Arianna Sforzini : Michel Foucault, une pensée du corps

Plutôt qu’une véritable réflexion sur une « pensée du corps », une analyse de la thématique du corps chez Foucault

1. Le corps, les corps – un thème tout à la fois central chez Foucault mais peu étudié

L’ouvrage d’Arianna Sforzini[Arianna Sforzini, Michel Foucault. Une pensée du corps, PUF, 2014[/efn_note] adopte le même principe que celui retenu chez Philippe Chevalier, Le pouvoir et la bataille dont on peut consulter [ici la recension : aborder l’œuvre de Michel Foucault sous un angle particulier, relire l’ensemble de l’œuvre à travers une perspective particulière : en l’occurrence, la thématique du corps, qui conduit l’auteure à parler d’une « pensée du corps » comme en témoigne le titre de son ouvrage. De la même manière que pour l’ouvrage précédent, on est amenés à parcourir l’œuvre du philosophe et ses moments significatifs, tout en développant sur un thème en particulier que l’on entend interroger, questionner pour dire à son propos quelque chose de nouveau, quelque chose de neuf, quelque chose que Foucault lui-même n’aurait pas théorisé en tant que tel mais qui mérite de l’être et attend, pour ce faire, le critique attentif. Plus encore dans cet ouvrage que dans celui que l’on évoquait précédemment, l’auteure s’intéresse avec le corps à un objet qui n’est pas thématisé comme tel par Foucault, qui ne lui consacre aucun ouvrage en propre, tout en étant pourtant au cœur de sa réflexion et de l’ensemble de ses ouvrages et articles – ou presque. Pas sûr pourtant que cette thématique, centrale en effet, ait été aussi délaissée par les commentateurs qui se contenteraient de renvoyer bien platement et d’un trait de plume à la « bio-politique » ou à la « subjectivation » sans en dire grand chose.

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A. Sforzini cite en effet elle-même un certain nombre d’articles majeurs sur la question, ceux de Judith Butler par exemple 1, mais qu’A. Sforzini estime « orientés ». Disons qu’il s’agit au moins autant pour J. Butler de penser avec Foucault que d’écrire à propos de Foucault 2. Il n’en demeure pas moins qu’A. Sforzini propose un parcours thématique intéressant autour du traitement du corps chez Foucault. L’ouvrage se répartit en effet en quatre sections : observation, gouvernement, épreuve, bataille – autant de jalons thématiques caractéristiques de l’œuvre foucaldienne qui vont orienter l’analyse.

2. Typologie des usages et parcours de l’œuvre

Envisager les corps en tant qu’il sont « observés » permet à A. Sforzini d’aborder entre autres Naissance de la Clinique et l’Histoire de la folie. Avec le « gouvernement des corps », c’est Surveiller et punir qui est au centre, en parallèle avec certaines analyses de Vigarello, et, in fine, La Volonté de savoir et Le Pouvoir psychiatrique qui étayent une réflexion sur « le corps sexuel ». Les derniers travaux, les deux derniers volumes sur l’Histoire de la Sexualité et les derniers cours et articles, trouvent place dans le chapitre consacré à l’« épreuve des corps ». Enfin ce sont des figures ponctuelles, marquantes dans l’œuvre, qui sont convoquées dans le quatrième et dernier chapitre intitulé « les batailles des corps ». On y retrouve, entre autres, l’hystérique, le possédé et le cynique. Ce chapitre a d’autre part un statut bien particulier puisque ce qui y est traité affecte toutes les autres manières dont le corps a été envisagé, ce que l’auteure souligne elle-même en disant que « tout au long des analyses foucaldiennes, le corps réalise et résiste. Observé, gouverné ou éprouvé, il fait exister des jeux de vérités immanents aux discours. […] Mais il leur résiste tout aussi bien par des stratégies multiples : quand il subvertit, par l’exagération ou la mise en scène, les demandes de vérification ; quand il contourne ou anéantit, par la simulation ou la répétition, les exigences de conformité ; quand il dénonce, par des tremblements et des cris, les prétentions des savoirs-pouvoirs constitués ; quand il détourne, par l’exhibition ou le scandale, la demande d’un dire vrai. Les dynamiques du corps comprennent une puissance critique qui est un moteur essentiel de l’histoire généalogique. Sans présupposer aucun fondement substantiel, les seuls jeux historiques des corps font voir ses capacité d’insoumission » (p. 119). Chacun de ces aspects est développé dans une section particulière, mais c’est avant tout au « corps utopique » 3, qui est d’ailleurs le titre d’une conférence de Foucault, publié en 2009 aux éditions Lignes, qu’A. Sforzini rattache cette dimension subversive du corps (p. 119-125). À cette question se rattachent également les développements, anticipés, du chapitre précédent consacré au « corps de la ‘contre-attaque’ » (p. 65-74) et qui convoque, à très juste titre et dans des pages fort intéressantes, J. Butler et T. Négri 4.

3. Bilan du projet

A. Sforzini nous propose donc bien un parcours général de l’œuvre foucaldienne à travers une typologie de la place et du rôle qu’occupe le corps chez Foucault. Deux limites peut-être à l’ouvrage qui sont sans doute la contrepartie de ses qualités. Premièrement, en dépit d’une clarté toute pédagogique, faire droit à des corps bataille « à part » invite à négliger que la bataille se glisse à tous les étages précédemment envisagés. Cette hésitation apparaît d’ailleurs dans la construction même de l’ouvrage puisque la dernière section du chapitre consacré à l’épreuve du corps s’intéresse au « corps de la ‘contre-attaque’ ». Deuxièmement, le lecteur non prévenu aura très souvent l’impression de lire une brillante explication ou clarification à propos de tel ou tel aspect foucaldien, alors qu’il s’agit finalement d’une paraphrase des propos du philosophe dans tel ou tel ouvrage. Que l’on songe par exemple à la réflexion sur la clinique ou à l’opposition corps du roi/corps du supplicié. Dans ces deux cas – mais on pourrait dire la même chose de nombreux passages de l’ouvrage – on peut avoir l’impression du « érudition étourdissante » 5, alors qu’il ne s’agit que de mise en forme. La référence à Kantorovicz par exemple, sonne très bien, mais c’est Foucault qui l’analyse et la développe 6. Peut-être un petit défaut dans la clarification des prises de paroles car c’est Foucault recomposé, « mixé », aggloméré que l’on entend et non une parole distanciée et critique. L’ouvrage est loin d’être sans intérêt ou anecdotique, bien au contraire et il dresse une brillante synthèse du traitement du corps chez Foucault qui faisait en effet défaut dans les études foucaldienne. Une importante lacune est donc comblée. Mais, contrairement au précédent ouvrage dont nous avons parlé, Michel Foucault. Le pouvoir et la bataille, qui nous invitait à une véritable réflexion à propos de la pensée foucaldienne, ce dernier ouvrage est davantage un parcours dans l’œuvre et une synthèse sur le traitement du corps chez Foucault, au demeurant fort riche et fort intéressant, il faut le souligner, qu’une réflexion sur « une pensée du corps » comme le promettait le titre.

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  1. A. Sforzini cite notamment « Foucault and the paradox of the bodily inscription », The Journal of Philosophy, novembre 1989, vol. 86, n°11, p. 601-607 ; « Reconsidérer ‘les corps et les plaisirs’ » et « Retour sur les corps et le pouvoir » dans Incidence 4-5, 2008-2009, p. 91-102 et 103-116.
  2. Sur la question des « usages », herméneutiques ou pragmatiques, voir l’introduction d’H. Oulc’hen, Usages de Foucault, Paris, PUF, 2014 et, plus généralement, l’ensemble des contributions de cet ouvrage. Je me permets de renvoyer à la présentation que j’en propose sur ce même site.
  3. Cette conférence prononcée par M. Foucault à France Culture est éditée par les éditions Lignes, suivie des Hétérotopies. Le texte est assez singulier et d’une tonalité assez surprenante.
  4. T. Negri, « Quand et comment j’ai lu Foucault », dans Michel Foucault, Cahier 95, L’Herne, 2011.
  5. J’emprunte l’expression à Foucault lui-même, Dits et écrits 225.
  6. Voir Surveiller et punir, p. 37-38.
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