Affaire Botul : une incursion de BHL au royaume farfelu

« Que cette camelote doive passer de mode, c’est certain : elle est, comme tous les produits contemporains, à obsolescence incorporée. »
Cornelius Castoriadis, à propos de BHL, en 1979.

Naturellement je reviendrai dans une longue chronique ultérieure (peut-être dans quelques mois…afin de prendre un peu de recul) sur la considérable médiatisation qui a entouré la sortie simultanée des deux derniers ouvrages de Bernard-Henri Levy « De la guerre en philosophie » et « Pièces d’identité », et singulièrement sur la bourde que Bhl a commise en appuyant – le plus sérieusement du monde – l’une de ses démonstrations concernant Kant sur la pensée de Jean-Baptiste Botul, auteur imaginaire et canular littéraire brillant des années 90. Je voudrais, dans cette petite chronique, me pencher sur quelques réactions de gens très sérieux à la sortie du livre « La vie sexuelle d’Emmanuel Kant » de Jean-Baptiste Botul, pseudonyme du journaliste farceur Frédéric Pagès, écrivant notamment le « Journal de Carla. B » chaque semaine dans le Canard Enchaîné. Il est amusant de constater qu’avant BHL, ce farfelu a réussi à berner quelques belles plumes de la presse française.

Auparavant quelques remarques de principe, car s’il est facile d’accabler le philosophe médiatique dans cette affaire (c’est vrai, tout de même, ce foutu Botul est connu de tous les étudiants en philo !), il est peut-être plus utile de se demander : 1/ pourquoi « l’affaire » n’est pas sortie avant ? Pour mémoire c’est Aude Lancelin (je parle d’elle dans chacune de mes chroniques, j’ai conscience que mes sentiments deviennent ambigus à son égard) qui a révélé le gag sur son blog il y a quelques semaines, avant que le papier ne soit repris dans le Nouvel Observateur. Pourtant le texte dans lequel Bhl fait l’apologie de Botul au premier degré, « De la guerre en philosophie » est issu d’une conférence donnée à l’Ecole Normale supérieure en avril 2009, dans le contexte de l’Institut d’études lévinassiennes. Aucun étudiant présent n’a alors remarqué la présence inopinée de Botul dans le discours béhachélien ? Aucun de ces brillants philosophes ne s’est ouvert de cette bourde historique à la presse ? Personne, chez Grasset, qui a édité le livre, n’a repéré l’improbable erreur du mari d’Amanda Lear ? Surprenant… lorsque l’on imagine les mille précautions et relectures qui doivent entourer la sortie d’un livre de Bernard-Henri Levy ? De là à s’interroger sur l’aveuglement ou la soumission de ce petit monde au « maître », effrayés que sont ses collaborateurs à l’idée de devoir lui signaler cette humiliante erreur… ? Mystère. 2/ Seconde interrogation : le déferlement critique des médias, à l’occasion de cette affaire baroque, est-il à la hauteur de la faute commise ? Les médias ont-ils été plus rationnels dans ce lynchage, que dans la bienveillance qu’ils accordent habituellement au mari de Françoise Laborde ? Une bienveillance à laquelle il a d’ailleurs eu simultanément droit, souvent dans les mêmes pages et sur les mêmes plateaux de télévision… BHL rendrait-il vraiment fou les journalistes ? BHL serait-il le seul philosophe télévisé inspirant plus de passion que de raison ? Laissons cette question ouverte pour le moment. Mais notons que s’il ne méritait peut-être pas ce récent lynchage complaisant, l’hyper-exposition médiatique de Béhachel l’a souvent mis en situation d’être épinglé pour des imprécisions et « bidonnages »[A propos des « bidonnages » nous renvoyons à ce papier très drôle de Rue89 évoquant le voyage de BHL en Syldavie (pays imaginaire traversé par Tintin reporter) : [http://www.rue89.com/2008/08/20/exclusif-choses-vues-dans-la-syldavie-en-guerre-par-bhl Un pastiche s’inscrivant dans une polémique sur un reportage de BHL dans la Géorgie, au sein duquel il en aurait dit davantage que ce qu’il a vraiment vu… humm…[/efn_note] qui s’inscrivent certainement dans la lignée de « l’affaire Botul », qui en est l’apogée parfaitement sauvage. Une affaire farcesque, gloupinesque et pâtissière qui est, d’une certaine façon, son auto-entartage de première classe. 3/ BHL n’est pas le premier à se laisser prendre par ce satané Botul, comme nous allons le rappeler immédiatement… même si, évidemment, le mari de Claire Chazal s’est laissé prendre dix ans après tout le monde, à un moment où la farce botulique est connue de tous, et singulièrement des amateurs et professionnels de philosophie…

Le 17 novembre 1999 nous trouvons dans les colonnes du Monde, sous la plume de Bertrand Poirot-Delpech-de-l’Académie-Française un papier très sérieux titré « Kant est-il mort puceau ? ». Ce compte-rendu au 1er degré du livre-canular de Pagès par cette émérite plume du quotidien du soir ne manque pas de sel. Nous pouvons y lire : «Traçabilité bovine et régulation citoyenne ; stock-options et ketchup… : c’est chaque jour, désormais, que débats majeurs et essais fondamentaux nous submergent d’inessentiel, en quantités aussi « historiques » que la pluviométrie dans l’Aude ! Du coup, on éprouve un soulagement de décrue, on croit revenue la colombe d’après le Déluge, brin de buis dans le bec, quand se posent sur nos tables embourbées, pour le prix d’un petit noir (10 francs !), 95 pages de problématiques enfin capitales : oui ou non, Kant resta-t-il chaste toute sa vie ? » Voilà un auteur qui met le paquet. On sent que le Monde voulait un styliste sans peur et sans reproche… Cependant Poirot se laisser berner, et suit Pagès à la trace dans son improbable histoire révélant la virginité de Kant : « Cette curiosité rafraîchissante pour l’homme- Kant, nous la devons à cinq conférences prononcées, au Paraguay, en 1946, par Jean-Baptiste Botul… » Plus c’est gros plus ça passe ! Un Botul inconnu, dit « de tradition orale », avec un CV qui ferait même rigoler un type des services secrets : les conférences au Paraguay, les histoires d’amour avec Lou Andreas-Salomé puis Simone de Beauvoir, les rencontres avec Pancho Villa, Malraux ou Landru… n’en jetez plus, la coupe est pleine. Pour bien réussir une imposture littéraire il faut donner à sa « chose » une biographie surréaliste… ce que Romain Gary avait bien compris en faisant de son Emile Ajar, un écrivain en cavale, ex-accoucheur clandestin et terroriste inquiétant… Bref, Poirot se prend au jeu, et s’offre un délire conceptuel sur le thème du philosophe-puceau…, citant pèle-mêle Nietzsche, Sartre ou Althusser : « Louis Althusser n’est pas mort puceau, mais presque ; que de démêlés avec la réalité, celle de l’épouse, la sienne propre, celle du Parti ! Il en a le visage tuméfié. La strangulation de sa femme ne suffira pas à le réveiller de sa lutte avec le corps, à quoi l’intellectuel libéré d’après-guerre peinait encore à ne pas préférer le corpus des œuvres de l’esprit. » Ouch ! On regrette que Louis Althusser n’ait pu lire et réagir à cette volute verbeuse. Et Poirot poursuit, visant manifestement Glucksmann et Bhl (tiens, tiens…) : « Les philosophes post-gauchistes semblent subir aussi les rapports entravés de Kant et de Palante avec leur être physique. Quand ils venaient en troupe sermonner l’Élysée sur les droits de l’homme, avec leurs cheveux mi-longs datant de 68, François Mitterrand les comparait, si on en croit ses conseillers, à des « vieilles filles » ! » L’armée des philosophes-à-cheveux des années 70 appréciera !

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L’œuvre immortelle de Botul éditée aux Mille et Une Nuits

Le 7 janvier 2000, le quotidien du soir en remettait une couche, et publiait un nouveau compte-rendu du livre de Botul, sous la plume de Roger-Pol Droit cette fois-ci. Cette autre grande figure du quotidien du Monde, chroniquant régulièrement des livres de philosophie, ne décelait pas non plus la supercherie… Dans un papier titré : « Pour découvrir Jean-Baptiste Botul, philosophe français invisible et esprit singulier » Pol, sur le fil d’une imperceptible ironie (en fait tout à fait absente) s’interroge sur les origines du botulisme… « ce penseur de l’ombre n’a, semble-t-il, jamais rien écrit.
Il faut donc tenir pour inespérée la publication de ces cinq conférences, prononcées au Paraguay en mai 1946. Nul ne sait exactement par quelles voies le manuscrit a pu cheminer. S’agit-il bien de notes prises par un auditeur ? Ont-elles été relues et corrigées, comme il semble, par le penseur lui-même ? Comment est-il possible que ces événements se soient déroulés plus d’un an près sa mort ? » Et de dérouler une synthèse de la pensée botulique sur Kant : « Botul jette sur le kantisme tout entier un éclairage nouveau et singulier. Il voit dans la philosophie kantienne une restriction permanente, une rétention sans fin. Kant faisait attention à ne pas perdre de sueur, à bien avaler sa salive, à ne respirer que par le nez. Il ne s’est jamais marié. »

Si Roger-Pol Droit révélait un peu, dans son papier, le dispositif du botulisme (l’existence d’une association des amis de Botul, le fait que son président soit journaleux au Canard Enchaîné, etc.), on retrouve dans les archives du Monde Diplomatique un papier de Yohann Abiven, publié en février 2001, titré « Querelles de théologiens », qui se vautre dans le botulisme le plus éhonté : « Les éditions des Mille et une nuits ont eu la bonne idée de publier la conférence prononcée par Jean-Baptiste Botul (1896-1945) : philosophe français de tradition orale, aide de camp d’André Malraux, proche de Jean Cocteau. » La sexualité kantienne, et son triste statut de puceau, constitueraient donc un sujet vraiment digne d’intérêt : « Botul raisonne sur les pratiques sexuelles de l’immense philosophe, et ce qui aurait pu passer pour une futilité condamnable se révèle une profonde réflexion » Profonde la réflexion ! Bien sûr ! Et l’auteur de raccrocher le kantisme botulique, tout en abstinence, aux pratiques vaticanes… « Jean-Paul II ne vit pas autre chose que cette règle universelle du bon exercice de la raison. » Wojtyla / Kant, même combat… sous l’œil amusé de Botul et de ses fils…

Le problème est, bien entendu, qu’entre ces premières critiques candides de l’univers Botulique et le livre de Bernard-Henri Levy, la baudruche comique s’est complètement dégonflée ; Botul est devenu un incontournable de l’histoire des supercheries littéraires, un hit « potache » des étudiants en philo, et les subversifs botuliens ont révélé d’autres inédits du grand lecteur de Kant… aux titres aussi débiles et hilarants que « Landru précurseur du féminisme » (2001) ou « Nietzsche et le Démon de midi » (2004) « plaidoirie que Botul aurait faite devant un tribunal professionnel de conducteurs de taxi pour sa défense contre une accusation de détournement de jeune fille »… Le problème est peut-être que BHL lit trop vite les livres qu’il commente, comme le suggérait récemment Frédéric Pagès, papa de Botul, sur l’antenne d’Europe n°1…


Pagès: "BHL est tombé dans le panneau"
envoyé par Europe1fr. – L’info internationale vidéo.

Rendant compte, en 2007, dans les colonnes du Monde, de la sortie du dernier Botul en date « Métaphysique du mou », Roger-Pol Droit – informé du caractère fictif du philosophe – tirait de toute cette amusante et poétique affaire de duperie philosophique cette très belle conclusion : « Ce faux philosophe, censé fréquenter les vrais, s’immisce entre les photos jaunies, insiste pour s’installer, finit par s’intégrer au décor. Rêvons. Dans quelques générations, des historiens intègres pourraient bien s’acharner à établir que la thèse du canular était en fait une imposture. Leur argument ? Bien que peu de preuves de l’existence de Botul soient disponibles, il demeure invraisemblable que la valise à roulettes ait pu apparaître sans un inventeur. Le botulisme est un onirisme. » Bernard-Henri Levy est-il tombé dans le panneau, victime d’une lecture diagonale ou d’une fiche mal fichue rédigée par un de ses collaborateurs, ou bien est-il la préfiguration de ces « historiens intègres » qui chercheront demain à prouver par A+B que Botul a véritablement existé… criant au révisionnisme contre ceux qui rappelleront, dans un sourire, qu’il ne s’agissait que d’un gag. Dans une époque future, où le second degré aura évidemment complètement disparu…

Vivement que le mari de Zizi Jeanmaire découvre cet autre chef-œuvre farfelu de Frédéric Pagès, publié en 1996, « Descartes et le cannabis : pourquoi partir en Hollande ? »… ou qu’il se plonge dans la lecture revigorante de cette bêtise de Jean-Bernard Pouy, remontant au début des années 80… « Spinoza encule Hegel »…

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