre de candidats, pourcentage de reçus, etc.). Reprenant des images tournées en région, ce sujet de François-Julien Piednoir, évoque à nouveau l’angoisse des candidats, stressés, accros à leurs fiches de révision, fébriles, etc. La télévision a résolument choisi un langage déterminé pour parler du bac de philo : le registre anxiogène des reportages sur l’insécurité ou sur les accidents de la route…

Mais le clou du spectacle est la présence, en plateau, du philosophe médiatique Raphaël Enthoven (« Quatre consonnes et trois voyelles, etc. »), habitué des studios de télévision et de radio. Elise Lucet indique d’entrée de jeu que Raphaël va devoir « rassurer les candidats et les parents ». Et c’est ce qu’il va s’employer à faire, en quelques minutes. Sous le regard admiratif et gourmand de la journaliste, Enthoven va proposer un « corrigé express » à l’un des sujets. On n’a pas fini de s’interroger sur le sourire extatique d’Elise Lucet : derrière le plaisir évident qu’elle semble prendre à écouter Enthoven partir dans des envolées philosophiques plutôt confuses (mais aussi sexy que le personnage), on devine chez elle comme une fierté à « servir » de la philosophie à la télé, à « donner » de la haute culture aux téléspectateurs du 13h qui vont en prendre « plein » les oreilles entre la poire et le fromage… Au terme de son « corrigé express » du sujet « La perception peut-elle s’éduquer ? » on imagine le nombre des candidats qui ont commencé à nouer une corde pour se pendre, et aux parents tétanisés prévenant gravement leurs progénitures : « Je t’interdis de faire de la philo à la fac, tu m’entends… ». Raphaël rappelle enfin que la meilleure manière de ne pas rater une dissertation est de « tenir la main » au correcteur et de répondre à la question posée. Eclair de bon sens. La bonne copie doit savoir « amener le correcteur, sans effort, d’un début à une fin »…. La copie, dont la lecture/notation n’est payée généreusement que cinq euros par l’Education nationale, ne doit pas demander trop de travail au correcteur pour être bien accueillie…. On se dit, au final, que ce conseil un brin cynique de Raphaël, s’il ne grandit pas la dissertation, ni le métier de professeur de philosophie, pourrait garantir la moyenne à bien des jeunes candidats… dans un univers cruellement divisé entre les philosophes médiatiques abonnés aux gros tirages sur des essais « grands publics », et les profs de philosophie anonymes à 5 euros la copie…

Mais en conclusion le philosophe croit utile de nous accabler par le souvenir de son expérience personnelle de l’épreuve de philo. Comme il l’expliquait déjà dans Le Parisien du 16 juin, Enthoven indique qu’il a lui même cédé à la peur panique de l’épreuve, et qu’il n’a eu que 11/20. Il explique qu’il s’est jeté « comme un mort de faim sur un texte de Kant sur l’amour » et qu’il n’a pas su en tirer partie, étant (à l’époque) aussi incompétent dans le domaine que le grand chinois de Königsberg. On verserait bien une larme, s’il était honnête de faire abstraction du fait que cette copie qui fut notée 11/20, en 1993, vaudrait certainement aujourd’hui un bon 16…

Par-delà le sympathique récit commun, partagé par TF1 et France 2, entre nostalgie et description anxiogène d’une épreuve initiatique de « passage » pour la jeunesse française, on doit se demander si le marronnier ne cacherait pas la forêt ?

Le seul non-dit de ces reportages diffusés par la télévision, chaque année, est la baisse du niveau des candidats et les efforts de manipulation (admis publiquement par l’Education nationale) pour ne pas que la moyenne de philosophie au baccalauréat ne plonge trop. La véritable question, contrairement à ce que pense la journaliste du Monde ci-dessus citée, n’est pas de savoir si l’épreuve de philosophie du baccalauréat est trop exigeante pour de pauvres petits élèves d’aujourd’hui, issus de la « massification » et de la culture-zapping-et-haut-débit… mais de savoir si l’école publique est encore capable de former la jeunesse, en terme de méthodes et de contenus de connaissance, pour qu’elle soit à la hauteur de cette tradition intellectuelle…

A condition de faire abstraction du grand fauteuil en rotin sur lequel est assise cette intéressante correctrice (et qui renvoie aux pires heures du pays, occupé par l’érotisme poussif d’Emmanuelle), on se dit que le seul discours qui est inaudible – chaque année – est précisément celui de cette enseignante, Nadine Wainer, interviewée dans le cadre du documentaire « Education nationale, un grand corps malade », et dénonçant l’inexorable baisse du niveau des élèves, bien en amont de la classe de Terminale… La question, au final, maintenant que la forêt noire s’est révélée derrière l’amusant marronnier médiatique, est de savoir si l’Education nationale est vraiment impuissante à endiguer cette baisse du niveau, et qu’elle s’est résignée à l’accompagner en contexte de « massification » populaire… ou bien si une volonté théorique et pédagogique résolue, a organisé ce triste recul de la culture du « contenu de connaissance » à l’école, au profit de l’illusion d’une connaissance venant des élèves eux-mêmes… comme par une opération du saint-esprit laïc ?

Qu’importe ! … répondront certainement les plus progressistes des pédagogues, dans un ricanement… l’année prochaine, ou la suivante, le bac de philo deviendra un simple QCM (moins socialement brutal que la « dissertation » tellement calquée sur les standards bourgeois de l’agrégation, hein…), et il sera évidemment possible de développer ses réponses aux questions subsidiaires en langage SMS et en orthographe MSN. Soyons sûrs que TF1 et France 2 seront encore là, comme chaque année, pour nous faire savourer ce moment irrésistible de drôlerie… et qu’il sera toujours temps de se cacher derrière ce marronnier de presse pour ignorer la forêt…

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