Amady Aly Dieng : Hegel et l’Afrique noire

Le continent noir

Un spectre hante l’Afrique -le spectre de l’hégélianisme…

Parmi les philosophes, Hegel fut le premier à s’intéresser véritablement à l’Afrique. Il ne se contenta pas, comme beaucoup de ses contemporains, de rapporter des anecdotes plus ou moins fantaisistes sur la physionomie et les moeurs des populations indigènes : il voulut comprendre systématiquement son organisation, déterminer à quel point l’Esprit avait pu s’y développer et quel était le rôle de ce continent dans l’histoire du monde.
Les leçons réunies sous le titre de La Raison dans l’Histoire reconnaissent ainsi une place à ce continent, mais pour admettre aussitôt que l’essentiel de celui-ci demeure terra incognita : « L’Afrique est, pour ainsi dire, composée de trois continents qui sont totalement séparés l’un de l’autre et n’ont aucune communication réciproque. L’un se trouve au sud du désert du Sahara : c’est l’Afrique proprement dite, le haut pays qui nous est totalement inconnu, avec d’étroites bandes côtières au bord de la mer » [Lire le chapitre de La raison dans l’Histoire [consacré à l’Afrique, sur le site du Monde diplomatique.[/efn_note].

Cet accueil dans l’histoire de l’Esprit est donc aussitôt une relégation dans ses marges. 1. La partie sub-saharienne du continent, géographiquement isolée, constitue à tout point de vue une extériorité totale, pays incompréhensible et fascinant, monde hors de notre monde. La raison en étant absente, le langage du concept ne peut véritablement l’appréhender. Il faut user d’images et de symboles pour évoquer cette terre exotique :
« Ce continent n’est pas intéressant du point de vue de sa propre histoire, mais par le fait que nous voyons l’homme dans un état de barbarie et de sauvagerie qui l’empêche encore de faire partie intégrante de la civilisation. L’Afrique, aussi loin que remonte l’histoire, est restée fermée, sans lien avec le reste du monde ; c’est le pays de l’or, replié sur lui-même, le pays de l’enfance qui, au-delà du jour de l’histoire consciente, est enveloppé dans la couleur noire de la nuit ».

Pays des richesses, l’Afrique excite toutes les convoitises ; pays de l’enfance de l’humanité, elle est restée proche de l’état de nature ; enfin, par opposition à l’Occident éclairé, qui s’est construit par son histoire, l’Afrique n’a tenu aucune place dans la marche du progrès. Elle est demeurée prisonnière des ténèbres de l’origine. La peau noire des Africains est la marque symbolique de leur arriération.

Partant d’un constat de fait, Hegel établit la raison politique du caractère anhistorique (et même anti-historique) du continent noir :
« Dans cette partie principale de l’Afrique, il ne peut y avoir d’histoire proprement dite. Ce qui se produit, c’est une suite d’accidents, de faits surprenants. Il n’existe pas ici un but, un État qui pourrait constituer un objectif. Il n’y a pas une subjectivité, mais seulement une masse de sujets qui se détruisent ».
Faute d’Etat, les Africains en sont restés à l’état de nature, c’est-à-dire à la guerre perpétuelle. Qui dit absence d’Etat dit aussi absence de religion instituée. Et le penseur de Berlin de citer Hérodote : « En Afrique, tous les hommes sont des magiciens » 2.

Même quand on tente de leur apporter les lumières de la religion révélée, les Africains n’échappent pas longtemps à leur nature foncièrement cruelle -comme le montre le cas de cette Amazone noire : « Le cas le plus épouvantable est celui d’une femme qui, dans l’intérieur du Congo, règne sur les Dschaks. Convertie au Christianisme, elle retomba dans l’idôlatrie, puis se convertit de nouveau. Elle vivait de façon très dissolue, en lutte contre sa mère qu’elle chassa du trône, et elle fonda un état féminin qui se fit connaître par ses conquêtes. Elle répudia publiquement tout amour pour sa mère et pour son fils. Elle broya ce dernier, qui était un petit enfant, dans un mortier, devant l’assemblée, se barbouilla de son sang, et ordonna que fût toujours prête une provision de sang d’enfants broyés ».

Hegel paraît avoir concentré en quelques pages l’ensemble des pires préjugés sur l’Afrique, sur la base d’une vision ethnocentrique et raciste. C’est cette vision qui pourra justifier la colonisation et l’esclavagisme.

Au mieux, Hegel serait limité par le manque d’informations disponibles sur l’Afrique à son époque ; au pire il justifierait philosophiquement l’infériorité des Nègres, par leurs caractères biologiques et physiques, petite taille et couleur de peau noire, marques de l’absence d’esprit. Tout si passe comme si, dans l’Afrique, Hegel contemplait le négatif de la civilisation occidentale : un monde incohérent, indéfini, plein d’odeurs et de couleurs ; des tribus cruelles menées par des tyrans infantiles, capables de sévices inhumains ; des copulations contre-nature, des guerriers vêtus de peaux de léopards… Tout le contraire en somme du monde libéral, bourgeois et protestant, vivant sous le règne de l’Esprit accompli.

Ces propos résonnent pour les Africains comme une stigmatisation définitive. Si nous en Europe pouvons les prendre avec du recul, les Africains, eux, les subissent de plein fouet. Mineurs dans le corpus hégéliens, ces textes sont fondamentaux dans le drame de l’histoire africaine. La philosophie africaine de Hegel est-elle une pièce de plus à verser au dossier du racisme et de l’ethnocentrisme occidentaux ?

Deux livres ont interrogé le rapport du penseur de Berlin à l’Afrique :

Hegel et l’Afrique noire, d’Amady Aly Dieng [Amady Aly Dieng, Hegel et l’Afrique noire : Hegel était-il raciste ?, CODESRIA (Council for the Development of Social Science Research in Africa), 2006. Lisible en intégralité [en PDF ou avec la liseuse Youscribe.[/efn_note].

Hegel et l’Afrique de Benoît Okolo Okonda 3.

Ces deux livres constituent une réponse africaine à Hegel. Ils s’inscrivent dans un double projet de défense de la philosophie africaine et de recherche d’un avenir autre que celui de la domination coloniale. Il s’agirait d’abord de penser l’Afrique, tentative avortée avec Hegel et qui pour cette raison, reste encore en suspens jusqu’à aujourd’hui : « Ce que nous comprenons en somme sous le nom d’Afrique, c’est un monde anhistorique non-développé, entièrement prisonnier de l’esprit naturel et dont la place se trouve encore au seuil de l’histoire universelle ». Cette idée, aujourd’hui encore, hante nos représentations du continent noir -quand bien même la déploration de ses malheurs aurait remplacé le mépris pour sa sauvagerie.

Puisque Hegel fut le premier à penser leur monde -à tracer le “continent noir” de l’inconscient colonial – il est aujourd’hui un interlocuteur obligé pour les intellectuels Africains.

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Hegel était-il raciste ?

Dans son livre Hegel et l’Afrique noire, l’économiste et intellectuel Sénégalais Amady Aly Dieng fait le point sur les débats à propos du supposé racisme de Hegel envers les Africains. Comme le rappelle la préface du livre, la question ne fait pas l’unanimité chez les chercheurs. L’auteur entend montrer pourquoi il n’y a chez Hegel ni racisme ni apologie de l’esclavagisme. Mais le hégélianisme n’est-il pas intrinsèquement ethnocentriste, de par la supériorité attribuée à l’Europe dans l’histoire du monde ?

Il est vrai que Hegel a fait de la philosophie l’apanage du monde occidental, et de l’Europe moderne le point d’achèvement de la marche de l’Esprit. Cependant, montre Dieng, sa position est plus nuancée que celle d’un Heidegger, dont la thèse résonne comme dogmatique et scandaleuse pour les Africains :
« La philosophie est grecque dans son être propre ne dit rien d’autre que : l’Occident et l’Europe sont, et eux seuls sont, dans ce qu’a de plus intérieur leur marche historique, originellement philosophiques » 4.

Cette affirmation est reçue par les Africains comme l’expression la plus crue des falsifications imposées par l’Europe coloniale. Ce dogme du monopole occidental de la raison s’appuie, de plus, sur un fantasme de pureté de la culture grecque, considérée indépendamment des influences orientales et égyptiennes qui ont joué leur rôle dans la naissance de la philosophie [Voir cet article sur le site de l’Africamaat, [« Les Grecs ne sont pas les précurseurs de la philosophie ! ». [/efn_note]

« A l’appui de telles affirmations, Heidegger ne se donne pas la peine de donner la moindre justification », commente Dieng 5, avant de poursuivre : « Si Hegel fait de la pensée et de la philosophie le monopole de l’Occident, il procède plus méthodiquement et plus rationnellement que Heidegger ». Parlant en termes d’histoire plutôt que d’essence, Hegel peut reconnaître l’historicité même de la philosophie et ne pas exclure par principe de l’histoire le continent noir. Il constate un fait et cherche à en comprendre les raisons… Dieng rappelle que les rapports de Hegel à l’Afrique ont été peu étudiés, d’une part à cause d’un rejet de Hegel en France au début du vingtième siècle, d’autre part du fait de la germanophobie française : il était alors commode d’accuser Hegel de racisme sans plus y revenir. La plupart des marxistes ne sont pas non plus revenus sur les thèses africaines du père de l’Idéalisme absolu.

Aly Dieng reprend la définition du racisme proposée par Levi-Strauss : « Le racisme est une doctrine qui prétend voir dans les caractères intellectuels et moraux attribués à un ensemble d’individus, de quelque façon qu’on le définisse, l’effet nécessaire d’un commun patrimoine génétique » 6. La position de l’auteur est alors nette : le penseur de Berlin n’a jamais cru à l’infériorité naturelle des Noirs.

Plusieurs textes de Hegel confirment du reste qu’il ne dénie pas aux Noirs la raison : la raison n’est pas réservée aux seuls philosophes, encore moins aux seuls Occidentaux. Elle est présente en tout homme, indépendamment de son histoire et de sa culture : « suivant son contenu, le rationnel est si peu une propriété de la philosophie qu’il faut bien plutôt dire qu’il est présent pour tous les hommes, à quelque degré de culture et de développement de l’esprit qu’ils se trouvent et c’est en ce sens que l’on a de tout temps, à juste titre, désigné l’homme comme un être raisonnable » 7.

Dieng discute, parmi bien d’autres, des positions d’un défenseur de Hegel, Augustin Kibi Kouadio, pour qui la réfutation du racisme est faite dans la critique de la phrénologie : contre l’idée que « l’esprit est un os », Hegel refuse la réduction de l’esprit au biologique. Les facteurs extérieurs peuvent conditionner, influer partiellement mais jamais déterminer essentiellement l’essence de l’homme. « L’esprit ne peut nullement être enfermé dans la nature extérieure qu’il dépasse infiniment et dont il est la vérité » 8. Il est donc faux, comme le font certains accusateurs, de mettre Hegel et Gobineau dans le même sac. S’il y a infériorité des Noirs, elle n’est pas raciale, pas biologique. Pour se justifier, Hegel doit donc invoquer d’autres facteurs.

De la théorie des climats à l’explication par la constitution géographique

Hegel ne réduit pas les Africains à une race inférieure. Comment expliquer alors qu’il considère tout de même les cultures africaines comme immatures, proches de l’enfance de l’humanité ? Une fois écartée l’accusation de racisme, qu’en est-il de l’accusation d’ethnocentrisme ?

Dieng fait le point sur les sources de Hegel quant à l’Afrique, nous montrant que le philosophe n’a pas été moins exhaustif à ce sujet que d’habitude. Sa documentation est accumulée dans les années 1823-1824 et fait l’objet d’une attention minutieuse. Elle demande des efforts véritablement herculéens.
« Hegel pousse très loin ses investigations sur l’Afrique. Son acharnement et ses scrupules sont indéniables lorsqu’il se documente sur une question. 9 »

L’ambition de Hegel est, comme toujours, totalisatrice : refusant de s’en tenir aux remarques et aux anecdotes, il a pour projet de comprendre l’Afrique dans l’intégralité de ses déterminations : physiques (climat, relief, sols…), éthiques (moeurs, travail…) et spéculatives (art, religion, philosophie). Aussi le rejet de l’Afrique hors de l’histoire n’est-il pas, pour Hegel, dogmatique : ses développements montrent qu’il a sincèrement essayé, autant qu’il a pu, de trouver la moindre once de raison dans l’Afrique. Seulement, s’il n’en trouve pas, il ne va pas en inventer…

A Iéna, la première explication avancée est l’influence du climat, qui brime le développement de l’esprit :

« Hegel examine l’influence du climat sur les situations. Il en montre les limites. Il admet que le climat peut avoir de l’influence en ce sens que ni la zone chaude, ni la zone froide ne sont favorables à la liberté de l’homme et à l’apparition de peuples historiques. Dans les zones où la nature est trop puissante, il est difficile à l’homme de se libérer. Hegel illustre sa pensée en invoquant le cas de la Laponie et de l’Afrique [..] Hegel conclut que c’est la zone tempérée qui a servi de théâtre pour le spectacle de l’histoire naturelle […] Notons que Hegel n’a pas lui-même rédigé ce passage. C’est pourquoi, les rédacteurs de cet « ouvrage posthume » [Les leçons sur la philosophie de l’histoire] ont procédé à une assimilation entre les notions de « climat » et de « zone ». La confusion, sans doute introduite par les auditeurs et les étudiants de Hegel, est regrettable et dommageable. En effet, on ne doit pas confondre les notions distinctes de zone et de climat ; car une zone tempérée est susceptible d’avoir un climat chaud et, inversement, une zone tropicale jouit d’un climat tempéré 10

A Berlin, Hegel découvre un disciple d’Elisée Reclus, Carl Ritter. Ce dernier est l’auteur d’une Géographie générale en 19 volumes. Inachevée, elle traite dans sa première partie de l’Asie et de l’Afrique. Grâce à Ritter, Hegel parvient à dépasser la théorie des climats, en vogue au 18ème siècle :
« À Berlin, en s’appuyant sur les récents travaux de Carl Ritter, Hegel réduira
de manière considérable toute l’importance que les philosophes des Lumières,
Montesquieu et Voltaire, notamment, accordaient à la théorie des climats. Georges Lukacs a non seulement fait de la théorie du climat l’un des aspects de la
géographie hégélienne, mais aussi l’inscrit dans l’horizon des philosophes de
Lumières. Il s’est complètement fourvoyé.11 »

A la place, Hegel reconnaît l’influence plus déterminante des facteurs géographiques : « L’Afrique proprement dite est sans aucun rapport avec l’Europe. L’occupation des côtes n’a pas incité les Européens à avancer vers l’intérieur. Le pays forme un triangle. Dans son ensemble, il semble être un haut plateau qui ne présente qu’une bande côtière, très étroite, habitée seulement en un petit nombre d’endroits. Hegel énumère les obstacles naturels qui empêchent à l’Afrique d’avoir des relations avec le reste du monde. Il insiste sur l’existence d’une ceinture de marécage et de hautes montagnes et de fleuves non navigables dans tout leur cours : “Dès qu’on avance vers l’intérieur, on trouve presque partout une ceinture marécageuse. Elle forme le pied d’une ceinture de hautes montagnes, traversée par quelques rares fleuves qui eux-mêmes ne permettent aucune relation avec l’intérieur, car leur percée n’a lieu que peu au-dessous du niveau des montagnes et seulement en des lieux étroits où se forment fréquemment des chutes d’eau non navigables, et des courants qui se croisent avec violence”. 12 ».

L’Esprit se trouve emprisonné dans ce continent refermé sur lui-même : l’hostilité du relief et des terres a empêché le développement de l’industrie humaine, des institutions et le progrès des moeurs qui auraient dû en découler.

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Hegel et l’esclavage

Qu’on parle de climat ou de géographie physique, il semble pourtant qu’on ne sorte pas de l’explication par les causes naturelles.

Il y a pourtant une nuance de taille : la théorie des climats rend l’homme extérieur à lui-même, complètement dépendant de son milieu, selon un facteur immédiat et unique (la température et l’humidité, en somme). Tandis que l’étude à partir de la constitution géographique, bien plus riche de déterminations, est une avancée vers le dialectique, donc le dépassement des conditions naturelles. En effet, si de hautes montagnes et d’étroites vallées peuvent entraver le développement de l’Esprit, elles ne constituent pas un obstacle absolu. L’homme doit travailler pour s’affranchir des contraintes naturelles et, par là, se réaliser (l’Esprit s’affirme en niant ce qui le nie). La nature est dès lors reconnue dans sa contingence. La marche de l’Esprit est accidentellement freinée : sous d’autres latitudes, les mêmes hommes sont capables de surmonter leur dépendance au milieu. C’est le cas des Africains déportés comme esclaves en Amérique.

Hegel, penseur des rapports maître/esclave, s’est très tôt intéressé à l’esclavage moderne. Il est à la fois révolté par la servitude imposée aux hommes, et fasciné par les possibilités de l’économie politique naissante : s’il était en un sens rationnel de faire venir des esclaves d’Afrique en Amérique, c’est que les indigènes du nouveau monde n’étaient pas assez durs à la tâche… La robustesse des Africains en fait de bien meilleurs travailleurs. C’est pourquoi le bon exploitant de plantation aura intérêt à les ménager, comme on prend soin de ses outils et de ses machines. Le hégélianisme justifierait ainsi la servitude dans les champs de cotons, au nom de la rationalité économique (sur le marché du travail, les Africains présentent un avantage comparatif indéniable par rapport aux Indiens).

Or, comme le montre Dieng, il est faux de faire de Hegel un partisan de l’esclavage. Cette condition le révolte, car elle nie la liberté de l’individu. Hegel peut donc défendre les esclaves africains déportés vers l’Amérique, en reconnaissant qu’ils se sont montrés capables de bâtir un État selon des principes de liberté. Hegel soutient la révolte d’Haïti, menée par Toussaint-Louverture, réprimée dans le sang par Napoléon : « l’aptitude à la culture ne peut leur être refusée [aux Noirs] ; ils n’ont pas seulement ici et là adopté avec la plus grande reconnaissance le christianisme et parlé avec émotion de la liberté qu’ils ont obtenue grâce à lui après une longue servitude de l’esprit, mais ils ont aussi, à Haïti, formé un État selon les principes chrétiens. »

Hegel, penseur de l’émancipation de l’esclave par rapport au maître, se place résolument dans le camp des abolitionnistes. Il rappelle toutefois qu’aucune émancipation ne saurait être immédiate : elle ne peut être que le résultat d’un long processus, sans quoi cette libération ne produira que des esclaves émancipés immatures, pas encore prêts pour la liberté. En quoi Hegel s’oppose aussi bien aux esclavagistes qu’aux partisans exaltés de la liberté, impatients romantiques qui voudraient voir sans attendre leurs idéaux se réaliser. Hegel tient donc une position difficile, contre deux camps à la fois : les partisans de l’esclavage et les abolitionnistes trop pressés…

Après Hegel, deux arguments seront mis en avant pour justifier l’invasion coloniale : 1) l’Africain est un être immature, qui doit être réduit en esclavage ; 2) l’Africain est un enfant cruel, capable de réduire en esclavage ses semblables, et même sa famille. Il faut donc le soumettre pour ensuite l’élever aux lumières de la raison (thème du « fardeau de l’homme blanc »).

Pour les uns, il faut coloniser l’Afrique car elle est un vaste réservoir de main d’oeuvre. Pour les autres, il faut coloniser l’Afrique pour abolir le système de l’esclavage. Ces deux positions -hypocrites, justifiant une même fin par deux arguments opposés- ne tiennent pas face à l’argumentaire hégélien. Elles sont l’expression obscène de la bonne conscience de l’homme blanc. Dieng peut écrire :
« Ce qu’on ne pardonne pas à Hegel, c’est qu’il a parlé en détail de l’esclavage en Afrique. Disposant seulement des connaissances limitées de son époque sur l’Afrique, il peut s’être trompé sur bon nombre de détails. Pourtant, nulle part il n’a justifié l’esclavage, bien au contraire, s’il ne pouvait pas prévoir que la propagande pour l’abolition de l’esclavage en Afrique allait servir, 50 ans après sa mort, de prétexte pour envahir le continent africain tout entier. Ce qui est sûr, on ne trouve aucune justification pour une telle action dans ses écrits. Ce qui, dans ses textes sur l’Afrique, gêne avant tout ceux qui cherchent dans l’Afrique précoloniale un continent de bonheur exempt de conflits sociaux, c’est qu’en parlant de l’esclavage en Afrique, il rappelle qu’avant le système colonial, l’institution hideuse de l’esclavage existait déjà. Même si Hegel n’en parle pas lui-même, il devient clair que les colonisateurs ont pu se servir des structures hiérarchiques existantes pour poursuivre leurs propres buts d’asservissement des populations indigènes. Et cette idée est gênante pour les couches dirigeantes africaines d’aujourd’hui, parce que même après l’indépendance politique de leur pays, elles continuent à jouer le rôle de laquais du système d’exploitation de leurs populations au profit des centres du capitalisme mondial. Il ne s’agit pas d’une opposition de Noirs aux Blancs, ni d’un conflit de civilisation cher à Samuel Huntington, mais d’un phénomène pur et simple de luttes des classes internationales dont on a perdu l’habitude de parler depuis l’écroulement sans gloire de l’URSS » 13.

L’immaturité comme premier moment de l’esprit

Cherchant à comprendre le sens de la réalisation de l’Esprit, Hegel est amené à exclure l’Afrique de ce processus historico-mondial. L’infériorité prêtée aux Africains n’est pourtant pas attribuée à une nature mauvaise qu’il faudrait châtier ; elle s’explique davantage par les conditions géographiques et physiques. De plus, la supériorité des Européens n’est pas une constante, elle est un acquis historique. L’Afrique, en tant qu’elle reste au seuil de l’histoire du monde, est dans un état historiquement déterminé d’immaturité. Mais l’immaturité ne demande qu’à être cultivée, dépassée. De plus, elle n’est pas le propre de l’Afrique : l’Europe aussi est passée par là…

Dieng nous rappelle cette page très dure des Leçons sur la philosophie de l’histoire, à propos du Moyen-Age européen :
« On y trouve la connaissance de la vérité universelle et néanmoins la conception la plus inculte et la plus brutale des choses mondaines et spirituelles; des accès de rage cruelle à côté de la sainteté chrétienne qui renonce à tout ce qu’il y a de mondain et se dévoue entièrement aux choses sacrées. Ce Moyen Âge est ainsi plein de contradictions et d’impostures, et c’est une des insipidités de notre époque que de vouloir faire de l’excellence de celui-ci un mot d’ordre. La barbarie innocente, les mœurs incultes, l’imagination enfantine ne sont pas révoltantes, mais à regretter seulement, mais de voir la pureté suprême de l’âme transformée par le mensonge et l’égoïsme en instruments, de voir ce qu’il y a de plus contraire à la raison, ce qu’il y a de plus brutal et de plus obscène établi et corroboré par la religion, c’est le spectacle le plus répugnant et le plus révoltant qui n’a jamais été vu et que la philosophie seule peut comprendre et par conséquent justifier ».

Après la lecture de ce texte, affirme Dieng, « on ne peut pas prétendre que Hegel est le défenseur de l’idée d’une supériorité des Européens sur les Africains » 14. Cette description impitoyable du monde chrétien médiéval, dirigée contre les Romantiques, semble même plus sombre que celle de l’Afrique : un monde fait d’un mélange de brutalité et d’aspirations sublimes, situation bien plus tragique que celle de l’Afrique. Si ce continent est selon Hegel resté dans la barbarie, l’Europe quant à elle n’a pas manqué d’y retomber à certaines périodes.

L’absence de développement de l’Esprit en Afrique n’est pas mis sur le compte des Africains mais sur les conditions géographiques, qui ont isolé une grande partie du continent du reste du monde. Le drame de l’Afrique, son entrée violente dans l’histoire (du moins l’histoire occidentale écrite) a commencé quand le continent noir est devenu le pays de toutes les convoitises. Dans les propos de Hegel, ne ressortent ni moquerie, ni mépris ni apitoiement, mais la ferme résolution de comprendre pourquoi l’Afrique est restée étrangère à l’histoire du monde.
Enveloppée dans la couleur noire de la nuit, l’Afrique pourrait bien être le pays dont l’avenir est encore le plus indéterminé, le plus riche de possibles. Si Hegel s’est gardé de spéculer à ce sujet, c’est que le philosophe n’est pas prophète. Il n’y a certainement pas d’essence immuable de l’homme africain et le philosophe est le premier à reconnaître qu’il ne peut dire de quoi son avenir sera fait.

Le premier moment de l’Esprit est l’immaturité. Tout premier moment, en tant seulement qu’il est premier, est immature. Il est inculte, pas semé, encore stérile pour le moment, quoi que gros de développements ultérieurs. C’est en ce sens, et en ce sens bien particulier seulement, que l’Afrique peut être dite le pays de l’enfance. Hegel constate que le développement de l’Esprit n’est pas simultané : il suit un cours, d’est en ouest, de l’Asie à l’Europe. Mais le sud, l’Afrique, en paraît exclu. Le continent est ainsi l’exception, l’anomalie sauvage, qui tombe hors du développement systématique de l’Esprit. Le questionnement singulier de Hegel, qui obéit à une logique tout à fait originale, est de ce fait à l’abri des conceptions triviales, vulgaires : non seulement les interrogations d’« Entendement », mais tous les pseudos-discours qui fleuriront sur les races.

Le philosophe ne peut pas passer par-dessus son époque. Il était certainement impossible, étant donné l’état des connaissances à l’époque, d’en dire plus sur le continent noir : Hegel ne peut rien nous apprendre sur l’Afrique ; en revanche, nous en apprenons beaucoup sur Hegel en lisant ce qu’il dit de l’Afrique. Les pages que nous avons citées ont au mieux un ton suranné -le charme désuet des cartes postales jaunies. L’Afrique de Hegel, déjà illusoire à son époque, l’est encore plus aujourd’hui qu’elle n’est plus du tout terra incognita. Ce que montre bien Aly Dieng, c’est qu’avec le peu dont il disposait, Hegel a su éviter les pires écueils dans lesquels d’autres, après lui, allaient se jeter sans hésitation.

Conclusion

Le livre d’Amady Aly Dieng est une bonne entrée dans la philosophie hégélienne de l’Afrique. Il compile de nombreuses références qui ont servi à Hegel et passe en revue la position de nombreux chercheurs africains. Il fait le point sur les leçons hégéliennes consacrées à l’Afrique et en dégage le sens véritable. C’est donc un bon dossier, riche d’informations, qui ouvre plusieurs pistes, notamment vers l’oeuvre de Cheik Anta Diop, référence de tous les défenseurs de la culture africaine, et les travaux de Pierre-Franklin Tavarès, fréquemment cité par Dieng.

Si Hegel ne peut être accusé ni de racisme ni de défenseur de l’esclavage, ne reste t-il pas l’accusation d’ethnocentrisme, qui a longtemps servi d’idéologie de fond à l’ethnologie ?
Ne faut-il pas chercher à s’affranchir sans ambiguïté de cette vision évolutionniste de l’histoire ? Et pour ce faire, repartir de Hegel pour le dépasser -sortir enfin notre vision de l’Afrique de la nuit noire de l’Esprit.

Ces questions sont traitées dans le livre de Benoît Okolo Okonda, Hegel et l’Afrique, Thèses, critiques et dépassements, qui fera l’objet d’un prochain compte-rendu.

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  1. Hegel fait la distinction entre 1) le nord de l’Afrique, rattachée au monde méditerranéen (nous dirions le Maghreb), 2) l’Afrique égyptienne, rattachée par Hegel à l’Asie comme origine de l’histoire de l’Esprit et 3) la partie la plus importante du continent, l’Afrique noire (subsaharienne).
  2. Hegel commente ce mot d’Hérodote : «Cela veut dire que l’Africain, comme être spirituel, s’arroge un pouvoir sur la nature, et c’est ce que signifie un tel pouvoir magique. » La réduction de la religion à la magie, si elle est une manifestation de la présomption des Africains à commander à la nature, est aussi bien une preuve de leur soumission à celle-ci : ils sont en fait à la merci des catastrophes naturelles. N’ayant ni le secours ni des moeurs ni d’une religion authentique, il ne leur reste que la crédulité pour faire face à des forces qui peuvent à tout moment les détruire.
  3. Benoît Okolo Okonda, Hegel et l’Afrique, Thèses, critiques et dépassements, Le cercle herméneutique, 2010.
  4. Heidegger, « Qu’est-ce que la philosophie ? », conférence de 1955 reprise dans Questions II.
  5. Page 12.
  6. Page 112.
  7. Science de la logique.
  8. Page 54.
  9. Page 77. « À Iéna, il lit des journaux, des comptes rendus … pour élaborer sa première conception achevée de l’Afrique. À Berlin, son champ de lecture s’élargit considérablement : relations de voyage de commerçants (Bowdich, Dapper, Bosman,
    Dalzel, etc.) ; de négriers (R. Norris), d’aventuriers (Hutchinson, Mungo Park,
    James Bruce, J. Dupuis), de militaires (Cap. Tuckey, Cap. Cook, G. Forster) ; de missionnaires (Cavazzi) ; d’historiens (Hérodote, Schrock, Ch. Meiners, Belzoni,
    Schlosser, Diodore de Sicile) ; de philosophes (Montesquieu, Voltaire, Kapp,
    Hume, Bossuet, Helvetius, Schlegel, Kant, Raynal, Volney). »
  10. Pages 120-121.
  11. Page 121.
  12. Page 123.
  13. Pages 21-22.
  14. Page 28.
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Professeur de philosophie.
Articles :
- "Le sens du surhumain chez Nietzsche et Bergson", in Bergson, collectif, Le Cerf, 2012.
- "Narcisse ou les illusions du progrès. La critique sociale de Christopher Lasch", revue Krisis n°45 "Progrès ?", 2016.
Essais, avec Henri de Monvallier :
- Blanchot l'Obscur ou La déraison littéraire, Autrement, 2015.
- Les Imposteurs de la philo, Le Passeur, 2019.