Isabelle Thomas-Fogiel : Le Concept et le Lieu, Figures de la relation entre art et philosophie

Isabelle Thomas-Fogiel, spécialiste reconnue de la pensée de Fichte, auteur d’une magnifique étude sur la Critique de la représentation1 a publié à la fin 2008 un ouvrage consacré aux rapports qu’entretiennent le lieu et le concept, c’est-à-dire l’art et la philosophie. Plus précisément, le titre indique d’emblée une restriction : le lieu désigne en effet moins l’art en général qu’il n’indique la peinture en particulier, que viendront sporadiquement étoffer quelques analyses sur la littérature ; mais de musique, il ne sera guère question, comme il est de coutume dans l’essentiel des réflexions philosophiques consacrées à l’art : il faudra d’ailleurs certainement interroger un jour cette extraordinaire absence d’une véritable réflexion philosophique sur la musique – exceptions faites de Schopenhauer, Nietzsche et Jankélévitch – comme si la musique était au fond rétive à toute saisie conceptuelle de son déploiement.

La ligne de crête que se propose de suivre Isabelle Thomas-Fogiel est très clairement énoncée dès l’introduction : il s’agit de penser un rapport entre l’art et la philosophie, rapport tel qu’il ne se réduise pas à un rapport d’annexion ; en d’autres termes, l’ennemi majeur de cet ouvrage serait une thèse soit de nature hégélienne où l’art se trouve annexé par la philosophie en tant que celui-là serait un des moments du déploiement de celle-ci, soit de nature plus contemporaine, comme nous le proposent Nietzsche, Derrida et Rorty, où l’art est certes éclaté et multiple mais où une ressaisie artistique de la philosophie demeure le témoin d’une annexion qu’il convient de combattre. La gageure est donc simple : penser l’art et la philosophie sans qu’aucun des deux n’annexe l’autre. En réalité, cette problématique que Thomas-Fogiel impose à son ouvrage tue d’emblée le suspens philosophique du livre : si les rapports d’annexion ou d’inclusion se trouvent a priori exclus, mais si d’autre part il existe bien un rapport entre philosophie et art, alors il est évident que le seul rapport pensable sera un rapport de juxtaposition, et c’est précisément le résultat auquel Thomas-Fogiel parviendra quelque 350 pages plus tard. Cela signifie donc que c’est moins le résultat que propose Thomas-Fogiel qui importe, tant les présupposés de l’ouvrage y mènent inéluctablement, que la manière et les arguments qui seront développés pour y parvenir qui retiennent l’attention.

A : Un ouvrage d’histoire de la philosophie

La première chose qui frappe dans l’étude d’Isabelle Thomas Fogiel est la relative absence de références artistiques ; certes, ce constat pourrait sembler excessif, car nous trouvons quelques développements consacrés à Fra Angelico, Kandinsky, Turell, Monet, ou des analyses d’un roman de Marc Petit, mais pour l’essentiel, l’ouvrage demeure dominé par des références philosophiques balayant tout le champ de la philosophie moderne, de Descartes à Goodman. Cela pose inévitablement problème : de quoi Isabelle Thomas-Fogiel parle-t-elle ? Quel est l’objet de sa pensée ? Il semble que ce livre soit conçu comme une glose consacrée à la philosophie de l’art, à ce que les philosophes ont dit de l’art, plus qu’il ne cherche à affronter l’art pour lui-même ; significativement, les passages où Fra Angelico est abordé, reprennent intégralement les résultats de Didi-Huberman dans son Fra Angelico2 qui sont explicitement d’ordre philosophique ou théologique, tandis que Kandinsky est au fond ramené à l’ordre théorique, dans son rapport à la représentation. Le rapport à l’art est ici d’ordre spécifiquement philosophique, et il s’agit moins de se laisser surprendre par la beauté d’une œuvre qu’il ne convient de comprendre philosophiquement ce que l’art a à dire de la représentation. A cet égard, Mme Thomas-Fogiel poursuit sa belle réflexion sur le problème de la représentation et la nécessité de son dépassement, et l’art se trouve au fond ici interrogé comme cela même qui pourrait constituer une des modalités d’un tel dépassement. Il ne faut donc pas s’attendre à découvrir de nouvelles analyses sur telle œuvre d’art – à l’exception peut-être du roman de Marc Petit – et l’on peut être quelque peu déçu par la reprise d’analyses déjà célèbres des peintres évoqués, qui ne dévoilent rien de véritablement nouveau car l’art n’est pas réellement pensé pour lui-même, mais il se trouve constamment ramené à une problématique philosophique, que domine la question de la représentation.

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Philosophiquement, Mme Thomas-Fogiel convoque toute l’histoire de la philosophie moderne et contemporaine, de Descartes à Jean-Luc Marion, et cela peut parfois donner une impression doxographique excessive ; ainsi, et parmi bien d’autres, la page 65, pourtant insérée dans un chapitre consacré à Merleau-Ponty, aborde-t-elle Kant, Merleau-Ponty, Emmanuel de Saint-Aubert, Hegel, Fontanier et Kepler, soit six auteurs en une seule page. De là de temps à autre non seulement l’impression doxographique que j’évoquais à l’instant, mais aussi une impression – plus rare certes – de survol de certaines références, qui viennent étayer un texte qui pourrait fort bien s’en passer. On en vient parfois à se demander ce qu’il y a de vraiment personnel dans ce livre, sinon l’ordre retenu des références citées. La question même qui guide l’ouvrage est reprise de Goodman, dans sa fameuse interrogation consistant à substituer « quand y a-t-il de l’art » à « qu’est-ce que l’art ? ». Tout se passe donc au fond comme si Isabelle Thomas Fogiel reprenait la question de Goodman « quand y a-t-il de l’art » et la posait à la quasi-totalité des philosophes modernes et contemporains ayant affronté un tant soit peu la question de l’art ; il s’agit donc d’un livre d’histoire de la philosophie, au sens noble du terme, et bien qu’une thèse personnelle parcoure ce dernier, il n’en demeure pas moins que nous avons d’abord affaire à un questionnement historiquement situé des rapports entre l’art et la philosophie.

Un dernier point d’ordre méthodologique mérite d’être signalé : Isabelle Thomas-Fogiel fait souvent appel à des commentaires des œuvres cités, mais il est amusant de constater que chaque auteur n’est lu qu’à travers un seul commentaire : ainsi Merleau-Ponty est-il lu à travers les travaux d’Emmanuel de Saint Aubert, Fra Angelico se trouve ramené à la lecture de Didi-Huberman, Kandinsky à celle de Michel Henry, Faulkner à celle de Claude Romano, Russell à Philippe de Rouilhan, et ainsi de suite. Cela culmine avec Russell, où au fond il est plus question de la lecture qu’a faite Philippe de Rouilhan de Russell que de Russell lui-même, et cela confère parfois à l’ouvrage une dimension trouble : l’unicité du commentateur retenu confère à ce dernier un rôle parfois envahissant, et l’on en vient à se demander si l’interlocuteur réel ne serait pas le commentateur davantage que le commenté ; mais en même temps, cette unicité semble témoigner d’un refus de sombrer dans le commentarisme, ce qui rend d’autant plus incompréhensible la prise d’ascendant du commentateur sur le commenté, particulièrement dans les cas de Russell, Merleau-Ponty et Faulkner.

B : Quelle relation entre l’art et la philosophie ?

Je l’ai dit dès l’introduction, le refus introductif de Thomas-Fogiel de penser l’art et la philosophie sous le régime de l’annexion tout en ménageant une nécessité de la relation amène la thèse du livre de manière inéluctable à un rapport de juxtaposition. Toutefois, ce rapport de juxtaposition doit être construit malgré sa nécessité logique si l’on admet les présupposés de l’ouvrage, et pour ce faire il convient de créer les conditions de possibilité de ce que Thomas-Fogiel appelle une « topologie » ; en effet, juxtaposer l’art et la philosophie, cela suppose au préalable qu’existe une sorte de cartographie sur laquelle pourraient prendre place, côte à côte, art et philosophie, et c’est donc à cette première tâche que s’attelle Mme Thomas-Fogiel. Cette dernière interroge donc la nature de la relation possible, et procède à une série d’exclusions : la relation dialectique, la relation comme ressemblances de famille, qui subit d’ailleurs une violente critique, se trouvent éliminées au profit de la coexistence spatiale présentée comme seul mode possible de la relation recherchée ; la topologie revêt de ce fait le caractère de solution provisoire à cette relation tant désirée. « En un mot, la topologie propose des concepts précis qui permettent de penser les différents types de mises en relation dans l’espace ou, plus précis »ment encore, la topologie confère un sens conceptuel à des notions intuitives comme celles de continuité, voisinage, limite, mais aussi les notions d’ « ouvert », de « fermé », de « convergence » ou de « connexité ». »3 Mais encore faut-il que cette topologie ne sombre pas à nouveau dans la représentation, que cette topologie ne pose pas un sujet face à un objet qui reconduirait le geste même de la représentation que Thomas-Fogiel s’était employé à déconstruire dans Critique de la représentation.

Quelle forme de topologie faut-il alors retenir ? Retenant des analyses de Saint-Aubert sur Merleau-Ponty la notion d’ « empiètement », Thomas-Fogiel propose de ramener la topologie à cet empiètement merleau-pontien. Le sujet est lui-même monde, il est fait de la même chair que le monde, cette chair de mon corps reflète le monde, le monde reflète ma chair et empiète sur elle. Monde et corps sont une seule entité : ce n’est plus une substance pensante face à une substance étendue, c’est un même continuum. Puis, poussant à leurs limites les conséquences de l’empiètement, Thomas-Fogiel propose d’adopter le concept de « pli », formulé par Deleuze, pour qualifier précisément ce qu’il faut entendre par cet empiètement : « insertion sans dissolution car le pli comme « tissu de possibilités qui referme le visible extérieur sur le corps voyant maintient en eux un certain écart ». « Dire que je suis un pli du monde, c’est dire que je ne suis pas un intérieur face à un extérieur (le tableau, l’objet), mais bel et bien une même surface réversible. »4 Cette émergence de la topologie signe du même geste le primat de rapports spatiaux dans l’économie de la problématique, et montre l’infériorité de rapports temporels entre l’art et la philosophie décrits comme aporétiques ; pour le dire clairement, le principal ennemi de la compréhension des rapports entre art et philosophie ici proposés est la réduction temporelle, et la quête d’une temporalité originaire : rien ne saurait être plus ruineux pour la thèse que cette réduction temporelle qui dissimule la spatialisation à venir des rapports et un tel échec est illustré par l’ouvrage de Claude Romano consacré à Faulkner5, où Romano, parce qu’il ne pense pas la spatialisation conduit au fond à l’indistinction de la philosophie et de l’art : Faulkner est phénoménologue, tout comme Romano devient critique littéraire, faute d’avoir spatialisé donc différencié les concepts. Nous nous trouvons ainsi « dans la plus grande indistinction des domaines, laquelle, loin de montrer le respect de la philosophie pour la littérature, signe plutôt l’inclusion de la philosophie dans la littérature, illustrant ainsi une des figures de l’annexion thématisée plus haut. »6

Il faut ici marquer une pause : il est d’une certaine manière normale que, eu égard à sa propre thèse, Mme Thomas-Fogiel reproche à Romano une telle indistinction, puisque la possibilité même que Faulkner pût être phénoménologue reviendrait à ruiner toute la thèse de l’ouvrage d’Isabelle Thomas-Fogiel ; contrer la légitimité même de l’entreprise de Romano revient donc pour Thomas-Fogiel à proposer une immunité à sa propre thèse : toutefois, et cela me semble intellectuellement ennuyeux, le livre de Romano n’est en rien contredit à partir de lui-même, mais bien plutôt à partir de présupposés qui ne sont pas les siens, ce qui ne montre qu’une chose, à savoir que la possibilité d’un ouvrage comme celui de Romano est niée dans l’optique de Mme Thomas-Fogiel : en fait, si on admet la thèse de cette dernière, on ne comprend même plus comment Romano a pu écrire son ouvrage, comment la possibilité même de con-fondre ces deux domaines a pu jaillir. Mme Thomas-Fogiel parle d’un « échec » à plusieurs reprises, pour qualifier l’entreprise de Romano sous prétexte que cette dernière ne permettrait pas de discriminer art et philosophie : mais cet échec n’est évidemment pas un échec objectif, il n’est un échec que pour qui admet les présupposés de Mme Thomas-Fogiel.

C : Dé-figurer et illimiter

La deuxième partie de l’ouvrage va avoir pour objet d’expérimenter les résultats de la première : que signifie concrètement cette relation spatiale de juxtaposition de l’art et de la philosophie ? Isabelle Thomas-Fogiel va proposer une idée extrêmement intéressante, consistant à combiner Fichte et Didi-Huberman, l’illimitation de la limite et la défiguration afin de proposer ce résultat extrêmement pertinent : « La vague figure dirait moins la destruction que la défiguration de la figure. En ce sens, la vague figure travaillerait à étendre la limite initiale, à la reculer, à la repousser jusqu’à la rendre à peine discernable. Dès lors, si la figure est limitation de l’illimité, la vague figure peut apparaître comme illimitation du limité. »7 Nous trouverons là beaucoup d’analyses de Didi-Huberman consacrées à Fra Angelico, ou de développements centrés autour d’œuvres picturales qui mettent en crise l’idée même de délimitation : le flou et le vague introduiraient ainsi au cœur même de l’œuvre le détonateur faisant exploser l’idée même de limite, de sorte que la défiguration au sens de Didi-Huberman rejoindrait l’illimitation de la limite fichtéenne. Et le résultat de tout cela, ce serait le sublime kantien qui est « mise en cause de la figure, il est sinon présentation de l’imprésentable, à tout le moins, selon la juste expression de Lyotard : présentation qu’il y a de l’imprésentable. Le sublime est donc le moment où la figuration ne peut plus penser ce qui est, le moment où, comme dans l’œuvre de Fra Angelico, le peintre, parce qu’il a pour tâche de penser l’infini dans le fini, ne peut plus avoir recours à la figure mais doit procéder à sa mise en question. »8

Dès lors, si l’on admet ces résultats, il convient de renoncer à toute œuvre de type figuratif, ou plutôt il convient de renoncer à l’idée que le contenu de l’œuvre se réduit à la figure ; Kandinsky permet de penser cette crise introduite au cœur même de l’œuvre, en réduisant celle-ci à ses trois composantes minimales : le point, la ligne et le plan. « Cette conception originale d’une liaison dynamique ou dialectique attente à l’ordre de la représentation de manière plus radicale encore que précédemment. »9 Cela signifie une chose bien précise, à savoir que le tableau ne renvoie plus à un contenu objectif qu’il s’agirait de représenter, mais il renvoie désormais à lui-même, à une sorte de présentation originaire, qui s’affranchirait de tout impératif de renvoi à une extériorité re-présentée une seconde fois dans l’œuvre. Son unique finalité semble être l’autoréflexivité. »10 Nous retrouvons là en outre les belles analyses de Thomas-Fogiel déjà proposées dans Référence et auto-référence11.

Cette thèse de Thomas-Fogiel, quoique certainement très vraie dans le cas de Kandinsky, est toutefois hautement problématique car inductive à un degré pratiquement insoutenable : il est évident que si Kandinsky est ici convoqué, ce n’est pas pour lui-même, mais pour permettre de parvenir à une appréhension conceptuelle de l’art satisfaisante ; le problème est qu’en réalité, à aucun moment Thomas-Fogiel ne montre que les auteurs qu’elle étudie désignent la totalité du geste artistique : autant nous pouvons admettre sans difficultés les analyses consacrées à Fra Angelico, à Monet ou à Kandinsky, autant il semble infiniment plus délicat d’en déduire qu’il s’agit là du geste même de l’art en général. Que vaudraient les analyses de Thomas-Fogiel pour un peintre comme David, comme Ingres, ou comme Léonard ? Il me semble extrêmement délicat de passer ainsi de l’analyse d’un ou deux peintres à l’art en général, comme si le caractère d’une ou deux œuvres permettait soudainement de décider de la redoutable question : quand y a-t-il de l’art ? Cela conduit du reste Mme Thomas-Fogiel à proposer un certain nombre d’énoncés à visée généraliste, alors même qu’ils sont extrêmement souvent contredits par les faits ; ainsi propose-t-elle de distinguer l’art de la philosophie par la possibilité de corriger la philosophie pour une erreur conceptuelle tandis que l’art, lui, ne saurait être corrigé, ni même amendé. « Nul n’a jamais « d’autorité » et en vertu même des exigences du peintre, corrigé son tableau, ni remplacé dans tel poème un mot par un autre. »12 Cette déclaration est extrêmement stupéfiante : il suffit de penser à la chapelle Sixtine où les nus de Michel-Ange furent nantis de ces fameuses Braghettone, « corrigeant » au sens fort du terme l’œuvre du génie florentin. Il n’est qu’à penser également aux ateliers florentins où les maîtres corrigeaient les ébauches des apprentis, ou même au requiem de Mozart dont on sait aujourd’hui qu’il fut très largement amendé par un autre que Mozart…

D : Une critique sans appel de l’appel

La partie la plus réussie de l’ouvrage est celle consacrée à une lecture critique de la notion d’ « appel », souvent proposée dans la phénoménologie française contemporaine, sous l’impulsion d’une certaine forme du (trop) fameux tournant théologique de ladite phénoménologie. Illimiter la limite, comme le demandait la partie précédente, c’est au fond peut-être accueillir autrui, faire éclater les bornes de la représentation pour y faire venir cela même qui les excède infiniment : autrui, le visage, etc. Dans ces conditions, il serait tentant d’associer à ce geste la notion d’appel qui, précisément, semble « appeler » à un dépassement de la représentation, tant recherché par Mme Thomas-Fogiel : mais cette dernière va développer une critique à mes yeux extrêmement pertinente d’un tel thème, sur un mode original et singulier, probablement plus pertinent que les habituelles critiques initiées par Janicaud, déplorant l’impossibilité phénoménalité des phénomènes qui y sont associés.

Thomas-Fogiel propose d’abord de reprendre le sens que Marion donne à cet appel dans une formule frappante : je suis celui à qui et non celui qui, c’est-à-dire que l’ego se vit comme un datif et non comme un nominatif. « L’appel est en fait convocation qui signifie précisément vocation subie. »13 C’est précisément sur cette dimension de soumission qu’implique l’appel que Thomas-Fogiel va faire porter ses critiques les plus pertinentes. Etre appelé, ce n’est pas faire preuve d’une réponse active, c’est au contraire se laisser emporter par le joug de la soumission et ce n’est pas un hasard si, comme le rappelle Thomas-Fogiel dans une remarque extrêmement judicieuse, la figure du prophète est choisie aussi bien par Marion, Levinas que Henry pour penser cet Appel. Le spectateur est-il donc face au tableau tel le Prophète face à Dieu, c’est-à-dire tel cet homme soumis à une volonté extérieure qui l’écrase ? La réponse de Thomas-Fogiel est sans ambiguïtés : « N’est-ce pas en effet ma liberté de répondre ou non à l’invite qui est requise dans le concept d’adresse, qui, sans cette clause de consentement libre, se transformerait soit en concept de cause ,dont je deviendrais l’effet mécanique, soit en Dieu transcendant, dont je ferais l’expérience par la « terreur sacrée » ? »14 L’appel sans liberté, sans décision subjective, voilà qui ne saurait être admis pour penser le lieu artistique, et d’excellents développements consacrés à l’analyse que Marion a faite d’un tableau du Caravage sont proposés : Marion lit en effet dans L’inspiration de Saint Mathieu la surprise de Mathieu comme étant une capture, une emprise, voire une possession : mais, remarque à juste titre Thomas-Fogiel, rien dans le tableau ne permet de parler d’une telle emprise, d’une telle soumission sinon l’idéologie véhiculée par l’Appel. D’où la conclusion, sans appel si j’ose dire : « Cette analyse nous montre combien la détermination phénoménologique de l’appel ne peut rendre compte de la relation d’adresse qui s’instaure avec l’œuvre d’art. »15

E : Originalités du renversement de la représentation

L’ouvrage se poursuit par une relecture fort intéressante des analyses de Louis Marin, achevant de détruire l’idée même de représentation : représentable et irreprésentable apparaissent ainsi solidairement unis comme le visible et l’invisible merleau-pontiens, de sorte que « La sortie hors de la représentation est ce qui fait apparaître la représentation comme représentation, et donc ce qui la constitue. »16 Mais là où Thomas-Fogiel apparaît une de fois de plus originale, c’est lorsqu’elle pense les modalités de ce renversement de la représentation : il ne s’agit pas de reconduire comme valables les analyses heideggériennes, et de s’en prendre avec facilité à une métaphysique dominée par une représentation qu’il s’agirait de renverser. L’accomplissement philosophique, pour le dire autrement, ne s’épuise pas dans un renversement de la subjectivité, tout aussi mécanique que saturé de facilités ; non, il convient bien au contraire d’intégrer la représentation afin d’en montrer l’insuffisance, afin d’en révéler la solidarité profonde avec son inverse, et non de se contenter de la renverser. C’est ce que Louis Marin a permis de comprendre, assure Thomas-Fogiel, et nous la suivons bien volontiers sur ce point essentiel. « Plutôt que de faire de l’histoire de la philosophie ce repoussoir qu’il faudrait à tout prix inverser, il l’intègre et permet de penser ensemble à la fois le sujet représentant de la deuxième Méditation, et celui de la troisième qui éprouve l’irreprésentable par l’admiration. »17

Thomas-Fogiel reprend ainsi le concept de « nouage » à Marin pour penser les relations entre art et philosophie ; mais il demeure une objection qu’elle se fait à elle-même, et dont la teneur paraît intéressante : que faire de certains auteurs philosophiques dont l’écriture elle-même semble tendre vers la recherche esthétique ? Que faire, pour le dire clairement, de Levinas ? Levinas ne constitue-t-il pas un contre-exemple de ce « nouage » qui viendrait ruiner toute l’entreprise ? La seule possibilité consiste en fait à extraire Levinas d’une visée artistique, afin de le ramener au concept, et au concept seul, ce que Thomas-Fogiel cherche évidemment à faire en affirmant que « son écriture n’est pas stricto sensu littéraire, mais religieuse. »18 Et cette écriture religieuse produirait le leurre d’une écriture littéraire, dissimulant le travail du concept dont témoigne in fine la prétention à la vérité que développe son œuvre. On peut demeurer sceptique quant aux résultats apportés, car affirmer que la prétention à dire la vérité discrimine l’art de la philosophie repose sur un présupposé discutable ; néanmoins, il faut rendre ici hommage à l’honnêteté de l’entreprise qui cherche à falsifier au sens de Popper sa propre démarche et ses propres résultats.

La philosophie se laisse donc appréhender comme un discours dont la prétention essentielle est celle d’une production d’une vérité universelle. La philosophie, « c’est un discours qui se veut universel, même s’il requiert d’être singularisé par le lecteur ; en ce sens, le processus d’universalisation est inverse de celui de l’art ; il s’agit de partir – ou de prétendre partir – de l’universel pour que le lecteur le singularise (se l’approprie) en « performant » la démonstration. »19 La philosophie entretient avec l’art un rapport de nouage, et non d’inclusion, car si l’universel est recherché dans les deux cas, l’art demeure conçu comme de l’ordre de l’affect et non du concept, où la représentation se trouve dépassée par le dépassement de l’œuvre : ne plus avoir à représenter, c’est ne plus avoir à dénoter et ce, afin de parvenir à l’expression pure qui s’avère seule capable de passer outre la représentation, en brisant le rapport de l’oeuvre à une extériorité aliénante. Toutefois, certaines thèses de cet ouvrage demeurent assez obscures : si l’art désigne cela même qui dépasse la représentation et la dénotation, ne rejoint-il pas alors le geste même de la philosophie telle que Thomas-Fogiel la souhaite par son éloge répété de Fichte dépassant, lui aussi, la représentation grâce à la réflexion, mouvement que Thomas-Fogiel prête à l’art lorsque ce dernier désigne un procès de rapport à soi ? En outre, si l’art se présente comme affect, et si l’écriture de Levinas nous apparaît aussi comme tel – bien qu’elle ne le soit pas réellement – en quoi l’écriture de Levinas se distingue-t-elle, d’un point de vue phénoménal, de l’art ? Si l’écriture lévinassienne apparaît bien comme affect, bien que le concept la travaille secrètement, il n’en demeure pas moins que nous nous rapportons immédiatement à cette écriture comme étant d’ordre esthétique, d’où la nécessité de pratiquer une investigation serrée de sa profondeur pour y déceler une prétention conceptuelle, si bien que Levinas pourrait apparaître in fine comme un contre-exemple réel.

Là où Thomas-Fogiel excelle, ce n’est au fond pas lorsqu’elle reproduit les analyses déjà faites de Didi-Huberman ou d’autres, mais bien lorsqu’elle s’attaque à des problèmes contemporains, par exemple l’Appel phénoménologique thématisé par les phénoménologues français, ou lorsqu’elle examine les thèses de Louis Marin, réhabilitant la teneur hautement philosophique de la pensée de ce dernier. C’est donc un ouvrage plutôt inégal, parfois trop doxographique, parfois prévisible, mais qui ouvre des réflexions parfois inédites, et qui a le mérite de tenir de bout en bout une thèse forte, la juxtaposition topographique de l’art et de la philosophie, le « nouage » de ces deux domaines, toujours noués, jamais confondus.

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  1. cf. Isabelle Thomas-Fogiel, Critique de la représentation, Etude sur Fichte, Vrin 2000
  2. cf. Georges Didi-Huberman, Fra Angelico, Dissemblance et figuration, Champs Flammarion, 1995
  3. Isabelle Thomas-Fogiel, Le concept et le lieu, Figures de la relation entre art et philosophie, Cerf, 2008, p. 39
  4. Ibid. p. 56
  5. cf. Claude Romano, Le chant de la vie, Phénoménologie de Faulkner, Gallimard, 2005
  6. Ibid. p. 78
  7. Ibid. p. 87
  8. Ibid. p. 96
  9. Ibid. p. 117
  10. Ibid. p. 119
  11. cf. Isabelle Thomas-Fogiel, Référence et auto-référence, étude sur la mort de la philosophie, Vrin, 2006
  12. Ibid. p. 135
  13. Ibid. p. 219
  14. Ibid. p. 225
  15. Ibid. p. 231
  16. Ibid. p. 311
  17. Ibid. p. 317
  18. Ibid. p. 346
  19. Ibid. pp. 358-359
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Ancien élève de l’ENS Lyon, agrégé et docteur en Philosophie, Thibaut Gress est professeur de Philosophie en Première Supérieure au lycée Blomet. Spécialiste de Descartes, il a publié Apprendre à philosopher avec Descartes (Ellipses), Descartes et la précarité du monde (CNRS-Editions), Descartes, admiration et sensibilité (PUF), Leçons sur les Méditations Métaphysiques (Ellipses) ainsi que le Dictionnaire Descartes (Ellipses). Il a également dirigé un collectif, Cheminer avec Descartes (Classiques Garnier). Il est par ailleurs l’auteur d’une étude de philosophie de l’art consacrée à la peinture renaissante italienne, L’œil et l’intelligible (Kimé), et a publié avec Paul Mirault une histoire des intelligences extraterrestres en philosophie, La philosophie au risque de l’intelligence extraterrestre (Vrin). Enfin, il a publié six volumes de balades philosophiques sur les traces des philosophes à Paris, Balades philosophiques (Ipagine).