Antoine Grandjean et Laurent Perreau (dir.) : Husserl.

Les éditions du CNRS viennent de publier un volume collectif consacré aux Ideen 1 de Husserl, volume dirigé par Antoine Grandjean, auteur bien connu des lecteurs d’Actu-Philosophia qui a recensé Critique et réflexion[cf. Antoine Grandjean, Critique et réflexion, Vrin, 2009 ; cf. la recension [ici de Thibaut Gress[/efn_note] et Laurent Perreau1. Regroupant neuf contributions originales, il se propose d’offrir au lecteur une lecture thématique et non cursive du premier tome des Ideen de Husserl, chaque auteur élucidant un problème propre du tournant transcendantal et mettant en lumière des aspects parfois peu étudiés de celui-ci. La richesse du collectif tient d’une part à la grande rigueur des articles proposés et, d’autre part, à l’analyse de moments clé de l’ouvrage de 1913 qui reçoivent ainsi un éclairage plus que bienvenu grâce à ce que les éditeurs appellent des « coups de sonde »2. Un double registre est ainsi soumis au lecteur : un premier purement explicatif destiné à faire comprendre Husserl de manière assez classique – il s’agit, à l’origine, de journées d’étude destinées aux agrégatifs – et un second plus herméneutique où les auteurs font le point sur l’état de leurs recherches.

Toutefois, nous ne pourrons rendre compte de tous les articles, raison pour laquelle nous nous concentrerons sur ceux qui nous paraissent les plus féconds quant au gain d’intelligibilité du texte husserlien et aux apports herméneutiques.

A : Présenter la pensée de Husserl

La préface rédigée par Antoine Grandjean et Laurent Perreau constitue une excellente entrée en matière pour qui n’est pas familier de la pensée husserlienne et permet, en même temps, d’indiquer le champ sur lequel vont se déployer les présentes études. Il ne s’agit pas d’une préface formelle mais bel et bien d’une indication programmatique précise couronnant de claires explications quant au sens du tournant transcendantal en tant que tel.

Les deux auteurs commencent par rappeler ce qui sépare le geste des Recherches logiques de celui des Ideen, ce qui leur permet d’établir très rapidement le sens même du transcendantal. Prenant appui sur la 5ème Recherche logique, Grandjean et Perreau rappellent qu’apparaît déjà dans l’œuvre de percée une théorie des actes de conscience compris comme vécus intentionnels. Mais il ne s’agissait là que d’une science descriptive, encore psychologique, destinée à comprendre de tels vécus comme des faits à observer. En 1913, si demeure la description, apparaît le transcendantal et, partant, un dépassement de la description par la constitution de sens. Ce dépassement fait que non seulement la méthode évolue mais, de surcroît, le sens des choses change également : si le vécu abandonne sa dimension empirique, l’étant reçoit désormais son sens de la subjectivité, d’où cette double révolution méthodologique et ontologique. « La mutation qui se produit entre 1901 et 1913 est ainsi tout à la fois d’ordre méthodologique et ontologique. Elle est d’ordre méthodologique dans la mesure où Husserl découvre et affine progressivement la démarche de la réduction transcendantale. »3

Ainsi se trouve d’emblée évacuée une équivoque : le fameux « retour aux choses mêmes » ne signifie en rien se laisser guider par l’étant, mais tout au contraire chercher à remonter à l’apparaître même, c’est-à-dire ne pas s’aliéner à la donation mais bien plutôt retrouver les conditions de la donation intrinsèquement inscrites en la conscience. Et c’est là qu’intervient le transcendantal en tant que la découverte de ce dernier permet de comprendre non seulement pourquoi les choses apparaissent à la conscience comme elles lui apparaissent, mais en plus de comprendre comment nous leur attribuons un sens.

La réduction prend dès lors tout son sens, et reçoit dès cette préface une présentation très claire : par la réduction, j’affranchis le phénomène de son existence pour le reconduire aux conditions de son apparaître, c’est-à-dire que je réduis ce qui apparaît à cela même qui lui donne sens et qui le constitue. « Dit autrement, les ‘’phénomènes’’ de la phénoménologie sont les phénomènes « transcendantalement réduits » à un apparaître à et dans une visée. »4 Et les auteurs de préciser le sens de leur remarque : « En tant que réduction à, elle n’est pas une amputation, mais une manifestation ou une monstration comme, un faire paraître en tant que, consistant dans une commutation qui est une double augmentation (la phénoménalité des phénomènes s’y manifeste elle-même, en même temps qu’apparaît le champ de la conscience constituante). (…). Mettre entre parenthèses n’est pas gommer, mais affecter d’un indice de phénoménalité. »5 Bref, il s’agit de réduire les apparitions à leur dimension d’apparaître et de reconduire les objets à leur essence.

En quelques lignes très claires, les concepts essentiels de la philosophie transcendantale reçoivent donc une caractérisation extrêmement utile au novice en terres husserliennes. En outre, la distinction entre le transcendantal kantien et celui de Husserl, sans être creusée, est toutefois évoquée, et il apparaît clairement que Husserl cherche à faire du transcendantal ce à quoi la conscience peut accéder, à la différence de Kant qui ne faisait pas du transcendantal l’objet d’un expérience possible.

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Au-delà de ces explications, les deux auteurs avancent une précision qui dépasse le simple cadre de la présentation de la pensée husserlienne et qui éclaire efficacement la notion d’essence husserlienne. Si l’essence platonicienne – et, au-delà de Platon, de l’ensemble de la tradition philosophique – constitue par excellence le lieu de l’identité et de la stabilité, il n’en va pas du tout de même dans celles telles qu’envisagées par Husserl qui sont fluentes et indéterminées. Mieux encore, l’indétermination des essences constitue un trait distinctif de ces essences, ce qui situe d’emblée la science éidétique dans une sphère absolument originale où la science ne se calque pas sur la certitude. « L’inexactitude n’est pas l’autre de la scientificité, mais le propre d’une science essentiellement descriptive, telle que l’est la phénoménologie. »6

Concluons donc cette approche de la préface en signalant que celle-ci constitue une excellente présentation de la philosophie transcendantale de Husserl pour qui ne la connaît pas, tout en prolongeant la simple explication par une analyse fine de la notion de scientificité chez Husserl non corrélée à celle de certitude sans rien perdre pour autant de ce qu’elle est.

Il serait possible de relier cette préface au dernier article du recueil, celui de Dominique Pradelle qui présente d’une manière tout aussi claire que convaincante le rôle de la raison au sein des Ideen. Le concept de raison, analyse Pradelle, désigne une structure téléologique inhérente à toute intentionnalité ou, mieux encore, désigne une structure de validation relative à l’essence de tout étant en général. A cet égard, la phénoménologie de la raison désigne la problématique de la constitution transcendantale des objets pour autant qu’elle est déployée de manière systématique. A cela, Pradelle rajoute le fait qu’il existe moins une raison unique qu’il n’y a une « pluralité de rationalités régionales. »7

Mais d’où vient alors l’unité de la raison ? Pas de la subjectivité mais du « caractère systématique de l’ordre des essences d’objets mondains, qui provient à la fois de ce que toutes les régions matérielles sont englobées dans l’eidos du monde (ou sens-de-monde, Weltsinn) comme omnitudo realitatis, et du fait qu’elles sont reliées entre elles par la relation de fondation. »8 Bien comprendre les implications d’une telle décision signifie comprendre que c’est l’eidos de l’objet qui implique par avance la structure de la connaissance de l’objet. On a là un « geste anti-copernicien de Husserl. »9 au sens où le projet de connaissance adéquate ne relève pas de l’initiative du sujet connaissant. « Husserl, conclut excellemment Pradelle, construit donc une doctrine de la rationalité qui soustrait la notion de raison à toute présupposition sur l’essence de la subjectivité : la raison ne désigne plus une faculté, mais une pluralité de modes de rationalité absolument prescrits par les différentes catégories d’objets (…). »10

B : La notion d’essence

Un des points centraux du recueil consiste à cerner le sens même de l’essence husserlienne dont, redisons-le, la différence avec la signification classique est clairement mise en avant dans la préface. A cet égard, l’article de Laurent Perreau s’avère hautement précieux. L’essence y est d’abord présentée comme un ensemble de déterminations communes à une multiplicité d’objectités ; mais telle n’est pas l’essence pure qui, comme telle, est affranchie de toute dépendance empirique : l’essence pure vaut pour l’existence mais aussi pour l’imagination. Ainsi l’essence pure ne désigne-t-elle rien d’autre que ce que ma pensée est amenée à se représenter lorsqu’elle pense à un objet.

Sur ce sujet, nous pouvons renvoyer aux analyses de Claude Romano consacrées aux lois d’essence, c’est-à-dire à l’a priori matériel, et à sa manière de décrire les lois d’essence comme ce que ma pensée ne peut pas ne pas se représenter en pensant à un objet. Mieux encore, « une loi d’essence est un invariant de structure qui peut être exprimé au moyen d’une proposition qui est vraie « dans la totalité de l’univers et dans tout univers possible ». Pour saisir une essence ou une loi d’essence, il suffit de parcourir librement par l’imagination une multitude de variables pour appréhender à travers elles ce qui demeure invariant, ce qu’il y a d’essentiel à tous ces exemples. Pour discerner l’eidos de la couleur, par exemple, il convient de parcourir une multiplicité d’exemplaires fictifs de couleur afin de saisir à travers eux l’élément identique, l’hen epi pollôn [l’unité d’une multiplicité] comme disait Platon. »11

Il est essentiel de comprendre que les essences dont il est question ne sont pas découvertes a priori bien que les lois d’essence aient une validité a priori. La phénoménologie, contrairement à la géométrie, est une science qui « institue une saisie progressive de l’essence par le biais de conjectures et de vérifications successives en mettant les déterminations conceptuelles envisagées à l’épreuve de l’essence recherchée, ou plutôt de ce qui résiste à la variation. »12 Une fois que les essences sont saisies, il reste à formuler des propositions, des énoncés et des nécessités d’ordre éidétique qui formeront les lois d’essence. En d’autres termes, la saisie des essences n’est que le « commencement »13 de la phénoménologie, laquelle invite à formuler les essences saisies dans des lois qui exprimeront ce que sont les lois mêmes de la pensée.

C : La question du noème

Une des questions récurrentes du recueil est celle du statut du noème, c’est-à-dire de l’objet comme sens constitué par la conscience, plusieurs fois abordée. Le remarquable article de Jean-François Lavigne contribue à éclairer ce problème, sous la forme d’une reprise condensée de son non moins remarquable ouvrage consacré à la transcendance chez Husserl[cf. Jean-François Lavigne, Accéder au transcendantal. Réduction et idéalisme transcendantal dans les Idées I de Husserl, Vrin, 2009 et la recension [ici [/efn_note] où il interrogeait le droit de réduire la transcendance à la vie intentionnelle et subjective. Seule une fondation ontologique peut justifier une telle réduction. Donc il faut reconnaître que « la justification méthodologique radicale de l’attitude phénoménologique consiste bel et bien, pour Husserl, en une proposition ontologique, c’est-à-dire coïncide avec sa conception du sens d’être de la réalité mondaine, et du sens d’être de la conscience intentionnelle. »14 Cette question soulevée par Lavigne est en fait celle du noème, en tant que corrélat de la noèse, et de son rapport à la transcendance. Ce problème, pour le dire encore plus simplement, est celui du statut de ce que nous appelons quotidiennement le « réel » au sein de la pensée husserlienne.

La thèse de départ de Lavigne consiste à affirmer que Husserl a comme ambition de « fonder dans la phénoménalité pure de la vie intentionnelle la possibilité même de toute transcendance – y compris la transcendance par excellence qu’est l’être absolu que la conscience dans son attitude naturelle reconnaît au monde. »15 Naturellement, une telle thèse revient à dire que l’être transcendant est toujours déjà ramené à la conscience, et que sa transcendance ne saurait être absolue puisque toujours relative à ma visée ; cela est d’autant plus délicat que la transcendance reconnue à la réalité par la conscience naturelle est ontologique et non phénoménale. Comment alors comprendre le rapport de la transcendance au noème ? Peut-il y avoir des objets transcendants qui seraient indépendants de leur phénoménalisation ?

Pour résoudre ce délicat problème, l’auteur analyse le cas de la couleur et cherche à dépasser la couleur telle que sentie par la conscience – la couleur vue, donc ramenée à la conscience – et la couleur visée, donc la couleur noématique, vers « la propriété réale invisible qui se manifeste à nous sous la forme du chatoiement hylétique. Ce qui, de l’arbre même et en lui, en tant qu’il « pousse » dans la terre par lui-même, indépendant de toute intentionnalité, peut susciter en moi l’apparition d’un datum chromatique, comme sa cause occasionnelle et non comme son contenu : tel est le référent véritablement « transcendant » du vécu de couleur. »16 Toutefois, et c’est là le cœur de la difficulté que veut soulever Lavigne, une telle propriété réale ne peut pas être comme telle un corrélat noématique perceptif : elle demeure phénoménale et non transcendante : la transcendance phénoménale ne peut pas, par définition, être une transcendance au sens strict puisqu’elle est toujours relative à ce qui m’apparaît.

On le sent, la solution retenue par Lavigne destinée à résoudre cette difficulté impose de penser une indépendance radicale de l’être à l’égard de la subjectivité sous toutes ses formes, bref de questionner l’originarité radicale de la donation. Comment la donation de l’objet noématique se produit-elle comme sa présentation en chair et en os, pas seulement en personne ? Voilà le problème définitif auquel parvient l’article ; or, poser la question en ces termes revient à en donner aussitôt la solution : il faut un surgissement impressionnel effectif d’une séquence de data hylétiques concordant de manière cohérente avec le sens noématique impliqué dans la visée. Leur effectivité provient de leur affectivité. Et c’est là la condition de la rationalité husserlienne ; plus clairement dit, Husserl, selon Lavigne, est obligé de reconnaître du pré-phénoménal pour rendre compte de cela même qui m’affecte. Lavigne restitue donc, sous une forme très condensée, l’un des résultats centraux de Accéder au transcendantal où il concluait par l’idée suivante : « En réalité donc, si la couleur de cet arbre m’apparaît comme si « réelle », comme appartenant à l’arbre et non à mon vécu, c’est parce que dès la toute première esquisse, avant même toute variation hylétique, le datum chromatique senti est reçu au niveau fondamental de l’expérience qui se vit comme choc d’un élément étranger, comme affection. L’intentionnalité est donc originairement une réponse. Nous ne constituons perceptivement des objets que dans la mesure où d’abord des étants nous ont originairement affectés. »17

Cette réflexion sur le noème est poursuivie par l’excellent article d’Etienne Bimbenet, qui développe la thèse d’une double théorie du noème. Il y a d’abord ce que vise la conscience et il y a le problème de l’être véritable. Tout l’article de Bimbenet va s’appuyer sur cette distinction qui vise à séparer l’objet visé par la conscience, l’objet dans le sujet, et la connaissance comme telle du transcendant. Une fois encore, la question du rapport entre noème et étant transcendant réapparaît et paraît constitutive des difficultés mêmes des Ideen. « D’un côté, écrit Bimbenet, le noème n’est pas la chose existante, étant issu d’une opération qui met entre parenthèses l’existence ; mais d’un autre côté il n’est pas non plus la conscience, étant justement ce que vise la conscience. Le noème n’est ni la chose « réale » (real), physiquement existante, ni une composante réelle (reell) de la conscience, comme sont les noèses et leur soubassement hylétique. »18

Ce que cherche à montrer Bimbenet, c’est la double fonctionnalité du noème, lequel constitue d’abord l’objet existant « mais gonflé de toute la vie de conscience que la croyance en l’existence oblitérait. »19 puis devient le premier pas dans une connaissance objectivement valide du transcendant. D’où le risque pointé par Bimbenet : « celui de faire implicitement du noème une entité psychique faisant le lien entre la conscience et la réalité, une image mentale présente dans l’esprit comme le substitut intérieur de la chose. »20 La quatrième section des Ideen secondarise le noème, en fait une copie de ce qui est, et prend donc le risque de le mentaliser.

Or, précise l’auteur, à aucun moment Husserl ne pose explicitement de tension entre les deux sens du noème : cela signifie alors que c’est le même monde dont il est question, abordé sous deux angles différents : le premier angle est celui de la vie de conscience, l’intentionnalité comme telle qui donne un objet intentionnel ; mieux encore, il donne à voir la multiplicité des vécus en la résorbant. A un second niveau, la multiplicité refoulée referait son apparition, sous une forme cette fois assumée, ce qui revient à dire, selon Bimbenet, que le perspectivisme est irréductible. « Dieu lui-même verrait encore de quelque part. Le perspectivisme est l’intentionnalité elle-même, comme œuvre d’identification du multiple ; il est la tournure même de notre insertion dans l’être. »21

D : Réflexions sur la réflexion

Un autre aspect décisif de la pensée husserlienne dans ce collectif est celui du rôle de la réflexion au sein des Ideen. Dans son article, Samuel le Quitte en fait un pivot majeur de la démarche phénoménologique : « La réflexion permet d’intégrer les vécus au sein d’un seul flux de conscience, dans la mesure où il est possible non seulement de vivre un vécu sous une forme actuelle, mais encore de se rendre présent ce vécu, de le porter sous le regard, et même de voir en quoi, précisément, il ne faisait pas l’objet d’une telle attention. Actualité et inactualité ne concernent donc plus seulement la sphère de la perception instantané des objets, mais s’appliquent désormais au flux du vécu de conscience lui-même : je peux tourner le regard de la réflexion vers ce qui a été vécu et même réfléchir sur la réflexion elle-même. »22

Mais c’est l’article de Pierre-Jean Renaudie qui constitue à cet égard l’éclairage le plus essentiel. Jouant le rôle de condition de principe de sa possibilité, la réflexion est présentée comme intimement liée à la démarche phénoménologique, dont elle est une loi d’essence de droit de la conscience transcendantale. L’auteur distingue subtilement la réflexion de la perception interne et permet de comprendre une distinction essentielle entre Brentano et Husserl, ce dernier refusant les catégories jugées métaphysiques de « dedans / dehors » ou de « objet psychique / objet physique » que maintient la notion de perception interne. La description phénoménologique doit alors elle-même faire l’objet d’une saisie intentionnelle ce qui permet d’objectiver le vécu : dès lors, l’accès aux vécus, loin d’être immédiat parce qu’il n’y a pas de perception interne qui me les donneraient comme tels, est pris dans la réflexion qui, seule, rend possible la démarche phénoménologique en son entier. « La rigueur de la description phénoménologique se paye ainsi au prix de la perte du caractère irréfléchi du vécu. »23

Toutefois, cette démarche soulève une difficulté que restitue fort bien l’auteur : la modification réflexive interdit a priori toute possibilité de comparer le vécu réfléchi au vécu irréfléchi, « ce qui signifie que nous n’avons aucun moyen de rendre compte de l’adéquation de notre description au vécu auquel elle prétend s’appliquer. »24 Et c’est là que s’exprime, selon nous, la grande fécondité de l’article qui mobilise la dimension originairement temporelle du flux de conscience : tout vécu est par essence un vécu qui s’écoule, de sorte que le temps appartienne par essence au vécu. « En conséquence, l’écart qui sépare mon vécu présent des vécus passés sur lesquels je peux maintenant réfléchir n’est pas une simple limite imposant des contraintes extérieures à la conscience, c’est au contraire sa loi d’essence la plus propre : il est essentiel au vécu qu’il s’écoule et puisse donc se décliner selon des modalités temporelles différentes sans pour autant devenir autre. »25

Le très bon article d’Antoine Grandjean consacré à l’égologie fait, lui aussi, usage de la réflexion pour interroger le statut de l’ego transcendantal. En effet, la thématisation du Je sous réduction ne signifie pas une reprise de l’égologique sous les espèces du simple phénomène, mais la réaffirmation de sa pertinence au plan transcendantal. C’est alors la réflexion qui va se trouver convoquée pour élucider le sens d’une telle thématisation : « La réflexion est cet acte qui fait paraître le trait égologique de tous les vécus en général, y compris ceux où le Je est d’une certaine manière oublieux de lui-même. »26 Néanmoins, Antoine Grandejan ajoute que la réflexion se caractérise par son immédiation, si bien que le Je réfléchissant est identique au Je réfléchi. Si l’article de Grandjean est, en lui-même, fort clair et très précis quant à sa démarche, il n’en demeure pas moins que cette qualification de la réflexion comme immédiation peut troubler qui n’est pas familier de l’œuvre husserlienne dès lors que l’article précédent eut pour objet de présenter la réflexion comme médiation par opposition à la perception interne de Brentano qui est, elle, assurément immédiate.

Conclusion

Il s’agit donc d’un collectif de très haute tenue, à la fois clair, précis, didactique, utile aussi bien à qui veut découvrir Husserl qu’à celui qui désire approfondir telle ou telle difficulté technique afférant au noème ou à la réflexion. Une petite réserve peut toutefois être exprimée au sujet de l’article de Julien Farges qui, s’interrogeant sur ce qu’il y a de cartésien dans la réduction husserlienne, ne définit jamais vraiment ce qui serait cartésien comme tel, et présuppose un grand nombre de choses qui rendent l’article assez peu convaincant. Nonobstant cette réserve, nous ne pouvons que chaleureusement recommander ce volume, intelligemment conçu, et utile à tous égards.

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  1. Antoine Grandjean et Laurent Perreau (dir.), Husserl et la science des phénomènes, CNRS-éditions, 2012
  2. Ibid, p. 27
  3. Antoine Grandjean et Laurent Perreau, « La science des phénomènes », in op. cit., p. 9
  4. Ibid., p. 17
  5. Ibid., p. 18
  6. Ibid., p. 22
  7. Dominique Pradelle, « La doctrine phénoménologique de la raison. Rationalités sans faculté rationnelle », in Husserl. La science des phénomènes, op. cit., p. 250
  8. Ibid., pp. 253-254
  9. Ibid., p. 261
  10. Ibid, p. 262
  11. Claude Romano, Au cœur de la raison, la phénoménologie, Gallimard, folio-essais, 2010, p. 57
  12. Laurent Perreau, « La phénoménologie comme science éidétique », in Husserl. La science des phénomènes, p. 54
  13. Ibid., p. 54
  14. Jean-François Lavigne, Accéder au transcendantal, op. cit., p. 23
  15. Jean-François Lavigne, « Réduction et neutralisation : de la légitimation de la réduction transcendantale aux conditions de possibilité de la raison », in Husserl, la science des phénomènes, op. cit., p. 60
  16. Ibid., p. 79
  17. Lavigne, Accéder au transcendantal, op. cit., p. 303
  18. Etienne Bimbenet, « La double théorie du noème : sur le perspectivisme husserlien », in Husserl, la science des phénomènes, op. cit., p. 193
  19. Ibid., p. 197
  20. Ibid., p. 199
  21. Ibid., p. 210
  22. Samuel Le Quitte, « Le thème de l’actualité », in Husserl, la science des phénomènes, op. cit., pp. 130-131
  23. Pierre-Jean Renaudie, « La question de la réflexion », in Husserl, la science des phénomènes, op. cit., p. 146
  24. Ibid., p. 147
  25. Ibid., p. 148
  26. Antoine Grandjean, « Je pur et rien de plus », in Husserl, la science des phénomènes, op. cit., p. 183
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Ancien élève de l’ENS Lyon, agrégé et docteur en Philosophie, Thibaut Gress est professeur de Philosophie en Première Supérieure au lycée Blomet. Spécialiste de Descartes, il a publié Apprendre à philosopher avec Descartes (Ellipses), Descartes et la précarité du monde (CNRS-Editions), Descartes, admiration et sensibilité (PUF), Leçons sur les Méditations Métaphysiques (Ellipses) ainsi que le Dictionnaire Descartes (Ellipses). Il a également dirigé un collectif, Cheminer avec Descartes (Classiques Garnier). Il est par ailleurs l’auteur d’une étude de philosophie de l’art consacrée à la peinture renaissante italienne, L’œil et l’intelligible (Kimé), et a publié avec Paul Mirault une histoire des intelligences extraterrestres en philosophie, La philosophie au risque de l’intelligence extraterrestre (Vrin). Enfin, il a publié six volumes de balades philosophiques sur les traces des philosophes à Paris, Balades philosophiques (Ipagine).